L’apport des féministes a été essentiel pour mettre à jour les principes qui nous permettront de se pencher sur les systèmes politiques, les questionner, sans remettre leur valeur en cause. La
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lecture des théoriciens queer, anglo-saxons en particulier35, des travaux de Michel Foucault peut nous procurer des outils d’analyse et d’action qui nous seront utiles pour déconstruire les présupposés de la démocratie représentative.
LE PLACARD ET LA LIBÉRATION IDENTITAIRE
La sortie du placard (« coming out of the closet » en anglais) est un événement important : c’est un acte lors duquel un(e) homosexuel(le) décide de ne pas cacher son orientation
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sexuelle et de se proclamer comme gai(e)36. Il a été analysé comme tel par beaucoup d’auteur(e)s féministes, gais et/ou lesbiennes : par cet acte de rébellion à l’égard de l’injonction à l’hétérosexualité chère à Rubin, le stigmate qui touche les homosexuel(le)s est
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retourné, et c’est l’hétérosexisme37 qui s’en retrouve stigmatisé. Cette analyse nous est utile pour comprendre l’importance de la sortie du placard pour les personnalités et les politiciens : d’une part cet acte tend à montrer que la norme n’est pas uniquement celle de l’hétérosexualité (ce que les auteurs anglo-saxons appellent les « role-models », les modèles), et d’autre part que l’orientation sexuelle ne devrait pas être déterminant lors des élections.
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On peut très bien considérer que ces ‘sorties de placard’ sont des indices du degré de
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tolérance, externe et intériorisé, du système politique et culturel : la présence des gais38 (ayant fait leur sortie du placard) peut être considérée comme importante car elle reflète le degré d’ouverture du système tel qu’intériorisé par eux. S’il y a de nombreux gais dans le placard, on peut au contraire imaginer qu’il y a une intériorisation d’une certaine homophobie ambiante.
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Cependant, à la suite de la brillante analyse de Eve Kosofsky Sedgwick39, il est difficile d’imaginer la sortie du placard uniquement comme une libération. Elle montre qu’on ne peut
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pas être complètement hors du placard, ni complètement dedans40. On ne sait jamais jusqu’à quel point le secret est bien gardé quand on est dans le placard, et on ne sait jamais si le secret n’a pas été éventé parce qu’on arrive à jouer parfaitement à l’hétérosexuel(le) ou bien parce qu’on est traité comme hétérosexuel(le) parce que c’est plus facile pour tout le monde et que
« eux » s’amusent de leur privilège de savoir sans qu’on sache qu’ils savent. Par ailleurs, Sedgwick montre avec humour combien la sortie du placard est toujours trop précoce ou trop tardive. Soit on désapprouve (« Pourquoi faut-il que vous nous le jetiez à la figure ? ») et c’est vraiment trop tôt, soit on est ridicule et/ou malhonnête (« On savait déjà » ou
« Pourquoi as-tu attendu si longtemps pour nous le dire ? ») et dans ce cas la sortie du placard a lieu bien trop tard.
Je pense que l’épistémologie du placard de Sedgwick est exemplaire parce qu’elle décrit un événement pensé comme émancipateur alors qu’il ne fait que renforcer la mise à la marge indirecte des personnes ayant choisi de le faire : la sortie du placard semble remettre en cause l’establishment (hétérosexuel dans le cas de la sortie du placard pour les gais) alors qu’il ne fait que le renforcer. Se libérer de l’hétérosexisme ressemble à un progrès (il en est même un, bien souvent), mais il ne remet pas en cause l’accent qui est mis sur la sexualité et la performance sexuelle en Occident. Halperin relit Foucault à sa façon et nous montre combien la sexualité n’est pas qu’un accouplement, une relation de pouvoir entre deux personnes (ou plus, dans certains cas), ou une identité, mais un rituel de réactualisation des normes. La libération sexuelle n’est pas une libération, c’est un approfondissement du rapport entre les
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individus et la norme : loin d’être libérés, les individus vivent des relations de pouvoir non
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pas entre eux, mais sur eux, en utilisant le sexe comme outil performatif41.
