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et Attitudes Linguistiques

2.3. REPRÉSENTATION DES VARIÉTÉS SOCIOLINGUISTIQUES : JUGEMENT ET ATTITUDES LINGUISTIQUES

2.3.2 Des attitudes aux représentations

En analysant les attitudes linguistiques des locuteurs, les études variationnistes ont permis de dégager quelques spécificités des représentations des variétés. Elles montrent que la valeur assi-gnée à une variante est un objet de consensus au sein des communautés linguistiques. Comme le remarqueLabov(1976), « les attitudes sociales envers la langue sont d’une extrême uniformité au sein d’une communauté linguistique10». En s’appuyant sur la technique du Matched Guise,Labov

(1976) a élaboré un réaction subjective afin de mettre en évidence les réactions sociales

incons-10. D’ailleurs, Labov définit une communauté linguistique comme étant « un groupe de locuteurs qui ont en commun un ensemble d’attitudes sociales envers la langue » (ibidem, p. 338).

Chapitre 2. Cognition sociale et attitudes linguistiques

cientes vis-à-vis des valeurs associées à la variante de prestige (R)11. La tâche consistait à faire entendre 40 paires de phrases avec des variantes contrastées (présence ou absence de [r]) qui ont été enregistrées par 22 locutrices. Les 200 sujets participant à l’étude devaient adopter la position d’un responsable des ressources humaines. Ils devaient noter les locutrices selon une échelle d’ap-titude professionnelle, comme s’il s’agissait de candidates à un emploi. Les résultats montrent que 100% des sujets entre 18 et 39 ans attribuent une valeur positive à la variante de prestige, malgré le fait que la plupart d’entre eux ne l’emploient jamais dans leurs discours. Pour Labov, ces résultats confirment l’uniformité dans l’évaluation des traits dans la communauté de New York.

D’autres études, utilisant d’autres techniques que le Matched Guise, ont montré que la repré-sentation des variétés n’était pas aussi homogène au sein des communautés linguistiques que Labov ne l’avait supposé antérieurement. Elles ont mis en évidence que les variantes pouvaient avoir dif-férentes significations au sein du groupe et même des significations contradictoires. Ces études critiquent le fait que pour Labov, les valeurs normatives partagées au sein des communautés lin-guistiques sont construites dans un système de prestige socio-économique. En effet, d’après lui, « la stratification régulière d’une variable sociolinguistique au niveau du comportement a pour cor-rélat un accord unanime quant aux réactions subjectives à cette variable » (Labov, 1976, p.338). Selon Campbell-Kibler (2008), cette approche incite à penser que dans la stratification sociale, tous les locuteurs sont d’accord non seulement avec leur place dans la hiérarchie sociale mais aussi avec la signification des indices linguistiques. Pour l’auteure, ce point de vue est limitatif dans le sens où « le système des normes de prestige est vu de manière différente selon les locuteurs occu-pant différentes positions dans la hiérarchie sociale du prestige mais ne représente également qu’un ensemble limité de possibilités d’évaluation dans le monde sociolinguistique12» (p.654).

Dans cette optique, des études ultérieures, notamment celles de la troisième vague13, ont mis en évidence la variabilité des jugements sociolinguistiques. Campbell-Kibler (2006, 2008, 2009) montre comment des locuteurs socialement comparables ont une perception différente d’un même sujet selon l’utilisation de la variable phonétique (ING)14. L’auteure a également utilisé la

tech-11. La variable phonologique [r] concerne la présence ou l’absence de [r] consonantique en position postvocalique, dans car, card, four, fourth (voiture, carte, quatre, quatrième) dans la ville de New York. Labov a démontré que l’absence de la variable présente un facteur de différenciation et une stratification sociale (Labov,1976, p.95).

12. Notre traduction de l’original en anglais : Not only is this system of prestige-related norms viewed differently by speakers in different places on the prestige hierarchy, but it also represents only a limited set of the evaluation systems at play in the sociolinguistic world.

13. Troisième vague d’études sociolinguistiques (Eckert,2012b).

14. La variable phonologique /ING/ présente les variantes

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et

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. L’usage de la variable est directement lié à la classe sociale des sujets et au niveau de formalité. La variante

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est associée aux classes moins aisées, au discours informel et aux habitants de la région sud des États-Unis.

