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L’ÉMANCIPATION

L'hypothèse émancipatrice est soutenue par de nombreux auteurs21. Selon eux, le compartimentage est l'effet du processus d'émancipation des catholiques, de la bourgeoisie protestante et des travailleurs socialistes contre l'élite hollandaise libérale et anti-révolutionnaire22.

In the last quarter of the nineteenth century these groups resisted discrimination, paternalism and economic deprivation by organization and ideological exclusiveness. In the course of time competing movements grew into pillarized structures. The pillars functioned as the roads to social esteem and equality. After these objectives had been reached, de-pillarization could set in23.

Pour Daalder24, cette hypothèse présente les mouvements comme ayant émergé simultanément alors que le premier à se constituer a été le bloc protestant en réaction aux réclamations des catholiques, puis les catholiques se sont organisés, suivis par les socialistes et, faiblement et tardivement, par les libéraux. Par ailleurs, les catholiques avaient déjà acquis la plus grande partie de leurs droits avant de se constituer en piliers, et ils ont acquis leur

18 1984b : 107-108.

19 vanSchendelen 1984b : 30.

20 vanSchendelen 1984b : 30.

21 L. Brunt, H. Verwey-Jonker, F. van Heek, W. Goddijn, M. Matthijssen, J. Hendriks, D.Th. Kuiper. Voir Bax 1988 : 182.

22 Hupe 1993 : 370.

23 Bax 1988 : 105.

24 1985 : 54.

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complète autonomie dès 1917. Donc ils auraient dû se dé-compartimenter dans les années trente. Or le pic du compartimentage est unanimement jugé comme ayant eu lieu dans les années 1950.

Righart25 souligne par ailleurs le caractère incongru de l'émancipation des catholiques par la constitution d'un bloc catholique, justement. Si les travailleurs catholiques avaient à s'émanciper d'une élite, c'est bien de l'élite catholique, en aucun cas de l'élite protestante. Ils se seraient bien plus sûrement émancipés en s'alliant avec les travailleurs d'autres obédiences qu'en s'en séparant...

Cependant nombreux sont les Néerlandais d'origine catholique qui ont vu dans le compartimentage une étape vers l'émancipation. Il faut bien comprendre que les habitants des deux provinces catholiques du Brabant du Nord et du Limbourg ont longtemps été traités en citoyens de seconde zone, et que les élites locales ont longtemps été soumises aux élites hollandaises "parachutées". Ainsi une prise de pouvoir des élites locales, justifiée par la prépondérance du catholicisme, a été vécue par les Limbourgeois et les Brabançons comme un pas important vers l'autonomie, précédant l'émancipation de toute élite non-représentative.

Cette conception, confirmée par Hupe26, est largement partagée par les élites politiques actuelles : le compartimentage est vu comme un mal nécessaire pour l’émancipation des religions (mais aussi vis-à-vis d’elles).

LE CONTRÔLE SOCIAL

L'hypothèse du contrôle social s'oppose radicalement à l'hypothèse émancipatrice. Cette thèse, soutenue par van Doorn et Stuurman principalement27, explique le compartimentage comme une tentative des élites pour acquérir et défendre leur pouvoir par une accentuation des clivages sociaux. Ils interprètent le compartimentage des institutions sociales et politiques comme un moyen de s'assurer un contrôle social étroit en se servant de ces institutions pour distribuer punitions et récompenses (organismes de santé publique, éducation, assistance sociale...)28.

Stuurman29 donne ainsi une explication marxiste du compartimentage: cela serait la variante néerlandaise d'un processus plus général de développement du capitalisme, en réaction à la montée du socialisme. L'hypothèse est séduisante, puisqu'en effet on observe des efforts très nets des groupes confessionnels pour se constituer en syndicats et autres groupes de défense là où les socialistes enregistrent pas mal de succès. Les catholiques, en particulier, appellent à une solidarité religieuse pour combattre les contradictions de classe, c’est-à-dire à faire passer sa religion avant son appartenance aux classes laborieuses. Le Volk des catholiques s’oppose intrinsèquement à une division de la population en classes sociales, même si cela ne les gêne pas du tout pour diviser la population néerlandaise en piliers, même selon des critères transclassistes.

