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La variation sociolinguistique : définitions et notions

1.2. VARIATION, VARIÉTÉS ET VALEURS

des normes linguistiques et des valeurs sociolinguistiques que les locuteurs leur attribuent. Dans cette section, nous allons discuter de trois concepts importants pour la compréhension des valeurs attribuées aux variétés sociolinguistiques : les normes, la notion de standard et le sens indexical.

1.2.1 Normes

Le terme « norme » nous renvoie à l’idée de règle, ce qui peut donner l’impression qu’il n’existe qu’une seule norme, figée et unique. En réalité, il s’agit d’une notion polysémique. Nous pouvons distinguer plusieurs types de normes. Tout d’abord, nous pouvons faire la distinction entre les normes objectives, subjectives (Rey,1972) et prescriptivesMoreau(1997). Nous pouvons ensuite faire la distinction entre norme active et norme passive (Martinet,1960) ainsi qu’entre les normes dominanteset les normes dominées (overt/covert norms) (Labov,1976).

La norme objective correspond au comportement linguistique observé et à la fréquence d’usage des unités et des constructions de la langue dans un groupe donné. Chaque variété linguistique est caractérisée par des normes objectives (Lafontaine, 1986, p.16). Il existe deux types de normes objectives : la norme fonctionnelle et la norme statistique (Chevrot & Ticca, 2017). La norme fonctionnellefait référence au fonctionnement de la langue et valorise un usage qui est conforme à ses fins (communiquer avec une économie de moyens). Par exemple, la suppression de la particule "ne" dans la phrase « Elle vient pas » est en accord avec la norme fonctionnelle, car elle permet de poser une phrase négative avec une économie linguistique. La norme statistique représente la moyenne des usages de la langue pour un groupe donné. Pour s’en tenir à l’exemple du "ne" de négation, l’étude de Hansen & Malderez(2004) sur un corpus enregistré en 1992 dans la région parisienne montre que le "ne" est maintenu 42 fois dans 602 occurrences possibles de réalisation, soit dans 7% de cas, ce qui met en évidence la tendance de la particule à disparaître à l’oral.

La norme subjective porte sur l’élaboration d’un système de valeurs, concernant le langage et son usage, porté par un groupe social. Ce type de norme se fonde sur la représentation que les locuteurs construisent de la façon de parler qu’ils estiment adéquate. Cette représentation motive des attitudes prescriptives, c’est-à-dire des pressions pour que les locuteurs utilisent des formes conformément à ce sentiment normatif. De cette représentation, il résulte des jugements et des attitudes linguistiques2vis-à-vis des formes de langage qui se différencient de la norme subjective.

Chapitre 1. La variation sociolinguistique

Les attitudes prescriptives des normes subjectives sont notamment en lien avec la norme pres-criptive. Appelées également "règles normatives" ou "normes sélectives" (Moreau,1997, p.219), les normes prescriptives donnent priorité à un ensemble de formes et unités linguistiques, en désignant cet ensemble comme étant "la norme". Souvent utilisé dans des discours méta ou épilinguistique, ce type de norme hiérarchise les usages selon les emplois les plus fréquents dans certains groupes sociaux. Selon Moreau, ces formes sont ainsi hiérarchisées selon des critères comme la "priorité au groupe" (priorité aux formes utilisées dans un groupe social au détriment des groupes extérieurs), la "priorité à la tradition" (priorité aux usages des anciens) ou la "priorité au capital symbolique" (priorité aux usages de la classe supérieure, comme les artistes, les écrivains, les intellectuels, etc. ). De la même façon, les grammairiens utilisent les normes prescriptives afin de promouvoir les formes qu’ils estiment "bonnes" (souvent celles des groupes dominants). Ainsi, ils ont un rôle im-portant dans le processus de standardisation et de normalisation d’une langue.