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nique du Matched Guise15, associée à un questionnaire pour faire évaluer 32 enregistrements de parole spontanée de trois locuteurs. Elle a analysé 179 jugements, dont 55 ont été collectés grâce à des interviews ouvertes et 124 via une expérimentation en ligne. Les résultats montrent que l’éva-luation portée sur les locuteurs enregistrés change au fur et à mesure de la modification des variantes présentes dans les énoncés. D’une façon générale, les locuteurs sont perçus comme moins intelli-gents ou moins éduqués quand ils utilisent la variante non standard

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. Cependant, les jugements sur la variante standard

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ne sont pas tous homogènes. Par exemple, lorsque le locuteur utilise cette variante, il est jugé par certains sujets comme étant plus intelligent et par d’autres, comme étant ennuyeux, moins intelligent et comme « quelqu’un qui veut impressionner ». En plus de cette divergence dans les jugements, cette étude montre que la perception d’autres traits de langage peut influencer le jugement de la variable (ING). Par exemple, lorsque les locuteurs sont perçus comme étant originaires du sud des États-Unis (origine identifiée par d’autres caractéristiques du discours, comme la monophtongaison de [aj], dans time, par exemple), le jugement de

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et

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est iden-tique lorsque les sujets jugent les catégories intelligence et scolarité.

Dans une étude postérieure, Campbell-Kibler (2010a) montre que d’autres facteurs associés aux variables peuvent influencer la perception et la représentation des sujets lors de tests de ju-gement. En s’appuyant sur les mêmes énoncés, l’auteure a ajouté l’information sociale profession aux enquêtes. Ainsi, les sujets devaient juger un « professeur des universités », un « professionnel expérimenté » et une « personnalité politique ». Les résultats montrent que la valeur attribuée à la variante change selon le statut professionnel des locuteurs jugés. Pendant que les « professeurs des universités » sont jugés comme plus compétents lors de l’utilisation de la variante

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, les « professionnels expérimentés » sont jugés comme étant plus compétents lors de l’utilisation de la variante

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.

Dans la continuité de ces travaux,Mendes(2015) a voulu mettre en évidence la divergence des jugements sociolinguistiques, selon l’influence d’autres traits des locuteurs lors des tâches de ju-gements. Il a analysé la représentation de la variable concordance nominale du portugais brésilien, dont la variante non standard correspond au non-accord entre l’article et le nom (par exemple, os meninoø). L’auteur a utilisé la technique du Matched Guise pour faire évaluer quatre locuteurs de sexe masculin, 2 hétérosexuels et 2 homosexuels16. Son objectif était non seulement d’évaluer l’in-fluence de la catégorie "masculinité", mais aussi de mettre en évidence la divergence des jugements selon le sexe des juges. Les résultats montrent que, de façon générale, la variante non standard a été

15. Son travail apporte plusieurs innovations méthodologiques, comme l’utilisation des échanges authentiques au lieu des lectures, ainsi que la modification de la variante à travers un logiciel informatique.

Chapitre 2. Cognition sociale et attitudes linguistiques

jugée comme étant liée aux catégories "moins éduqué" , "moins féminin", "moins formel", "moins intelligent" et "classe sociale moins aisée". Cependant, les résultats selon le sexe des juges montrent que les femmes associent la variante non standard aux catégories "intelligence" et "classe sociale", alors que les hommes associent la variante à la catégorie "masculinité".

Comme l’affirmeOushiro(2015), « il est très raisonnable d’avancer l’hypothèse que de la même façon que les usages linguistiques sont hétérogènes, la perception des variantes n’est pas homogène non plus17» (p.32). Si nous mettons en perspective les premiers travaux de Labov, fondés sur le Matched Guise, avec les travaux ultérieurs de Campbell-Kibler utilisant d’autres méthodologies en complément, nous pouvons conclure que les représentations des variétés linguistiques au sein des communautés peuvent comporter des parties convergentes et uniformes, mais en même temps diver-ger pour d’autres aspects. Les études que nous venons d’aborder s’appuient sur la notion de champ indexical(Eckert,2008,2012b) pour expliquer la variabilité dans la perception des sujets. Comme nous l’avons déjà abordé dans le chapitre précédent, cette notion indique que la signification des va-riantes n’est pas fixe, mais qu’elle est formée d’un champ de significations liées idéologiquement. Selon l’auteur, la valeur attribuée aux variétés peut être réinterprétée à tout moment et re-indexée à ce champ, ce qui peut expliquer cette variabilité des jugements.