Les exemples historiques des tentatives des élites de chaque pilier de maintenir leurs

« sujets » dans un isolement social vis-à-vis des autres piliers semblent donner en partie raison aux défenseurs de cette hypothèse. Quelques exemples de tracts ou affiches catholiques datant du début du siècle :

« ATTENTION ! Catholiques ! Soyez vigilants ! Les Socialistes continuent de diffuser des lectures interdites. N'achetez aucun journal comme le

25 1986 : 29.

26 1993 : 369.

27 1983. Bax cite aussi I. Schöffer, I. Scholten, R. Steiniger, M. Fennema, R. Kieve et G. Bryant; van Schendelen cite aussi van Tijn.

28 Daalder 1989 : 13.

29 1983 : 319.

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Voorvechter Dageraad [« l’Aube du Défenseur », journal socialiste]… Refusez toute marchandise emballée dans un papier aussi SALE ! »30

Figure 6 : Affiche électorale catholique du début du siècle. Traduction : « CATHOLIQUES ! Faites en sorte qu’aucune voix qui appartient à notre parti national ne se perde ! Votez selon votre devoir : liste vingt-cinq ! Assurez-vous bien qu’en votant vous ne cochez qu’une seule case ! En donnant votre voix, pensez un instant à Lui, Il demandera des comptes le dernier jour de votre vie ! VOTEZ N°1 DE LA LISTE 25 ! » (reproduit ci-dessus)31

Bax32, suivant en cela Lijphart, objecte cependant que cette théorie n'explique pas la forme compartimentée de l'engagement politique et syndical, puisqu'il y a bien plus qu'une mobilisation conservatrice contre le socialisme, il y a naissance d'une nouvelle élite confessionnelle, en particulier catholique. Il n’y a pas seulement contrôle social, mais création de piliers avec de nouvelles élites confessionnelles, qui exercent effectivement un contrôle social assez poussé. Le contrôle social ne serait donc qu’une conséquence du compartimentage, non sa cause.

CORPORATISMES

L'explication corporatiste est d'autant plus difficile à manier que le corporatisme est difficile à définir. Pour P. Schmitter, le corporatisme est :

a system of interest representation in which the constituent units are organized into a limited number of singular, compulsory, non-competitive, hierarchically ordered and functionally differentiated categories, recognized or

30 Wilschut 1998 : 17.

31 affiche reproduite dans Arie Wilschut (1998) Sporen, scheidsrechter of zedenmeester, thema’s geschiedenis voor havo, Wolters-Noordhoff. p 20. Les majuscules et gras sont d’origine. ANP-Foto, Amsterdam, pour l’image.

32 1988 : 107.

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licensed (if not created) by the State and granted a deliberate representational monopoly33.

Ainsi les Pays-Bas, toujours selon Schmitter, appartiendraient à la catégorie des pays avec une représentation des intérêts corporatistes34. Il est vrai qu'en 1945 est établie la 'Stichting van de Arbeid' [fondation du travail], un corps consultatif composé de patrons et de salariés, puis en 1950 le SER (Sociaal-Economische Raad: Conseil Economique et Social), lequel devient le centre du PBO, qui reçoit des pouvoirs pour arriver à des décisions concernant des branches entières de l'économie, en y associant, une fois encore, patrons et salariés. Il y a donc des relations personnelles et fonctionnelles entre élites politiques, syndicats et patrons: c'est ce que Daalder appelle l'"Empire Anonyme" des lobbies. Ainsi pour certains, le corporatisme libéral et le consociationnalisme sont assez proches dans la mesure où la gestion des conflits est dans les deux cas transférée de la sphère politique et sociale à la sphère économique.

Scholten35 donne aussi une interprétation corporatiste du compartimentage néerlandais à la fin du XIXème siècle: en réponse aux problèmes sociaux, des unions socialistes commencent à se mettre en place; à leur tour, les groupes confessionnels créent eux aussi des organisations militantes. Celles-ci progressent et se constituent en réseaux (les blocs) et fonctionnent comme structures de contrôle; par ailleurs les organisations confessionnalisées, voulant éviter toute bataille entre les classes sociales, imposent des 'economic summit organizations' comme la 'Stichting van de Arbeid' et le SER. Van Schendelen36 affirme ainsi que ces organisations corporatistes d'auto-régulation sont devenues des structures puissantes pour les prises de décisions. Les organisations légitimées par des élections et leurs leaders n'ont qu'une fonction de support et de légitimation: la délégation des pouvoirs aux corporations segmentées, la création d'un support de masse sur des bases idéologiques et la protection des privilèges par la formation d'une majorité au Parlement.