Cependant il n’est pas nécessaire d’opposer gai et queer, comme cela a souvent été fait, dans la mesure où gai se rapporte à une forme d’organisation identitaire, politique et sociale en réaction à une oppression, alors que queer est plutôt un outil, une technique, qu’un but
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politique clair, bien au contraire : « it provides a means of de-gaying gayness »42. On assiste ainsi à des remises en question radicalement queer par certaines théoriciennes, dont les plus en vue en France sont Monique Wittig, Beatriz Preciado et Marie-Hélène Bourcier. Elles essaient de déconstruire systématiquement les catégories auxquelles nous sommes habitués pour mieux promouvoir une émancipation réellement individuelle.
→ Les théoriciens queer se définissent donc par dépassement du mouvement gai et lesbien : queer ne réfère pas à une catégorie naturelle d’un objet déterminé, mais se construit dans
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l’opposition à une norme, quelle qu’elle soit43. La force des théoriciens queer est de montrer que l’émancipation gaie, loin de les libérer automatiquement, peut en fait justifier une place qui leur est assignée dans l’imaginaire collectif, au lieu de remettre cet imaginaire en question.
SYSTÉMATISATION DE LA DÉCONSTRUCTION QUEER
L’analyse que j’ai brièvement développée ici est d’autant plus utile qu’elle dépasse le seul champ de la question homo/gaie/queer : tout rapport marginal à la norme est susceptible de renforcer la norme en s’affichant comme appartenant au système. Le problème se pose
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clairement pour les femmes : utiliser la catégorie « femme »44 est certes pratique et nécessaire, car c’est bien en tant que femmes que celles-ci sont opprimées, mais c’est aussi légitimer une prise en compte du débat selon un mode binaire homme/femme. Or cette binarisation du débat a pour résultat non seulement de réduire les catégories identitaires à un genre (Est-on femme avant d’être pauvre, noire, hétérosexuelle, juive et alsacienne, ou l’est-on en même temps ? Est-on femme ou cette identité est-elle imposée de l’extérieur ?) mais aussi d’en exclure ceux
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qui ne veulent/peuvent pas s’y retrouver45. On a ainsi eu de longs débats parmi les socialistes ou les Black Panthers pour savoir si on était femme avant d’être prolétarienne ou noire, et si l’oppression contre les femmes était une oppression en propre ou liée à d’autres formes d’oppressions. Quelle que soit l’opinion qu’on peut avoir sur ces débats, il ne faut pas perdre de vue que la catégorie « femme » est facile à utiliser pour systématiser la démonstration
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d’une oppression basée sur une conception binaire du genre46, mais que son utilisation légitime un système de pensée dans lequel le genre est essentialisé et instrumentalisé pour légitimer cette oppression. A travers ce que Guillaumin appelle le sexage de la femme, c’est-à-dire le fait qu’au nom de son sexe/genre, celle-ci est mise physiquement et gratuitement à contribution par la société.
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C’est ce qui mène Wittig à affirmer que les lesbiennes ne sont pas des femmes47. Son affirmation en a choqué plus d’un(e), parce qu’ils(elles) n’ont pas réussi à s’émanciper de ce que Wittig appelle « la pensée straight », c’est-à-dire la pensée hétéro-normative. En fait, elles ne sont pas des femmes, non pas parce qu’elles ne sont pas biologiquement femmes, mais parce que leur lesbianité les exclut automatiquement du grand marché sexuel au sein duquel les femmes jouent le rôle de l’être dominé qui travaille gratuitement à la maison et enfante dans la joie.