Comme nous l’avons explicité au début de ce chapitre, l’approche du champ indexical n’éclair-cit pas certains aspects du processus de signification. En effet, cette approche ne rend pas compte du lien existant entre les évaluations convergentes et les évaluations divergentes, ni n’explique com-ment les significations changent. Nous allons tenter d’expliquer ces aspects en nous appuyant sur la théorie des représentations sociales, plus spécifiquement sur la théorie du noyau central. Comme nous l’avons évoqué dans la section 2.2.1, les représentations sociales s’organisent autour d’un noyau central qui est constitué d’un nombre très limité d’items. Autour de ce noyau, il existe des éléments périphériques qui font également partie des représentations, mais qui sont moins impor-tants ou représentatifs que les éléments du noyau. C’est la façon dont l’ensemble des éléments est organisé qui caractérisera la nature de la représentation. SelonAbric(2003a), connaître cette struc-ture est essentiel pour comprendre les représentations sociales des sujets, car avec des éléments identiques, nous pouvons trouver des représentations sociales complètement différentes. Abric cite comme exemple la représentation sociale du travail chez un groupe de jeunes, composé par des titulaires de diplômes élevés, et par des jeunes sans diplôme. Les deux groupes évoquent des ré-ponses similaires lorsqu’on leur demande ce que le travail représente pour eux : des contraintes,

17. Notre traduction de l’original en portugais : É bastante razoável aventar a hipótese de que, do mesmo modo como os usos linguísticos são heterogêneos, a percepcão sobre as variantes tampouco é homogênea.

2.3. REPRÉSENTATION DES VARIÉTÉS SOCIOLINGUISTIQUES : JUGEMENT ET ATTITUDES LINGUISTIQUES

de la reconnaissance sociale, une obligation, la nécessite de financer ses loisirs, le moyen d’avoir des relations, le moyen de gagner sa vie, l’épanouissement personnel et la confiance en soi. Mal-gré le partage de l’ensemble de ces items, la signification de la représentation du travail chez les groupes de jeunes n’est pas la même. Tandis que le noyau central des diplômés est constitué par des catégories comme « gagner sa vie, épanouissement personnel et reconnaissance sociale », donc une représentation plutôt positive du travail, le noyau central du groupe de jeunes non-diplômés est constitué par le choix de catégories comme « gagner sa vie, contraintes et financer ces loisirs », qui portent sur une signification moins positive : le travail est un moyen contraignant, mais nécessaire pour satisfaire ses besoins personnels. Cet exemple met en évidence le rôle de l’organisation des éléments de signification pour comprendre la valeur sociale attribuée à une représentation.

La structure de la représentation peut alors expliquer pourquoi le jugement des locuteurs peut à la fois converger et diverger dans la même communauté linguistique. Par exemple,Flament(2011) cite le travail de Larrue (1984) et de Chauvet (1986) pour montrer comment l’organisation des schémas périphériques d’une population permet à deux sous-populations d’avoir une même repré-sentation d’un objet donné, et pour des raisons circonstancielles (par exemple, des différences dans les pratiques individuelles), avoir des discours différents. L’étude de Larrue conclut à l’existence de deux représentations de la culture dans la population française. La savoir et la culture-comportement. La première représentation a été trouvée dans la classe supérieure, alors que la deuxième a été mise en évidence dans la classe située en bas de la stratification sociale. Cependant, l’étude de Chauvet auprès des grands lecteurs de la classe plus bas dans la stratification trouve éga-lement chez ces derniers une représentation du type "culture-savoir". Flament conclut que toutes ces populations possèdent une représentation unique en termes de noyau dur, mais que divers in-dividus, pour des raisons soit individuelles, soit sociales, soit par des pratiques culturelles plus ou moins intenses, peuvent activer des éléments périphériques différents et donc avoir des jugements et des discours différents.

