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Présence somatique et effacement ritualisé des corps

Outre la mesure quantitative de la présence des minorités au Parlement, une mesure qualitative de cette présence, à travers l’analyse de la présence somatique, peut révéler des choses surprenantes. Après avoir rappelé quelques hypothèses théoriques sur le rapport au corps, nous essayerons de les appliquer aux membres minoritaires du parlement néerlandais.

THÉORIES DE L’EFFACEMENT DES CORPS

L’anthropologie moderne du rapport au corps avance de nombreux concepts théoriques qui peuvent se voir illustrer très clairement au quotidien, surtout en politique où le corps et l’image sont, en sus de la parole, un support important des messages politiques. Pour l’anthropologue David Le Breton, l’effacement des corps est la condition d’intégration et de participation sociale en Occident :

La socialisation des manifestations corporelles se fait sous les auspices du refoulement. Au regard d’autres sociétés plus hospitalières du corps, on peut dire que la socialité occidentale repose sur l’effacement du corps, sur une symbolisation particulière de ses mises en jeu, se traduisant par la mise à distance. 22

Le corps est ainsi, tout en étant “absent”, ou tout du moins aussi effacé que possible, le support des interactions sociales:

La symbolique qui imprègne le corps donne au sujet les moyens d’une occultation optimale de cette réalité ambiguë à laquelle il est lié. Le corps est le présent-absent, à la fois pivot de l’insertion de l’homme dans le tissu de monde et support sine qua non de toutes les pratiques sociales, il n’existe à la conscience du sujet que dans les seuls moments où il cesse de remplir ses fonctions habituelles, lorsque la routine de la vie quotidienne disparaît ou lorsque se rompt « le silence des organes ». 23

Le corps doit passer inaperçu dans l’échange entre les acteurs, même si la situation implique pourtant sa mise en évidence. Il doit se résorber dans les codes en vigueur et chacun doit pouvoir retrouver chez ses interlocuteurs, comme dans un miroir, ses propres attitudes corporelles et une image qui ne le surprenne pas. C’est en ce sens que celui qui ne joue pas le jeu, délibérément ou à son insu, provoque une gêne profonde. 24

Qui ne peut et ne veut pas respecter ce rituel d’effacement des corps est stigmatisé et est rejeté par les autres. L’individu stigmatisé est rejeté25, en partie parce qu’il rappelle à tous la fragilité des procédures d’effacement corporel. Les limites symboliques entre les groupes dominants et dominés, acceptés ou rejetés, sont inscrits sur les corps :

Des étiquettes corporelles implicites mais prégnantes régissent les conduites des acteurs, elles circonscrivent les menaces qui viennent de ce que l’on ne

22Le Breton 1990 : 126.

23 Le Breton 1990 : 128.

24 Le Breton 1990 : 139.

25 Le Breton 1990 : 139.

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connaît pas, elles ritualisent l’affleurement possible du malaise dans l’interaction. Mais la trame rituelle échoue à supprimer la part d’inconnu dans la rencontre avec l’homme porteur d’un handicap. Du fait de son infirmité, ce dernier se trouve plus ou moins exclu d’emblée des échanges les plus courants à cause de l’incertitude qui enveloppe toute rencontre avec lui. Face à ces acteurs, le système d’attente est rompu, le corps se donne soudain avec une évidence imparable et il devient difficile de négocier une définition mutuelle en dehors des repères coutumiers. 26

Ces analyses ne sont pas sans rappeler le travail du sociologue Erwin Goffman sur les Stigmates. Certaines activités intègrent un individu au groupe, et « effacent » littéralement les stigmates dont il pourrait être porteur27. En plus des caractéristiques physiques, un stigmate moral, non visible pour un observateur non averti, est souvent porté de façon invisible par les êtres stigmatisés :

Il convient de distinguer la visibilité d’un stigmate de sa « notoriété ».

Lorsqu’un individu est affligé d’un stigmate très visible, il lui suffit de rencontrer les autres pour que ceux-ci connaissent aussitôt sa situation. Mais cette connaissance qu’ont les autres dépend d’un autre facteur que la visibilité présente du stigmate : elle dépend de ce qu’ils savent ou ne savent pas au préalable de l’individu en question – et cela, ils peuvent le savoir aussi bien par des racontars que parce qu’ils ont déjà eu avec lui un contact au cours duquel le stigmate était visible. 28

Un exemple plus quotidien:

Dans notre société, dire d’une femme qu’elle est notre femme, c’est la placer dans une catégorie bien réelle dont elle n’est qu’un élément, même si, en l’occurrence, cette catégorie n’admet qu’un membre à la fois. Certes, il faut s’attendre à ce que des caractères uniques, enchevêtrés à l’histoire de la relation, viennent colorer les bords ; néanmoins au cœur de cette relation, c’est toujours l’éventail de nos attentes standardisées quant à la nature et la conduite de cet échantillon de la catégorie « épouse » : qu’elle s’occupera de la maison, qu’elle distraira nos amis, qu’elle sera capable d’avoir des enfants.

