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ELITE RELIGIEUSE POUR PAYS SÉCULARISÉ

Le paradoxe principal du système néerlandais contemporain est qu’il est resté longtemps compartimenté, alors qu’il devait représenter une population largement décompartimentée, voire complètement sécularisée. Cohabitent ainsi des structures purement compartimentées (les partis politiques chrétiens tels le CDA et les fondamentalistes du klein rechts, mais aussi les compagnies d’émissions radiophoniques et de télévision et les très nombreux hôpitaux et établissements scolaires confessionnels) et d’autres, sécularisées (PvdA, VVD, GroenLinks, D66 et SP pour les partis, certains réseaux médiatiques et des institutions de ‘bien-être’

complètement neutres), sans que cela puisse a priori s’expliquer par autre chose que des raisons historiques et idéologiques. C’est vers le début des années quatre-vingt, au moment où le fossé entre une classe politique compartimentée et un électorat sécularisé apparaît, que surgit une idéologie qui peut réconcilier tout le monde : le multiculturalisme. Le politologue néerlandais André Krouwel81 pense que le multiculturalisme à la néerlandaise a été forgé par une élite cherchant à justifier ses privilèges (avant tout, les chrétiens-démocrates, éternellement au centre des coalitions malgré leurs pertes électorales régulières).

L’idée multiculturelle, avancée tout d’abord dans quelques rapports officiels (en particulier le rapport sur les minorités : la fameuse Minderhedennota de 1983 qui suit le rapport du WWR de 1979 sur les minorités ethniques), est très vite devenue l’idéologie officielle du royaume.

En effet, les idées libertaires et libertariennes développées à la fin des années soixante et mises en pratique par de nombreux Néerlandais, en particulier à Amsterdam, n’ont pas affecté tous les politiques haguenois, dont beaucoup sont restés largement influencés par les normes

80 Bien souvent on assiste au remplacement de “multiculturel” par “multi-ethnique”, changement qui bien sûr gomme toute référence aux genres, pourtant a priori essentielle si le but ultime est l’émancipation de tous.

81 2001*.

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morales démocrate-chrétiennes. Par contre, parmi certaines idées qui y sont rattachées, celle de l’égalité entre les différentes cultures (c’est-à-dire entre les cultures néerlandaises et les cultures des immigrés/allochtones) a été mise en avant par l’élite politique. L’idée essentielle est que toutes les minorités peuvent atteindre l’émancipation tout en gardant leurs spécificités culturelles.

Baukje Prins82 décrit avec beaucoup d’ironie ce processus de construction identitaire au sein de la communauté scientifique néerlandaise. Cela commence avec l’utilisation du mot

« allochtone »83, popularisée par la célèbre sociologue néerlandaise Hilda Verwey-Jonker en 197184, ce qui rend les immigrés intellectuellement présentables (le même processus sémantique peut être retrouvé en France à la même époque). Il est suivi par un étrange débat sur le racisme, lancé par la publication de l’ouvrage de Philomena Essed85, dans laquelle elle a cherché à montrer que les Néerlandais sont bien plus racistes qu’ils ne le croient. Malgré la parution en 1986 du livre de Herman Vuijsje, dans lequel il révèle que la gêne des Néerlandais sur la question identitaire et ethnique se fonde sur le sentiment de culpabilité généré par le grand nombre de juifs néerlandais livrés aux Allemands pendant l’occupation nazie, seuls quelques personnages se risquent à critiquer le multiculturalisme86. Le multiculturalisme est loin de déplaire aux élites religieuses, qui semblent voir ainsi une belle occasion de justifier leur position privilégiée au sein des différentes administrations, et en tant que partenaire inévitable de toute coalition gouvernementale. A leurs yeux, même si leur support électoral n’est plus ce qu’il était, leur présence au sein des cercles décisionnaires est presque une obligation découlant de la logique multiculturelle.