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Si nous, lesbiennes, homosexuels, nous continuons à nous dire, à nous concevoir des femmes, des hommes, nous contribuons au maintien de
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l’hétérosexualité.48
Les discours qui nous oppriment tout particulièrement nous lesbiennes féministes et hommes homosexuels et qui prennent pour acquis que ce qui fonde la société, c’est l’hétérosexualité, ces discours nous nient toute possibilité de créer nos propres catégories, ils nous empêchent de parler sinon
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dans leurs termes et tout ce qui les remet en question est aussitôt méconnu
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comme « primaire ».49
Monique Wittig montre d’ailleurs comment l’essentialisation de la différence est un processus propre à toute une technique de domination :
Oui, la société hétérosexuelle est fondée sur la nécessité de l’autre-différent à tous les niveaux. Elle ne peut pas fonctionner sans ce concept ni économiquement ni symboliquement ni linguistiquement ni politiquement.
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Cette nécessité de l’Autre-différent est une nécessité ontologique pour tout le
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conglomérat de sciences et de disciplines que j’appelle la pensée straight.50
Toute la critique de l’hétéro-normativité développée par Wittig dépasse à mon avis largement celle de l’obligation d’hétérosexualité : ce sont tous les systèmes normatifs, comme les classes, les races et les nationalités/ethnicités qui peuvent être déconstruites de cette façon. Le problème racial aux Etats-Unis, si on l’analyse avec ces outils, est insurmontable tant que les Noirs continueront à se penser comme Noirs. Non qu’ils ne le soient pas, mais essentialiser leur couleur comme un signifiant politique et social indépassable ne leur permet pas de se sortir de la catégorisation raciale. En s’affirmant comme avant tout Noirs, ils renforcent la division raciale et la légitiment, même si c’est pour en dénoncer les effets. Je ne prétends pas avoir de solution miracle, loin de là, mais ne pas sortir de l’opposition noir/blanc légitime une vision du problème qui ne fait que renforcer cette domination. Le problème des musulmans, que nous allons développer par la suite, est posé de façon identique.
→ Déstigmatiser une catégorie de personnes opprimées est une étape importante du processus émancipatif, mais il faut se rappeler que l’utilisation de cette catégorie risque de légitimer tout un système hiérarchique dont seul le groupe dominant possède la maîtrise pratique et symbolique.
ETHNICITÉ ET IDENTITÉS
En gardant les théories féministes et queer à l’esprit, il est possible de déconstruire les catégories ethniques. En effet, si les théories de l’identité et de l’ethnicité ne manquent pas, avant de continuer plus avant et d’utiliser le terme, il me semble souhaitable de les traiter brièvement.
L’ethnicité est problématique, non seulement dans le contexte français, relativement hostile aux identités ethniques, mais aussi aux Pays-Bas, où la question est moins publiquement abordée mais tout aussi obsédante. Une des problématiques souvent posées par le concept d’ethnicité est son fondement « naturel » : officiellement basée sur l’ascendance, elle ne l’est
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pas toujours. Les chercheurs français Poutignat et Streiff-Fenart51, à la suite du travail de
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Fredrik Barth52, font remarquer que si en Europe, par exemple, le christianisme n’est pas une ethnicité, le judaïsme en est une, tout comme l’Islam. S’agit-il alors d’identité ethnique ou bien d’une appartenance religieuse ? En fait, l’ethnicité ne se rapporte pas à une réalité ethnique ou religieuse, mais bien à une construction identitaire, avec tout ce que cela peut comporter de distorsions historiques et ethnologiques. Les mondes français et anglo-saxon ont produit des définitions différentes de l’ethnicité. La définition française fait référence à une notion savante d’ethnie, ce qui, comme nous venons de le voir avec les féministes, coïncide trop souvent avec certains intérêts pour ne pas légitimer a posteriori les conditions sociales construites. La définition anglo-saxonne est plus fluide, puisqu’elle mélange des critères culturels, raciaux, mais aussi des héritages partagés entre social, biologique et culturel.