L’approche néo-corporatiste est très séduisante, en ce sens qu’elle replace le compartimentage au sein d’un système plus large défini par de constantes discussions et négociations via des structures officielles et permanentes, système qui n’est pas propre au seul compartimentage néerlandais. Le problème est qu’une fois encore c’est un modèle descriptif et pas du tout explicatif: il n’explique nullement pourquoi cette forme particulière de néo-corporatisme s’est développée et pas un modèle à l’allemande ou à la suédoise... Car si finalement le compartimentage est une forme de néo-corporatisme, celle-ci est assez particulière, ne serait-ce que par son aspect « monopole pluraliste ».

L’APPROCHE MODERNISTE

Une approche plus globale a été tentée par Bax et Ellemers, qui cherchent à expliquer le compartimentage comme un mécanisme de modernisation de la société. Ellemers37 pense que le compartimentage a été un mécanisme de "conservatisme dynamique" [dynamic conservatism]38 :

dynamic because it could be applied to new problems and newly emerging institutions, conservative because it was based on a fixed principle that could be applied again and again.

La plupart des institutions ont été gérées d'une façon compartimentée, à tel point qu'une fois la modernisation achevée, ces structures sont devenues obsolètes et n'ont fait que légitimer l'ordre établi. Le compartimentage a ainsi permis aux différents groupes de s'émanciper et se moderniser39, mais a isolé les groupes les uns des autres. Il rappelle enfin le rôle des média,

33 1979 : 13.

39 Par “moderniser” j’entends: ont pu s’adapter aux changements.

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qui au début du siècle ont confronté les groupes à la modernité, les forçant à évoluer, et qui à partir des années soixante ont brassé les idées et les valeurs de tous les groupes, affaiblissant les clivages existants. Quant au néo-corporatisme, s'il y en a un, il ne peut pas expliquer le compartimentage puisqu'il en est le produit. En effet, l’État-providence s'est d'abord développé sur la base d'interventions bénévoles et auto-organisatrices. Plus tard, l'afflux d'argent a professionnalisé les organismes de redistribution, remplaçant les bénévoles par des techniciens. Là encore, le compartimentage apparaît comme une étape dans le processus de modernisation40. La modernisation et la rationalisation de nombreux services assurés par des organismes dédoublés fait que, peu à peu, le compartimentage s'efface. Sa raison d'être n'est plus.

L'approche moderniste de Bax41 accentue cette théorie en soulignant le fait que le XIXème siècle voit aussi un changement dans la nature des liens sociaux, largement lié à la modernisation du pays et de la société. Celle-ci (urbanisation, accroissement des dépenses publiques, croissance économique, standardisation de l'information, accroissement de la mobilité sociale...) fait que pour une large part de la société les liens traditionnels deviennent beaucoup plus lâches, mettant les individus dans une position de recherche de groupe de re-socialisation. Dans ces conditions, la constitution de blocs compartimentés est aussi pour une large part la réponse à une attente populaire de re-création et d'intégration dans un groupe originel pour une large part fantasmé42.

Dans le cas du bloc catholique, par exemple, le compartimentage répond à deux problèmes majeurs de la fin du XIXème siècle. Le premier est que les élites catholiques, qui ont réussi à s'émanciper de la tutelle hollandaise43 principalement, sont mises en danger par le développement du suffrage universel et le développement de réponses politiques concurrentes n'étant pas assimilables au danger protestant. De même, le compartimentage (plus ou moins réussi) des socialistes et libéraux répond au compartimentage des blocs confessionnels44. Le deuxième problème majeur est le fait que la communauté catholique est de moins en moins géographiquement structurée: beaucoup sont ceux qui émigrent vers les villes, vers la Randstad, et qui perdent ainsi leurs repères culturels, sociaux et religieux45. La modernisation est un trouble majeur qui pousse donc les catholiques à envisager une socialisation non plus purement géographique mais plus structurée, à travers des clubs, des écoles, des universités, des partis politiques... Le compartimentage du bloc catholique est donc, aussi, et une reprise en main de leurs ouailles par l'élite catholique, et une modification des formes de sociabilité pour mieux répondre aux conditions de vie imposées par la modernité. Bax conclut en présentant quinze points décrivant et expliquant le compartimentage de la société néerlandaise46, qui sont reproduits dans le tableau ci-dessous.