Les débats concernant d’autres minorités, particulièrement religieuses et sexuelles, que nous allons étudier dans les chapitres suivants, montrent clairement les limites des bonnes intentions des groupes qui se clament tolérants, et qui au nom de cette tolérance demandent un respect particulier : dans le cas du multiculturalisme, il semble qu’il s’agisse parfois d’une idéologie tolérante instrumentalisée par les groupes politiques non-sécularisés pour légitimer leur mainmise sur la politique nationale.

DE LA PROFONDEUR DU MULTICULTURALISME NÉERLANDAIS

Le multiculturalisme est un mot qui est très souvent utilisé aux Pays-Bas : le terme ‘société multiculturelle’ (multiculturele samenleving) est utilisé sans discernement et sans que son contenu réel ne soit clairement identifiable. Le concept et le terme s’y rapportant ont été importés des États-Unis sans que son sens originel ne soit toujours maîtrisé. Il existe de nombreux ouvrages néerlandais sur le sujet87, mais plutôt que d’analyser en détail les nombreuses réflexions néerlandocentrées, une comparaison avec le débat américain permet d’éclairer le sujet.

Le multiculturalisme est proposé à l’origine en 1924 par le philosophe américain d’origine allemande Horace Kallen, dans le but de lutter contre l’américanisation forcée des immigrés européens. Pour lui, la force de l’idée multiculturelle tient à ses fondements mêmes : l’idéologie des Droits de l’Homme, et dans le cas américain, dans la Déclaration d’indépendance qui postule l’égalité de tous les hommes. Non content de dénoncer les méfaits ethnocidaires des vagues d’américanisation et l’hystérie xénophobe de ses compatriotes, il

82 2000.

83 Allochtoon, pl. allochtonen.

84 Prins 2000 : 12

85 1984.

86 Prins 2000 : 26 et suiv.

87 Une recherche simple parmi les ouvrages de l’Université d’Amsterdam avec la racine ‘multicult-‘

donne 90 ouvrages en néerlandais, contre 154 en anglais, ce qui est énorme vu le faible poids démographique et linguistique du pays, surtout quand on songe aux nombreux ouvrages écrits en anglais par des Néerlandais !

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entend montrer en quoi l’idéologie du ‘melting pot’ procède d’un racisme profond contraire aux idées des fondateurs des États-Unis. Le concept de ‘melting pot’ introduit par Zangwill en 190888 sous-entend en effet une assimilation culturelle et ethnique dans la culture dominante anglo-saxonne, à laquelle Kallen dénie justement le statut de culture américaine unique. Si tous les hommes sont égaux, il ne voit pas pourquoi certains devraient imposer leur culture aux autres, alors même que les Etats-Unis se sont construits à partir de nombreuses cultures, pas uniquement européennes, et encore moins anglo-saxonnes89.

Cette idée d’égalité des cultures est reprise dans la version néerlandaise du multiculturalisme, sans pour autant aller vers certains excès américains, comme le relativisme culturel absolu.

Cependant, on peut se demander si cette égalité affichée entre les différentes cultures n’est pas une manière de ne pas chercher à intégrer les allochtones : l’idée d’une culture néerlandaise universaliste paraît très étrange à de nombreux Néerlandais. Soit on est complètement néerlandais (et blanc), soit on ne l’est pas du tout, et le multiculturalisme représente une cohabitation entre les Néerlandais (blancs) et les allochtones gardant leur propre culture, mais en aucune manière un choix identitaire volontaire et personnel.

Une faiblesse du multiculturalisme originel tel qu’il a pu être présenté par Kallen90 est d’ailleurs l’essentialisation des appartenances ethniques et le manque de réflexion sur les choix personnels d’identité et la mixité raciale, culturelle et ethnique. Cette faiblesse est partagée par le multiculturalisme néerlandais, qui essentialise aussi les communautés ethniques et religieuses : loin d’offrir une vision dynamique et émancipatrice des appartenances culturelles, elle fige les populations, ce qui mène doucement vers une forme de séparatisme social et ethnique. Soit on est Néerlandais, soit on est Marocain ou Turc, avec les facilités culturelles et religieuses qui y sont associées, mais rien n’incite à des choix plus subtils ou à des mélanges inédits. La remise en cause de la domination anglo-saxonne par Kallen ne semble pas avoir été utilisée par les importateurs néerlandais de la doctrine multiculturelle: il est difficile de trouver une remise en question efficace de la néerlanditude et de son association à une culture dominante blanche et chrétienne. Peut-on alors vraiment parler de multiculturalisme?

