• Aucun résultat trouvé

Cognition sociale et attitudes linguistiques : de la perception au jugement

2.1. PERCEPTION SOCIALE ET SOCIOLINGUISTIQUE

Le choix entre processus automatiques et les processus contrôlés est fortement dépendant des motivations, qui sont au cœur de notre façon d’appréhender le monde social.Fiske & Taylor(2011) listent 5 motivations qui influencent le choix d’un processus de cognition sociale (tableau 2.1.1), entre le mode automatique et le mode contrôlé :

Motivation Objectif

Appartenance Faire partie d’un groupe et se sentir accepté

Compréhension Croire que ses propres idées correspondent à celles de son groupe (partage social de la cognition)

Contrôle Éviter de commettre des erreurs et se sentir efficace

Promotion de soi Se considérer positivement, au moins au sein de son propre groupe

Confiance dans son groupe

Considérer les gens de manière positive, au moins au sein de son propre groupe

TABLE2.1 –Motivations qui influencent le mode de cognition social (adapté deFiske & Taylor(2011), p. 59)

Pour satisfaire nos besoins personnels, soit nous exploitons l’information qui nous arrive, dans ce cas nous fonctionnons par les processus contrôlés, soit nous nous appuyons sur des cadres déjà dessinés, dans ce cas nous fonctionnons par des processus automatiques. Par exemple, le besoin de se faire accepter par son groupe peut nous mener vers un fonctionnement automatique du traitement de l’information sociale, dans la mesure où l’appartenance génère une sorte de « filtre » sur lequel nous nous basons pour construire la réalité sans trop y réfléchir. L’étude deHastorf & Cantril(1954) montre comment le sentiment d’appartenance peut mener à différentes perceptions d’un même événement. Les chercheurs ont analysé deux groupes d’étudiants lors d’un match de football. Les étudiants devaient remarquer les fautes de leur propre équipe et celles de l’équipe adverse. Les résultats montrent que le nombre de fautes détectées variait selon l’appartenance des étudiants à une équipe ou l’autre : ils favorisaient leur propre équipe, dans le sens où ils ont détecté plus de fautes chez l’équipe adverse.

Tajfel & Turner(1979), puisTajfel(1981) ont mis en évidence le rôle de l’identité et de l’appar-tenance sociale dans la modification de nos perceptions. Selon les auteurs, les individus évaluent

Chapitre 2. Cognition sociale et attitudes linguistiques

leur groupe d’appartenance de façon positive en regard des autres groupes, en cherchant à augmen-ter leur estime de soi. En effet, selon la théorie de l’identité sociale, l’estime de soi est composée de l’addition d’une identité personnelle et d’une identité sociale, laquelle est liée à l’appartenance à un groupe. Le fait de favoriser l’endogroupe au détriment de l’exogroupe aide donc à maintenir la vision positive que nous avons de nous-mêmes.

Le rapport entre identité sociale et appartenance au groupe peut créer d’autres biais percep-tifs. Le biais de l’homogénéité de l’exogroupe (Out-group Homogeneity Effect) (Park & Roth-bart,1982;Quattrone & Jones,1980) montre que les membres d’un groupe mentionnent un grand nombre des traits différenciant les individus de leur groupe (biais d’hétérogénéité endogroupe) et moins de traits lors qu’il s’agit de décrire les membres d’un autre groupe. Le biais d’homogé-néité exogroupe s’applique aux groupes avec qui les sujets n’ont jamais eu de contact, par exemple certains groupes ethniques ou certains groupes sociaux.

La perception que nous avons des personnes dépend directement des informations préalables que nous avons (ou pas) les concernant. Selon les théories implicites de la personnalité (Bruner & Tagiuri,1954) nos systèmes de croyances personnelles modulent la perception des traits de person-nalité de l’autre. SelonBeauvois (1982), cette théorie suppose une congruence dans la description des traits de personnalité. Lorsque les sujets connaissent d’avance quelques traits d’une autre per-sonne, ils auront tendance à créer des attentes et à inférer des traits congruents de personnalité vis-à-vis des informations lacunaires.

2.1.2 Formation d’impressions

En cognition sociale, la formation d’impressions correspond au processus qui permet la for-mation d’une impression globale d’autrui. Asch (1946) a été le premier à démontrer comment fonctionne le mécanisme de formation d’impressions. Selon lui, l’individu organise les traits de sa perception dans un ensemble, de façon cohérente. Dans son étude, il a présenté à deux groupes d’étudiants une liste de sept traits décrivant une personne donnée : intelligent, travailleur, chaleu-reux, adroit, déterminé, pratique, prudent. Asch a fait l’hypothèse que le terme « chaleureux » était central. Il a donc remplacé ce terme par « froid » pour la moitié du groupe. La tâche consistait à continuer la liste de traits décrivant la personne. Les résultats montrent que 91% des étudiants ont perçu la personne « chaleureuse » comme étant généreuse alors que la personne « froide » n’a été vue ainsi que par 8% d’entre eux. D’après ces résultats, Asch conclut que certains traits jouent un

