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PERCEPTION SOCIALE ET SOCIOLINGUISTIQUE » (Grondelaers & Van Hout,2016, p.67)

Cognition sociale et attitudes linguistiques : de la perception au jugement

2.1. PERCEPTION SOCIALE ET SOCIOLINGUISTIQUE » (Grondelaers & Van Hout,2016, p.67)

Nous pouvons également expliquer le concept de dissonance linguistique par d’autres voies, par exemple en nous appuyant sur la notion de dissonance cognitive (Festinger, 1957) et sur la théorie de perception sélective, énoncées dans la section précédente. Nous pouvons supposer que, tout d’abord, les sujets jugent l’ensemble des éléments qui forment le contexte dans lequel une production est insérée (s’agit-il d’un cadre formel ou informel ? Entre amis, ou dans un cadre pro-fessionnel ? Le sujet qui parle, est-il un ouvrier ou un directeur ?). Une fois le contexte repéré, les sujets chercheraient des informations (traits saillants) qui renforceraient leurs attentes. Ensuite, par un processus d’interprétation sélective, les sujets modifieraient une information ambiguë (par exemple un mélange de traits standard et non standard) en la rendant cohérente. La perception de l’énoncé aboutit à deux catégories : soit il est standard, soit il est non standard.

Afin de comprendre comment un énoncé non homogène sociolinguistiquement est perçu de façon homogène,Buson & Billiez(2013) proposent un modèle cognitif de perception sociolinguis-tique. Ce modèle a été conçu suite à une enquête auprès de 196 enfants. Ces derniers ont été invités à écouter et à réagir à 3 enregistrements audio, plus précisément des enregistrements de répondeurs téléphoniques, de différents niveaux de formalité. L’analyse des déclarations spontanées des en-fants montre que ces derniers ont repris le contenu des enregistrements téléphoniques en ajoutant des traits sociolinguistiques absents dans le message entendu, mais compatibles avec son niveau stylistique. Le tableau 2.1.3 illustre la réaction spontanée de deux enfants :

Répondeur 1 « Bonjour - je suis désolé je suis momentanémenT (liaison T) ab-sent - mais si vous le souhaitez vous pouvez m(e) laisseR (liaison R) un message avec vos coordonnées et j(e) vous recontacterai ultérieurement - je vous remercie et à bientôt

Jugement 1 (Margaux, 9 ans )

« la première il dit pas de choses comme ça, il dit désolé je ne suis pas là»

Jugement 2 (Seyna-bou, 10 ans)

« le premier c’était quand il dit "vous pouvez me laisser un mes-sage car je ne suis pas là »

TABLE2.2 –Exemple de jugement à partir de l’écoute du répondeur (IN :Buson & Billiez(2013))

Dans cet exemple, nous pouvons voir que les deux enfants, Margaux et Seynabou, ont repris

how many and which "dissonant" clusters of standard and non-standard features are intuitively admissible in a specific interaction embedded in a specific context or register. »

Chapitre 2. Cognition sociale et attitudes linguistiques

l’énoncé en ajoutant une négation standard, en incluant la particule négative "ne", et la conjonction de coordination "car", typiques d’un registre formel. Ces deux éléments linguistiques sont inexis-tants dans le message entendu mais compatibles avec le niveau de formalité de l’énoncé (présence de liaisons facultatives, lexique formel). Ce phénomène a été nommé Restauration Sociolinguis-tique. Pour les auteures, les enfants perçoivent certains traits stylistiques saillants (dans un énoncé non homogène) qui activent des schémas cognitifs, qui vont influencer la façon dont les enfants restituent les énoncés entendus (tendance à la cohérence).

Selon le modèle proposé par les auteures, des processus ascendants et descendants sont impli-qués dans la perception des variétés. Les premiers sont liés à la saillance de certaines variantes et les seconds dépendent des stéréotypes activés lors de la perception des énoncés. Une fois les élé-ments saillants du message repérés par celui qui l’entend, ils seraient mis en relation avec d’autres éléments sociolinguistiques mémorisés par le locuteur, liés aux éléments saillants et avec diffé-rentes informations sociales et linguistiques. Par un effet de contamination, aussi appelée effet halo (Thorndike, 1920; Moreau & Brichard, 1997), le locuteur aurait la sensation d’avoir perçu l’en-semble des traits, ceux qui étaient présents dans le message entendu et ceux qui ont été activés par association mais qui n’étaient pas présents dans le message entendu. L’activation des stéréo-types liant entre eux les traits sociolinguistiques aboutit à rendre homogène la "couleur stylistique" perçue pour l’énoncé entendu.