40 Van Schendelen 1984 : 143

41 1988.

42 1988.

43 Par opposition à « néerlandaise », la Hollande, riche et très peuplée, ayant longtemps dominé politiquement et économiquement les autres provinces.

44 Hupe 1993 : 370.

45 Pennings 1991.

46 1988 : 113-114.

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Les quinze points de Bax :

1. La société est divisée en piliers basés sur des idéologies en compétition les unes par rapport aux autres.

2. Ces piliers représentent un état d'équilibre; aucun pilier ne domine les autres.

3. Comme aucun de ces piliers n'a de majorité politique, le pouvoir politique est exercé par des coalitions de deux piliers ou plus.

4. Tous les moyens matériels sont divisés entre les piliers selon le principe de proportionnalité, que ces piliers soient au pouvoir ou pas.

5. La gestion des conflits et la sauvegarde des intérêts nationaux sont réalisés par l'application de règles informelles qui régulent le processus politique; tous les piliers adhèrent à ces règles.

6. Il y a une forte relation entre idéologies et organisations sociales et politiques.

7. Même si l'idéologie a pour fonction de séparer les membres des différents piliers, les élites de chaque pilier ont des consultations fréquentes et souvent institutionnalisées en ce qui concerne les intérêts mutuels qui ne peuvent être arrangés qu'au niveau national.

8. Chaque pilier est un réseau organisationnel propre; pour chaque fonction sociale, chaque pilier a sa propre organisation.

9. A l'intérieur de chaque pilier, ces organisations sont connectées par des directoires interdépendants; le parti politique est le centre de ce réseau organisationnel.

10. A cause du compartimentage, chaque fonction sociale est exercée par plusieurs organisations, chacune appartenant à un pilier; les organisations différenciées par leur base idéologique mais exerçant la même fonction sociale sont coiffées par une organisation qui permet aux leaders de chaque organisation de coopérer si nécessaire.

11. Les organisations compartimentées sont caractérisées par un niveau de démocratie interne assez bas.

12. Pour l'individu, la principale identification sociale se fait par le pilier auquel il appartient.

13. On trouve entre les individus de piliers différents une distance sociale importante;

chaque individu se socialise uniquement avec ceux du même pilier.

14. L'individu est l'objet d'un contrôle social très poussé; en cas de déviation, la sanction ultime est la perte de contacts sociaux et, par là même, la perte de l'identité sociale; pour cette raison, le contrôle social est très effectif.

15. Dans toutes les situations d'interaction, l'individu est confronté au même ensemble de normes dérivées de l'idéologie de son pilier.

→ Le compartimentage est un système social, politique et culturel qui a été mis en place vers 1917 pour mettre fin aux dissensions entre les différentes religions et philosophies. Il se base principalement sur les principes de proportionnalité et de recherche de consensus par les élites.

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DEUXIÈME PARTIE DU CHAPITRE TROIS

3.2 Décompartimentage

Alors que les Pays-Bas se modernisent de plus en plus, les élites se chargent paradoxalement d’émanciper les masses de leur propre influence. Le tableau que dresse Kennedy47 des Pays-Bas compartimentés n'est pas des plus flatteurs, recoupant en cela (ou reprenant) les analyses précédentes. Il y voit un pays extrêmement conservateur et mou, anesthésié par un contrôle social parfaitement renforcé par un État providence de type corporatiste en pleine croissance.

Pourtant une dizaine d'années plus tard, les Pays-Bas sont un des pays les plus modernes, libres et tolérants du monde occidental, bien en avance par exemple sur une France embourbée dans un gaullisme conservateur. C'est dans cette période 1960-1980 que les années de retard sont comblées et qu'une avance certaine est prise. Cette 'modernisation'48 a ceci d'intéressant qu'elle est rendue possible, toujours selon Kennedy, par la structure compartimentée de la société, en particulier par les idées véhiculées au sein de ses élites.