→ Le multiculturalisme néerlandais originel, sous des dehors égalitaristes, peut parfois ressembler à du séparatisme entre Néerlandais et allochtones, à travers une essentialisation des identités et une séparation entre un pays polyculturel de fait et une culture néerlandaise homogène et rétive au mélange. Ces particularités expliquent en partie la vague séculière de 1994 menant à une dé-ethicisation de l’État, mais aussi les critiques des libéraux.

LA RÉALISATION DU MULTICULTURALISME PAR SON DÉPASSEMENT : L’UNIVERSALISME MULTICULTUREL

Les premières critiques du multiculturalisme ont été entendues grâce à la vague séculière de 1994 et la remise en cause des privilèges des chrétiens aux Pays-Bas. Un changement important dans la nature des coalitions s’est en effet opéré depuis 1994, avec l’union entre les libéraux du VVD et les travaillistes du PvdA, qui a donné la coalition violette (Paars). Ces deux partis, alliés au D66, sont coalisés pour exclure le CDA. La stratégie d'opposition a été affaiblie, les sujets unissant VVD et PvdA étant plus nombreux et surtout leur commune opposition au CDA, sa présence discontinue au gouvernement depuis la guerre et sa politique familiale trop conservatrice ayant aidé cette union. Cette exclusion du CDA a par ailleurs eu de nombreuses conséquences politiques, à commencer par une libéralisation et

dé-88 Lacorne 1997 : 193.

89 Les travaux de Kymlicka ou Taylar se situent clairement dans cette lignée : voir le chapitre 1.

90 Lacorne 1997 : 268.

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moralisation des normes sociales, ce qui a pu mener par exemple, nous le verrons dans les chapitres suivants, à l’accès au mariage et à l’adoption pour les couples du même sexe.

Ce changement n’est peut-être pas fondamental sur tous les sujets, puisque la dernière coalition incluant le CDA, avant 1994, avait déjà envisagé d’aborder certains points sensibles, comme la question des couples du même sexe, mais du point de vue plus général, il marque le début d’une ère beaucoup plus libertarienne. Cette période s’est illustrée par de grandes avancées sur des thèmes qui mettent mal à l’aise les plus religieux, comme l’ouverture du mariage et de l’adoption aux couples homosexuels, une politique de la drogue plus pragmatique, ou la légalisation de la prostitution et de l’euthanasie, c’est-à-dire par la mise en pratique de la théorie multiculturelle : neutralité réelle de l’appareil étatique vis-à-vis des identités sexuelles, religieuses et morales, et prise de distance vis-à-vis des morales chrétienne et néerlandaise ethnique.

Après une utilisation du multiculturalisme par les minorités religieuses au pouvoir pour résister au mouvement de sécularisation de la société, l’arrivée au pouvoir d’une coalition séculière a paradoxalement permis de réaliser l’esprit du multiculturalisme : la domination ethnique et religieuse de certains groupes autochtones a été relativisée par la mise en place d’une culture politique plus libertaire. Aussi paradoxal que cela paraisse, le multiculturalisme tant célébré depuis le début des années quatre-vingt n’a jamais été autant en voie de réalisation que dans son dépassement, à travers ce qu’on pourrait nommer « l’universalisme multiculturel »91. La vague libertaire enclenchée par les deux coalitions violettes a finalement permis une grande ouverture culturelle et politique que la droite chrétienne avait alors empêché par sa présence.

→ L’exclusion des chrétiens des coalitions gouvernementales ‘violettes’ a paradoxalement favorisé un approfondissement du multiculturalisme, en particulier à travers une déchristianisation et une dé-ethnicisation de la politique néerlandaise et de l’appareil d’État, c’est à dire la mise en place d’un universalisme multiculturel. Cependant les faiblesses du modèle multiculturel à la néerlandaise ont engendré des critiques bien plus radicales, menées en particulier par les libéraux.