Le schéma illustré dans la figure 2.1 synthétise la mise en œuvre des processus ascendants et descendants mobilisés lors de la perception des variétés sociolinguistiques et du phénomène de Restauration Sociolinguistique.

2.1. PERCEPTION SOCIALE ET SOCIOLINGUISTIQUE

Activation de l’ensemble du schéma/stéréotype

(effet de halo)

Mise en lien avec des éléments stockés en mémoire (exemplaires)

Récupération d’éléments saillants Message perçu (style hétérogène) Actualisation du schéma/stéréotype Restauration Sociolinguistique

Méta-discours sur le message (style homogène reconstruit)

FIGURE2.1 – Schéma de Restauration Sociolinguistique, repris deBuson et al.(2014)

Afin de fonder le phénomène de Restauration Sociolinguistique sur des bases empiriques plus solides,Buson et al.(2014) ont mis en place une expérimentation auprès de 58 adultes, 25 hommes et 33 femmes. Les sujets ont effectué une tâche de répétition d’énoncés formels et informels, ho-mogènes et non hoho-mogènes sur le plan stylistique. Le caractère formel ou informel des énoncés a été validé avec une tâche de jugement soumise à 62 étudiants de Licence de Sciences du Langage. Les énoncés considérés comme stylistiquement homogènes contiennent uniquement des variantes stylistiques cohérentes avec les choix lexicaux et le contenu du message. Les énoncés considérés comme non homogènes contiennent tous les traits des énoncés homogènes plus une variante dis-sonante. Cette variante peut être une liaison facultative réalisée dans un contexte informel, la non-réalisation d’un « ne » dans un contexte formel, etc. Le matériau expérimental contient 4 types d’énoncés : énoncé formel homogène (par exemple, Nous ne connaissions même pas le président de cette association), énoncé formel non homogène (par exemple, C’est un prix symbolique même

Chapitre 2. Cognition sociale et attitudes linguistiques

si le gouvernement ø veut pas parler de gratuité), énoncé informel homogène (par exemple, Tu ø vaspas mett(re) tes pompes dégueu dans ma caisse, nan ?), et énoncé informel non homogène (par exemple, Ouais bein le gars i(l) n’avait pas franch(e)ment l(e) choix au final).

Les auteurs ont formulé les hypothèses suivantes :

- À l’écoute d’un énoncé homogène, la répétition de la variante cible est identique à celle qui est entendue.

- À l’écoute d’un énoncé non homogène, la variante cible est remplacée par celle qui est en cohérence avec l’ensemble du message, c’est-à-dire celle qui est cohérente avec l’ensemble du message alors qu’elle n’a pas été entendue.

Par exemple, lors de l’écoute de l’énoncé homogène « Nous ne connaissions même pas le pré-sident d(e) cette association », il était attendu que les sujets répètent ce dernier de façon identique, en maintenant la variante "ne " standard de la négation. Cependant, lors de l’écoute de l’énoncé non homogène, « C’est un prix symbolique même si le gouvernement veut pas parler de gratuité », dans lequel le « ne » de négation ne figure pas, il était attendu que les sujets insèrent la variante manquante.

À partir de l’analyse de la transcription des phrases répétées, il ressort que les sujets modifient en effet davantage les énoncés non homogènes (44,1%) en restaurant la variante congruente avec le contexte, en comparaison des énoncés homogènes qui sont très peu modifiés (8%). Dans une analyse plus approfondie, les auteurs ont comparé les énoncés homogènes et non homogènes par niveau linguistique : phonologique, grammatical et pragmatique. En outre, ils se sont demandé si la restauration respectait un sens de formalité : du sens formel vers le sens informel ou l’inverse. Au-trement dit, les sujets ont-ils davantage tendance à remplacer les variantes standard par les variantes non standard (modification vers le non standard) que les variantes non standard par les variantes standard (modification vers le standard) ? D’après ces deux analyses, les auteurs concluent que le phénomène de Restauration Sociolinguistique se maintient quelle que soit la nature linguistique de la variable sociolinguistique d’une part, et quelle que soit la direction de la restauration d’autre part : soit vers le sens standard, soit vers le sens non standard, ce qui permet d’éliminer l’hypothèse de la "correction" des énoncés vers davantage de norme.