SelonGadet (1995), les jugements normatifs sont en effet le produit de la perception que les locuteurs se font de la variabilité du langage. Pour l’auteure, la norme prescriptive n’est pas la base des jugements, mais elle sert à renforcer et à justifier a posteriori l’évaluation émise par les locuteurs. En effet, les évaluations dépendent de la façon dont les normes sont intégrées dans le système des sujets pendant leur apprentissage et de la façon dont ils sont exposés à ces normes. Dans cette optique, « norme active » et « norme passive » (Martinet,1960), peuvent être distinguées. La première correspond à la manière dont les locuteurs sont exposés à la norme en vigueur, et la seconde correspond aux effets de cette norme sur leur production.

La notion de norme fait aussi référence à la relation qui existe entre les groupes dominants et les groupes dominés. En ce sens, la norme dépendra des rapports de forces et la valeur sociale du discours sera confondue avec la compétence linguistique des locuteurs. Ces enjeux ont été mis en évidence par Bourdieu à travers le concept de capital linguistique. Selon lui :

« Les discours ne reçoivent leur valeur (et leur sens) que dans la relation à un marché, caractérisé par une loi de formation des prix particulière : la valeur du discours dépend du rapport de forces qui s’établit concrètement entre les compétences linguistiques des locuteurs entendues à la fois comme capacité de production et capacité d’appropriation et d’appréciation » (1982, p. 60).

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celui du domaine des institutions, où la norme légitime3 prévaut. Ce marché est régi par les dominants, c’est-à-dire « les détenteurs de la compétence légitime, autorisés à parler avec auto-rité » (1982, p.64). Le deuxième cadre est constitué des échanges qui sont en rupture avec la norme officielle. Il est caractérisé par les valeurs des groupes sociaux qui n’occupent pas les positions do-minantes. Sur ce marché, l’usage d’une variété non légitime est davantage associé à la loyauté envers les pairs (Trudgill, 1972) qu’à la compétence linguistique ou professionnelle. Ce type de cadre valorise ce que Labov(1976) appelle normes dominées (covert norms). Contrairement aux normes dominantes, ou aux normes subjectives, les normes dominées, aussi connues sous le nom de normes "cachées" ou "voilées", mettent en évidence les attitudes positives des locuteurs plus bas dans l’échelle sociale envers la variété typique de leur environnement.

Les enjeux liés aux interactions entre les normes dominantes et dominées et à la construction du sens social guident les évaluations des variétés. Ils sont très complexes et dépendent non seulement des locuteurs eux-mêmes, mais aussi des contextes historiques, politiques et sociaux. Dans les sections qui suivent, nous aborderons les concepts de standard, de sens indexical et d’insécurité linguistique.

1.2.2 Standard et Non-Standard

Les concepts de standard et non standard sont très difficiles à délimiter. Posent problème le manque de définition précise de ces termes et l’ambivalence du terme standard. D’un côté, il peut faire référence au processus historique de standardisation de la langue, dans lequel il est associé à la langue officielle. D’un autre côté, ce terme peut renvoyer à la fréquence des usages, et il est alors associé à la langue courante traditionnelle, voire "neutre". Dans cette section, nous allons tenter de comprendre ces deux conceptions différentes afin de préciser l’usage des termes standard et non standarddans notre travail.

Le processus d’unification linguistique en France, par lequel le français s’est imposé comme langue officielle, commence au XVIe siècle et se poursuit jusqu’à la Révolution. Pendant cette pé-riode, l’usage de la langue française, stabilisée et normalisée par les grammairiens, est concomitant de l’usage des dialectes et des « patois » (Gadet,1992a). D’aprèsBourdieu(1982), ces usages dif-férents sur le territoire reflètent une situation de disparité linguistique dans laquelle les membres

3. Appelée aussi "variété légitime" (Lafontaine, 1986), la norme légitime fait référence au caractère officiel et institutionnel de la langue.