Elle sera une bonne ou une mauvaise épouse, et cela relativement à des présupposés admis, partagés par d‘autres maris au sein de notre groupe social. (Et certes il est scandaleux de parler du mariage comme d’une relation particulariste.) Donc, quels que soient nos rapports, avec des inconnus ou des intimes, nous voyons toujours le doigt de la société s’y introduire sans ménagement, venant jusque-là nous remettre à notre place.29

→ Les corps doivent subir un effacement ritualisé, très fortement codifié. La maîtrise de ces codes marque, sur ce corps, l’intégration au groupe. On peut donc supposer qu’un corps parfaitement aux normes du groupe dominant exprime la forte identification culturelle et sociale de la personne à laquelle il se rapporte.

LE CORPS DES MINORITÉS À LA ‘TWEEDE KAMER’ NÉERLANDAISE

L’étude, menée en avril 2001 à la Deuxième Chambre néerlandaise, se penche sur les expressions corporelles des députés minoritaires (femmes, allochtones et/ou gais) lors de séances plénières du parlement. Nous n’avons pas pu mener à bien une telle étude pour la France, étant donné le nombre très restreint de députés minoritaires à l’Assemblée nationale.

Le but de cette étude a été d’exprimer de façon un peu plus systématique les impressions ressenties lors des entretiens avec les politiciens minoritaires au parlement néerlandais. Avec l’historienne néerlandaise Mira van Kuijeren, nous avons placé les différents députés

néerlandais appartenant à une ou des minorités sur une échelle de 0 à 5, 0 exprimant la

« normalité », et 5 « l’anormalité », et ce selon différents critères : transformations du visage, habillement, le genre, l’occupation de l’espace, l’interaction sociale et l’impression générale.

De longues discussions ont été nécessaires pour se mettre d’accord sur ce qu’est la norme au Parlement.

Pour le visage, des coiffures extravagantes ou un maquillage trop appuyé fait pencher la balance vers le 5. Pour l’habillement c’est plus subjectif, étant donné que la deuxième chambre néerlandaise est moins rigide que son homologue française, mais la norme est plutôt costume-cravate pour les hommes et tailleur pour les femmes. Ainsi certains députés montrent leur maîtrise totale des codes corporels alors que d’autres affichent une anormalité telle qu’on se demande si ce n’est pas une façon de montrer son appartenance à la société civile, appartenance non entachée par la présence au parlement. Le genre est assez facile à mesurer, tant les critères de masculinité et de féminité sont intériorisés, aussi bien par les députés que par nous.

L’occupation de l’espace indique la façon dont les députés disposent leurs corps, leur façon de s’asseoir. Un député essayant clairement de séduire une députée célibataire était affalé sur son fauteuil, jambes écartées et pose étudiée : clairement une occupation de l’espace

« anormale ». Une autre se tenait recroquevillée sur son fauteuil, ce qui n’est pas une occupation normale de l’espace non plus. L’interaction avec les pairs est un bon indicateur d’intégration sociale. On trouve d’un côté les députés populaires qui ont une cour volatile autour d’eux, d’autres plus secrets, ne parlant à personne. Ces derniers font figure d’anormaux dans cet environnement très porté sur les interactions personnelles.

L’idée centrale est que si l’on observe certaines pratiques corporelles propres aux députés minoritaires au sein des différents partis, c’est que la nature de leur intégration reflète la pression sociale qu’ils subissent. Ainsi, chacun a en tant qu’individu parfaitement le droit à la normalité, mais aussi, en vertu de l’idéologie multiculturelle néerlandaise, droit à l’anormalité. Mais si tous les députés minoritaires d’un parti cherchent à tout prix à se rendre aussi invisibles que possible, c’est qu’il doit exister une certaine pression normative à l’intérieur de ce parti.

Ces mesures n’apportent qu’une indication de tendance et ne sauraient refléter une réalité absolue et/ou scientifique, et ce pour plusieurs raisons. La première est que le nombre de députés observés n’est pas assez élevé, en particulier dans les petits partis (au GroenLinks ou au SP), pour permettre de dégager de vraies moyennes. La deuxième est que la façon de mesurer reste très subjective, non seulement à cause de nos cultures respectives (Français néerlandisant, et Néerlandaise francophone) et les normes corporelles que nous avons nous-même intériorisées, mais aussi parce que nous ne sommes que deux et que nous savons ce que nous cherchons. Le détail de l’étude peut être examiné en annexe. Les résultats ne sont pas aussi prévisibles que nous l’aurions cru. Le tableau ci-dessous montre les moyennes obtenues par parti :

Tableau 8 : Moyennes de distance à la marge dans l’expression somatique, par catégorie et par parti, à la Seconde Chambre néerlandaise en 2001.