Cependant elle n’échappe non plus pas à un certain essentialisme…
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Poutignat et Streiff-Fenart53 proposent de problématiser l’identité ethnique selon quatre axes : (1) l’ethnicité procède d’une attribution catégorielle (les acteurs s’identifient et sont identifiés par les autres), (2) le groupe est défini par opposition à d’autres (la dichotomie eux/nous), (3) la fixation de symboles identitaires fonde la croyance en une origine commune, (4) la saillance de cette identité est soulignée régulièrement (processus par lequel les traits ethniques sont mis en relief dans l’interaction sociale). Ce que ces auteurs montrent grâce à ces problématiques, c’est que les frontières ethniques sont manipulables par les acteurs selon la
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situation et les besoins54, et sont en général assez fluides. La fixation des symboles identitaires se base sur la création d’une identité ethnique, en particulier après la colonisation par les
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Européens55, et il s’agit toujours d’un processus créatif d’invention des traditions, au sens d’une sélection plus ou moins collective d’attitudes et d’habitudes auxquelles un sens plus général et générique est donné.
Malgré les croyances des membres d’une minorité ethnique, mais aussi des autres groupes, une ethnicité est un processus interactif et changeant, qui peut être utilisé en fonction des besoins :
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L’ethnicité est un mode d’identification parmi d’autres possibles : elle ne renvoie pas à une essence qu’on possède, mais à un ensemble de ressources
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disponibles pour l’action sociale.56
Cependant, si l’ethnicité peut être un outil pratique pour restaurer l’orgueil d’un groupe ou légitimer certaines actions réparatrices (le cas des Amérindiens en Amérique du Nord est de ce point exemplaire), il ne faut pas oublier que c’est un outil qui a aussi été forgé et largement utilisé pendant la colonisation par le colonisateur pour justifier son oppression. Attribuer à l’autre ou s’attribuer à soi une identité ou une appartenance ethnique, c’est changer les règles du jeu, et choisir son terrain d’affrontement. Le problème pour les minorités ethniques, c’est que c’est parfois les autres qui leur imposent une ethnicité : il y a certes un processus créatif et fluide, mais pas nécessairement au profit du groupe ethnicisé.
→ Si l’ethnicité est une identité fluide et nullement naturelle, son utilisation est à double tranchant : outil libérateur mais aussi d’oppression.
Conclusions
L’apport le plus intéressant des féministes (et de celles/ceux qui se nomment post-féministes, queer, etc.) est d’avoir remis en cause les fondements « naturels » des idéologies dominantes.
Elles/Ils ont commencé par la légitimité des mandarins universitaires et de leur « neutralité » auto-proclamée, processus pouvant être facilement étendu au champ politique. Après l’universalité des hommes blancs, bourgeois et hétérosexuels, les féministes se sont elles-mêmes remises en cause et ont étendu leur déconstruction aux rapports de sexe et de race : l’homophobie et le racisme intériorisés des féministes du début. A des niveaux différents, les mécanismes d’oppression envers les non-hommes, les non-blancs et les non-hétérosexuels peuvent sembler de même nature. Nous allons donc essayer de puiser dans la boîte à outils mise au point par les féministes pour systématiser leur déconstruction à des rapports de pouvoir, que le sujet central soit la femme ou pas.
Nous pouvons conclure de ce chapitre les deux points suivants :
1. Un régime est vraiment démocratique lorsqu’il parvient à inclure un maximum des différentes composantes de sa population au processus politique. Pour ce faire l’État doit se déséthniciser, se dé-moraliser, et offrir un espace institutionnel et culturel aux minorités. Les éventuelles techniques de redressement des distorsions de représentation se doivent d’être temporaires et réévaluables afin de ne pas essentialiser les différences.
2. L’émancipation des individus et des groupes passe par une remise en cause des identités imposées par le(s) groupe(s) dominant(s). Etre oppressé en tant que X (femme, noir, gai, etc.) ne veut pas nécessairement dire qu’il faille vouloir s’émanciper en tant que X. Il est souhaitable de questionner la signification des différentes catégories dans un système hiérarchisé avant de considérer une émancipation, en particulier au sein du système politique.
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CHAPITRE DEUX