2.1. PERCEPTION SOCIALE ET SOCIOLINGUISTIQUE

rôle d’organisateur central qui forme notre impression globale, alors que d’autres traits occupent une position périphérique. Il conclut également que des forces unificatrices travaillent sur des élé-ments individuels pour les mettre en cohérence avec l’impression globale. La cohérence joue donc un rôle très important dans la formation d’impression, et mène les sujets à percevoir l’environne-ment d’une façon sélective. Selon Fiske & Taylor (2011) deux théories renforcent cette idée : la théorie de la dissonance et la théorie de la perception sélective. La théorie de la dissonance ( Fes-tinger,1957) prévoit que les sujets subissent un état de conflit cognitif (inconsistance) lorsqu’ils se trouvent dans une situation où ils agissent de façon incohérente par rapport à leurs croyances et opi-nions. Par exemple, une personne qui accorde de l’importance à la santé peut sentir une sensation d’inconfort ou une "angoisse cognitive" si elle fume. Selon cette théorie, afin de réduire cette sen-sation et de passer à un état de cohérence (appelé consistance cognitive dans la théorie cognitive), les sujets modifieront soit leurs croyances, soit leurs actions, soit la perception de leurs actions.

Fiske & Taylor(2011) expliquent que selon les théories de la consistance (Abelson et al.,1968), les individus ont tendance à privilégier les informations consistantes, c’est-à-dire les informations qui renforcent leurs attitudes afin d’éviter la dissonance. En ce sens, la perception sélective est la tendance à interpréter de manière sélective notre environnement selon nos propres croyances. Trois biais cognitifs sont décrits selon cette théorie : l’exposition sélective, l’attention sélective et l’interprétation sélective. Le premier biais soutient que les sujets chercheront des informations cohérentes qui leur manquent, en s’exposant à une source d’information qui renforce leurs attitudes (groupes fréquentés, exposition aux médias selon leur pertinence, etc.). Le deuxième biais prévoit que les sujets seront plus attentifs aux informations consistantes au détriment des informations inconsistantes. Le dernier biais prévoit que les sujets modifient leur perception d’une information ambiguë afin de la rendre consistante.

2.1.3 Perception des variétés sociolinguistiques

Jusqu’à présent, nous avons abordé les théories relatives à la perception sociale et au processus de formation d’impressions. Ces théories sont importantes non seulement pour comprendre com-ment les sujets perçoivent leur environnecom-ment, mais aussi pour connaître les biais cognitifs qui peuvent affecter la perception que les sujets ont d’eux-mêmes et des autres.

En ce qui concerne la perception des variétés, le mot perception a un double sens : il porte à la fois sur la perception que nous avons des locuteurs (perception sociale) et à la fois sur la perception

Chapitre 2. Cognition sociale et attitudes linguistiques

des variétés employées par ces mêmes locuteurs (perception linguistique). En sociolinguistique, les chercheurs se sont intéressés aux différences et aux relations entre production et perception des variables sociolinguistiques. Ils ont essayé de comprendre quels mécanismes sont en jeux dans la production et la perception sociolinguistique, et quels sont les résultats du fonctionnement de ces mécanismes. Dans cette section, nous allons aborder les concepts de cohérence et de dissonance linguistique, deux concepts très importants dans notre travail. Nous allons également essayer d’in-terpréter le processus de perception des variétés sociolinguistiques à la lumière des théories venant de la psychologie sociale.

Des recherches récentes en sociolinguistique (Gregersen & Pharao,2016;Grondelaers & Van Hout,

2016) examinent la cohérence linguistique des variétés employées par les locuteurs à partir de la relation entre leur production et leur perception. Leurs études convergent vers la même conclusion : il existe un écart entre la production et la perception des locuteurs.

Ce constat n’est pas une nouveauté.Trudgill(1972), dans sa célèbre étude sur le parler de Nor-wich, avait constaté que la production effective des locuteurs et la perception que les locuteurs ont eux-mêmes de leur propre façon de parler ne convergent pas. Il a analysé la production et la percep-tion d’hommes et de femmes sur l’usage des variantes /ju:/, plus valorisée, et /u:/, moins valorisée. Les résultats montrent que, d’une part, 40% des locuteurs qui utilisent la variante prestigieuse ont tendance à sous-évaluer le degré de standardité de leur propre prononciation : ils pensent utiliser la variante /u:/, mais en réalité, ils utilisent plus fréquemment la variante /ju:/. D’autre part, 16% des locuteurs sur-évaluaient leur prononciation. Plus précisément, ils croient employer la variante prestigieuse, alors qu’en réalité ils emploient plus souvent la variante moins valorisée.

Cet écart entre perception et production est aussi observable quand il s’agit de juger la produc-tion de l’autre. En effet, comme le remarqueGadet(2007), les énoncés hétérogènes comportant des variantes non congruentes (standard et non standard) sont considérés par les locuteurs comme des ensembles homogènes.Grondelaers & Van Hout(2016) donnent à la différence entre la perception et la production le nom de dissonance linguistique. Les auteurs partent du principe de l’harmo-nie musicale pour expliquer que dans la variété standard, les locuteurs tolèrent un certain degré d’hétérogénéité :

« l’harmonie concerne un accord tacite entre les interlocuteurs sur la quantité et la na-ture des séquences de traits standard et non standard qui sont intuitivement acceptables dans une interaction spécifique incluse dans un contexte ou un registre spécifiques3

2.1. PERCEPTION SOCIALE ET SOCIOLINGUISTIQUE