Chapitre 1. La variation sociolinguistique

des classes populaires « sont réduits » au parler local tandis que les membres des couches les plus élevées de la société détiennent la langue officielle. Dans le contexte historique et politique qui suit la Révolution Française, s’instaure la langue standard, « impersonnelle et anonyme comme les usages officiels qu’elle doit servir » (Bourdieu,1982, p.32), et, en même temps, il se met en place un « travail de normalisation des produits des habitus linguistiques » (ibidem) qui envisage une langue "neutre". La langue standard, ou la langue normalisée, est ainsi « capable de fonctionner en dehors de la contrainte et de l’assistance de la situation et propre à être émise et déchiffrée par un émetteur et un récepteur quelconques » (ibidem).

Le processus historique de standardisation de la langue crée une division entre ce qui est stan-dard et ce qui ne l’est pas. Si d’un côté, le stanstan-dard représente le prestige social des échanges politiques et culturels, de l’autre côté, le non standard représente les échanges non officiels, le par-ler populaire, la langue vernaculaire. Selon Gadet « la standardisation soumet les locuteurs à une idéologie du standard qui valorise l’uniformité comme état idéal pour une langue, dont l’écrit serait la forme parachevée » (Gadet, 2007, p. 27). Cette idéologie est souvent à la base des processus d’évaluation dans les normes subjectives qui valorisent la langue légitime. En effet, comme le re-marquent Milroy & Milroy, « l’idéologie du standard encourage la prescription dans le langage, en partant du principe qu’il ne doit exister qu’une seule et unique manière d’utiliser un élément linguistique (au niveau de la prononciation, de l’orthographe, de la grammaire et dans une large mesure, du sens)4»(Milroy & Milroy,[1985] 1999, pp.44-45).

Le standard est non seulement lié aux groupes de prestige, mais il est aussi lié à l’idée de langue homogène stabilisée par les grammairiens. En ce sens, le standard est « généralement présenté comme un point de référence neutre pour les descriptions de la variabilité5» (Milroy,2004, p.165). Comme nous l’avons évoqué au début de ce chapitre, l’observation de l’usage réel de la langue met en évidence son caractère hétérogène, dont la sociolinguistique rend compte par la notion de variation. La description de la langue comme un système homogène occulte la variabilité du langage, et mènerait à l’idée de l’existence d’une "langue neutre", qui serait placée entre l’informel et le formel. En effet, comme l’affirme Rebourcet,

« Si nous considérons, par exemple, la stylistique et les divers registres de langue, le français standarddevient le français incarnant la limite entre ce qui est oral et informel,

4. Notre traduction de l’original en anglais : "The standard ideology encourages prescription in language, dedicated to the principle that there must be one, and only one, correct way of using a linguistic item (at the level of pronunciation, spelling, grammar and, to a great extent, meaning").

5. Notre traduction de l’original en anglais :"It [the linguistic standard] is generally presented as a neutral reference point for descriptions of variability, [...]"

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et ce qui est plus formel, plus soutenu et littéraire. C’est dans ce sens qu’il traduit une neutralité discursive, voire stylistique. Autrement dit, le français standard fonctionne comme un fait discursif liminal, un entredeux langagier [...] » (Rebourcet,2008, p.109). La contradiction entre ces deux conceptions de la langue standard, c’est-à-dire celle de langue valorisée et celle de langue "neutre", réside dans le fait qu’un neutre linguistique supposerait une position intermédiaire entre le formel et l’informel alors que la notion de langue valorisée place ce neutre linguistique plutôt du côté formel.

En guise de conclusion, nous pouvons dire que le standard est le résultat d’un processus de standardisation et qu’il correspond aux usages valorisés d’une langue. Dans notre travail, nous comprenons que le standard représente un usage normé de la langue, correspondant donc à des situations de distance physique ou symbolique propres aux contextes formels. En effet, vu que nous travaillons sur l’acquisition du FLE, il serait difficile de dissocier le terme standard de son caractère institutionnel, car l’apprentissage scolaire d’une LE met en avant l’enseignement des usages formels. Par exemple, lors d’un séjour d’étude, les apprenants seront davantage confrontés à la variété utilisée lors de démarches administratives dans un cadre institutionnel. En ce sens, pour l’analyse des évaluations des variétés standard et non standard, nous admettrons que la variété standard est celle qui est utilisée dans le cadre scolaire et publique. Inversement, nous admettrons comme variété non standard les usages correspondant aux échanges plutôt informels ou de l’oral ordinaire, quel que soit leur degré d’informalité.