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Parti Visage Habill. Genre Occup. Attitude Impr. Total

CDA 0,93 0,68 1,06 0,43 0,12 0,75 0,66

D66 0,31 0,31 0,43 0,25 0,18 0,06 0,26

GL 3,08 3,08 0,91 1,16 1,50 2,41 2,43

PvdA 1,12 1,07 1,00 0,55 0,40 1,20 0,89

SP 0,50 0,00 0,00 1,00 1,00 0,50 0,50

VVD 0,50 0,83 0,22 0,16 0,05 0,72 0,41

Moyenne 1,07 1,06 0,75 0,50 0,40 1,00 0,63

Un premier résultat surprenant est la tolérance du CDA, pourtant assez gêné par la question du genre, de l’homosexualité et de la place de la femme, pour les députées masculines. Il faut y voir, en particulier dans un cas, une tradition associative chrétienne a-sexuée. On retrouve le même processus de dé-sexualisation au PvdA et au GroenLinks, où une autre tradition associative, assez marqué par le féminisme dé-sexualisant des années 1970-80 est assez présente. On peut y voir une grande liberté pour les différentes attitudes relatives aux genres, ou au contraire un effacement de la féminité dans un environnement sexiste. Les entretiens menés tendraient à nous prononcer plutôt pour cette dernière. Par contre, en ce qui concerne les autres critères, on retrouve sans surprise le GroenLinks à la pointe de « l’anormalité » alors que les très libéraux VVD et D66 affichent une normalité assez homogène. On peut ainsi opposer, par exemple, un très (trop ?) raffiné Oussama Cherribi au VVD, plus éduqué et néerlandais que la plupart de ses collègues, à un Mohammed Rabbae du GroenLinks, avec son fort accent arabe et officiellement peu préoccupé par son apparence.

Le corps des députés minoritaires a donc tendance à refléter une certaine pression (extérieure et/ou intériorisée) à la normalité dans les partis libéraux (VVD en tête, suivi de près par le D66), les socialistes du SP et chez les chrétien-démocrates du CDA, avec cette parenthèse pour le genre. On trouve sans surprise un PvdA apparemment plus flexible et un GroenLinks qui fait de cette « anormalité » son fond de commerce. La figure ci-dessous résume la moyenne par parti des différents critères choisis.

→ Une brève étude des transformations corporelles (conscientes ou non) des députés minoritaires néerlandais montre que si certains partis, en particulier à gauche (GroenLinks en tête), offrent un espace pour les corps différentiés, la plupart des partis politiques néerlandais ne semblent pas pouvoir offrir un environnement favorable à l’expression de pratiques somatique, par parti, à la Seconde Chambre néerlandaise en 2001.

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II. PRÉSENCE POLITIQUE : UN JEU DE RÔLES ?

La présence physique des minorités au sein des parlements nationaux est un indicateur important de l’ouverture du système politique, mais ce n’est qu’une indication imparfaite. En effet, une présence physique qui n’est pas doublée d’une présence politique ne mène pas très loin. Après avoir mesuré la présence physique des minorités, il nous faut donc tester la présence politique, que nous pouvons décomposer en trois formes de présence : identitaire, institutionnelle et vocale. La présence identitaire est illustrée par la possibilité de manifester publiquement ses particularités identitaires (sexuelles, ethniques, culturelles), la présence institutionnelle est mise en évidence à travers l’accès à des postes de responsabilité (ministère, présidence de commission…) et ce que nous avons par commodité appelée la présence vocale s’illustre par la possibilité d’aborder librement tous les sujets, en particulier ceux qui sont directement liés à l’identité publiquement assumée.

La présence identitaire des parlementaires français issus de minorités est en général assez faible. Comme nous l’avons vu, l’universalisme est souvent interprété de manière assez restrictive, ce qui rend l’émancipation identitaire des parlementaires assez difficile. Cependant les difficultés rencontrées par les parlementaires néerlandais, malgré une présence non négligeable, sont de nature assez semblable. Nous allons donc nous intéresser particulièrement aux parlementaires néerlandais, leur nombre et leur diversité permettant de pouvoir distinguer ce qui relève d’une tendance générale de ce qui relève des individualités, ce que le cas français ne permet pas.

Après nous être penché sur les restrictions à la présence politique des députés néerlandais et français, nous allons essayer de lier celles-ci à des paramètres structurels, en particulier la nature des partis politiques néerlandais.

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