Cette étude expérimentale que nous venons de présenter nous donne quelques indices sur le processus de perception de variétés sociolinguistiques. Tout d’abord, les auteurs font l’hypothèse que les locuteurs forment des schémas sociolinguistiques, qui associent ensemble les variantes de

2.1. PERCEPTION SOCIALE ET SOCIOLINGUISTIQUE

différents niveaux linguistiques (phonologique, grammatical, pragmatique), mais qui ont la même orientation sociolinguistique (soit standard, soit non standard). Par exemple, pour représenter cog-nitivement un schéma de type non formel, le locuteur associerait différents traits sociolinguistiques dans ses représentations : l’absence du "ne" de négation, l’absence de la liaison, certains marqueurs pragmatiques, un vocabulaire familier ou très familier, etc. Dans ce cadre, nous retenons que le processus de perception des variables sociolinguistiques respecte une dynamique selon laquelle les traits saillants repérés dans le discours activent les schémas cognitifs pré-établis. Une fois ces sché-mas activés, ils mobilisent à leur tour les variantes qu’ils contiennent et qui ne sont pas présentes dans l’énoncé entendu. C’est cette mobilisation qui aboutirait au phénomène de restauration so-ciolinguistique, c’est-à-dire à la restitution par le locuteur des traits congruents avec l’orientation sociolinguistique générale de l’énoncé entendu, mais absent de celui-ci. Ce processus est illustré par la figure 2.2.

Le schéma cognitif formel active le “ne” Perception du contexte active le schéma cognitif formel C’est un prix symbolique même si le gouvernement ø

veut pas parler de gratuité

Le locuteur répète en remettant/restaurant le “ne” qu’il n’a pas entendu

C’est un prix symbolique même si le gouvernement NE veut pas parler de

gratuité

Chapitre 2. Cognition sociale et attitudes linguistiques

Deuxièmement, pour réduire la complexité et éviter la dissonance linguistique, comme nous l’avons avancé, le processus de perception des variétés se déroule de façon sélective, en s’appuyant sur des informations sociolinguistiques saillantes présentes dans l’énoncé entendu. Troisièmement, nous pouvons faire l’hypothèse que l’existence de tels schémas sociolinguistiques peut également conduire les sujets à formuler des attentes vis-à-vis de l’interlocuteur, dans la mesure où les va-riables associées entre elles pourraient être également associées à un sens social. En effet, si le schéma activé est de type non formel ou non standard, alors le locuteur portera davantage son at-tention sur les variantes produites par l’interlocuteur ou sur d’autres traits, comme des traits de sa personnalité ou de son comportement, qui confirmeraient cette attente linguistique.

2.2 Construction du sens social

Nous venons de voir commentBuson et al.(2014) rendent compte de l’élaboration des repré-sentations cognitives des variables sociolinguistiques à l’aide d’un modèle interactif de perception et d’un schéma, qui associerait plusieurs variantes d’une même orientation sociolinguistique et de niveaux linguistiques différents (phonologie, syntaxe, lexique, pragmatique).

Dans notre travail, nous essayerons de comprendre comment les apprenants d’une LE construisent une représentation du sens social des variables sociolinguistiques utilisées dans cette langue. Pour atteindre cet objectif, nous nous baserons sur la théorie des Représentations sociales.

Dans cette section, nous allons aborder deux concepts clés à propos de la construction de la va-leur des objets sociaux : la représentation sociale et la catégorisation sociale. Nous allons présenter chacune de ces deux théories en explicitant leurs concepts de base pour ensuite, dans la prochaine section de ce chapitre, transposer ces concepts à la représentation des variétés sociolinguistiques. Notre intention est de contribuer à une nouvelle façon de voir et de comprendre le jugement et les attitudes sociolinguistiques à travers le prisme de la psychologie sociale.

2.2.1 Représentation sociale

Élaborée parMoscovici (1961), la théorie de la Représentation Sociale analyse les règles qui régissent la pensée sociale. Plus précisément, cette théorie cherche à savoir comment les com-munautés élaborent un objet social avec l’intention d’agir et de communiquer (Moscovici,1963).