De la même façon, nous comprenons que le processus de signification des variétés sociolin-guistiques dépend directement de la façon dont les éléments de représentation sont organisés. Par exemple, les résultats des études de Campbell-Kibler (2006, 2008, 2009, 2010a) et de Mendes

(2015) montrent qu’une même variante peut être associée à différentes significations malgré un consensus général attribué à sa signification générale : de prestige ou non. Nous pouvons dire que la représentation des sujets converge car elle comporte des éléments centraux uniformes (par exemple, prestige, pouvoir) mais qu’elle diverge car les éléments périphériques ne sont pas les mêmes. Dans cette perspective, nous pouvons dire qu’il existe des éléments centraux communs à tous les

locu-Chapitre 2. Cognition sociale et attitudes linguistiques

teurs (éléments centraux qui peuvent comporter par exemple des informations normatives) et des éléments périphériques plus spécifiques à chacun des locuteurs.

En reprenant les résultats de l’étude deMendes(2015), nous pouvons supposer que la variable Complément Nominaln’est pas représentée par les hommes et les femmes de la même façon, car ces deux catégories de locuteurs portent leur jugement sur des éléments qui sont organisés et hié-rarchisés de façon différente. En ce sens, ces éléments seraient plus ou moins périphériques, ou plus ou moins centraux chez les uns et chez les autres. Ainsi, de notre point de vue, la variable Complément Nominalpourrait ne pas avoir été re-signifiée comme le suggère la notion d’indexical order, mais elle aurait été construite de façon différente dans chaque groupe.

La construction du noyau central peut être différente selon les catégories de locuteurs, car elle dépend non seulement des contraintes sociales imposées aux sous-communautés, mais également de la façon dont les sujets ont accès aux objets de la représentation. Comme indiqué parHerzilich

(1972) etMoliner & Guimelli(2015), les groupes et même les individus à l’intérieur des différents groupes n’ont pas accès de façon égalitaire aux informations disponibles sur l’objet représenté. En ce sens, la valeur attribuée à l’objet sera liée non seulement aux critères de cohérence à l’intérieur du groupe, mais également aux relations individuelles entre chacun des sujets qui composent le groupe et l’objet représenté.

La théorie du noyau central peut nous donner également des indices pour comprendre le chan-gement des représentations sociolinguistiques. Comme nous l’avons évoqué dans la section 2.2.1 le processus de transformation d’une représentation peut être "résistant", "progressif" ou "brutal". Pour qu’une représentation change complètement, il est nécessaire que le noyau central de la repré-sentation soit touché. Ce changement peut être occasionné par des facteurs internes ou externes. Par exemple, le travail de Zhang (2005)18, (cité dansEckert(2012a).) illustre comment l’influence des facteurs externes, par exemple l’entrée de la Chine dans l’économie mondiale, peut contribuer au changement des représentations des variétés au sein d’une communauté. L’auteur met en évidence la variation sociolinguistique occasionnée par l’émergence d’une nouvelle classe d’élite à Pékin : des jeunes cadres dans le secteur financier étranger. L’auteur montre que ces jeunes ont développé une nouvelle façon de parler qui contraste directement avec celle de leurs pairs (les jeunes appar-tenant aux institutions financières de l’État). Leur nouvelle façon de parler inclut non seulement des traits linguistiques des variétés locales mais aussi des traits linguistiques des variétés parlées à Hong Kong et Taiwan. L’auteur explique que cette nouvelle variété met en évidence

principale-18. Zhang Q. 2005. A Chinese yuppie in Beijing : phonological variation and the construction of a new professional identity. Lang. Soc. 34 :431–66

2.3. REPRÉSENTATION DES VARIÉTÉS SOCIOLINGUISTIQUES : JUGEMENT ET ATTITUDES LINGUISTIQUES

ment leur style de vie cosmopolite. Nous pouvons avancer que le changement de la représentation de ces locuteurs et de la variété qu’ils emploient est directement lié aux facteurs externes poli-tiques et économiques. Par souci de se différencier de leurs concurrents, ces jeunes ont changé leur comportement linguistique, ce qui a donné lieu au processus de changement de représentation.

Dans ce chapitre, nous avons abordé comment la psychologie sociale et la cognition sociale comprennent les phénomènes de perception et de représentation. En nous appuyant sur ces théo-ries, nous avons suggéré de nouveaux moyens pour comprendre les processus de signification et de représentation des variables sociolinguistiques. Dans le chapitre suivant, nous allons dans un premier temps explorer le processus d’acquisition de la variation sociolinguistique en LE. Ensuite, nous allons aborder les processus de perception et de jugement chez les apprenants, pour enfin aboutir à la problématique et aux questions de recherche de ce travail.

Chapitre 3

Perception et jugement des variétés