1.2.3 Sens indexical

Le fait de placer une variante du côté du standard ou du non standard implique que le locuteur lui a attribué un sens indexical. Ce dernier, attaché aux variantes sociolinguistiques, est le produit d’une interaction des individus et des groupes avec leur environnement linguistique. Les traits in-dexicaux liés à une unité ou à une structure linguistique dans la parole proviennent de la corrélation entre cette unité ou cette structure et des facteurs sociodémographiques comme le genre, l’âge, le statut socio-économique et l’appartenance ethnique, ou des facteurs liés plus personnellement au locuteur, comme les émotions, les attitudes ou les caractéristiques biologiques (aspects anato-miques et physiologiques des locuteurs), ou encore des facteurs d’ordre stylistique et contextuel (Foulkes, 2010). Chevrot et al.(2018) rappellent que dans différentes langues, la valeur attribuée aux variantes standard est souvent associée au prestige social, au niveau élevé d’éducation, ainsi

Chapitre 1. La variation sociolinguistique

qu’à l’ambition et à l’efficacité professionnelle. Au contraire, la valeur attribuée aux variantes non standard est liée aux compétences sociales, à la solidarité et à la loyauté vis-à-vis de la communauté. PourEckert(2008), le sens indexical n’est pas limité à cette opposition normative entre stan-dard et non stanstan-dard. Il est, au contraire, composé par des significations multiples qui sont idéolo-giquement liées. Eckert s’appuie sur le concept d’ordre indexical (Silverstein,2003), selon lequel il existerait une ré-attribution ininterrompue de valeurs indexicales aux formes linguistiques. Une fois qu’une valeur est attribuée à une variante, cette dernière reste disponible pour être réinterprétée et à nouveau indexée. De cette façon, l’analyse du sens des traits linguistiques doit prendre en compte une évaluation continue des variantes en contexte ainsi que des nouvelles valeurs attribuées. Nous parlerons de la représentation et de la construction du sens indexical dans le Chapitre 2, à la section 2.3.2.

1.3 La cohérence des variétés sociolinguistiques

Les variétés sociolinguistiques sont supposées être composées d’un ensemble congruent de traits. Par exemple, il est probable que les variétés non standard de la langue sont caractérisées par l’augmentation simultanée de la fréquence des variantes non standard des niveaux phonologique, lexical et grammatical. En français nous pouvons supposer que des traits comme la non-réalisation de la liaison, l’utilisation du pronom relatif "que" au lieu du pronom relatif "dont", l’inclusion de termes familiers tels que "mec" sont simultanément plus fréquents dans les variétés non standard de cette langue. Une telle congruence suggérerait un certain degré de cohérence dans l’utilisation des variantes sociolinguistiques par les sujets.

Même si cette congruence paraît découler logiquement de la notion de variété, certains auteurs attirent l’attention sur la présence de traits non congruents à l’intérieur d’un même énoncé. Comme le remarque Gadet (1989b), les conditions de production de la parole sont trop complexes pour éviter la variation interne. En effet, il existe une sélection, consciente ou inconsciente, réalisée par les sujets, des variantes sociales et stylistiques au moment du discours. Ce choix, qui est indivi-duel, peut entrer en conflit avec la cohérence des variétés, qui se situe au niveau collectif. Dans cette perspective, le problème soulevé par Guy & Hinskens (2016) est de savoir si les variantes des différentes variables linguistiques tendent à covarier. Plus largement, leurs questions sont les suivantes.