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3. Les oppositions entre masculinité et féminité

3.7 Utilités polémiques : païens, gnostiques et montanistes

Il reste maintenant à déterminer contre qui les discours sur la prophétie féminine sont dirigés : ce langage s’articule nécessairement contre des adversaires, ceux qui sont issus de la mauvaise prophétie et qui accordent aux femmes un rôle particulier. En effet, pour

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O. Cullmann, qui estime que les Homélies, à une certaine étape de leur constitution, ont été façonnées au sein d’un milieu judéo-gnostique, l’opposition entre le principe masculin et le principe féminin « s’explique probablement par la tendance générale de la religion d’Israël dans laquelle le rôle de la femme a toujours été fort restreint et qui a réagi contre les influences de religions étrangères accordant une plus grande place au principe féminin »317.

Quelles sont ces religions? D’abord les païens, logiquement, contre qui les attaques sont nombreuses, autant dans les Homélies que dans les Reconnaissances, qui critiquent la mythologie et affirment avec vigueur la nécessité d’arrêter les sacrifices et l’adoration idoles. O. Cullmann identifie, en Syrie, le culte d’une déesse du ciel très populaire à l’époque de la constitution des Prédications de Pierre318. Les païens aussi avaient leurs prophètes, ou plutôt leurs prophétesses : la Pythie et les prophétesses de Dodone. Dans son

Contre Celse, Origène, qui, rappelons-le, aurait probablement connu un prototype des Clémentines, les Periodoi Petrou, critique sévèrement ces femmes, qu’il juge inférieures et

incompatibles avec la véritable prophétie : « Si Apollon de Delphes était le dieu que croient les Grecs, […] pourquoi ne choisirait-il pas pour prophétiser un homme de préférence à une femme? »319.

G. B. Bazzana considère que plusieurs textes gnostiques présentent des personnages féminins positivement et assumant un rôle important pour le salut du genre humain320. Selon lui, un des auteurs des Clémentines, un judéo-chrétien au IIe siècle, aurait rendu la présence des femmes dans l’histoire néfaste pour combattre la vision gnostique du salut, qui est apportée par des agents de nature féminine. Ainsi, on retrouverait dans les Homélies des éléments tantôt issus de la pensée gnostique, tantôt hostiles à celle-ci.

Il faut examiner les différentes composantes du dualisme sexuel pour voir ces rapports se manifester : alors que les deux prophéties pourraient entretenir une polémique

317 O. CULLMANN, Le problème littéraire et historique du roman pseudo-clémentin p. 198. 318 O. CULLMANN, Le problème littéraire et historique du roman pseudo-clémentin p. 198.

319 ORIGÈNE, Contre Celse, VII, 5 dans B. POUDERON, « La divination dans le Contre Celse ou du sexe des

religions », p. 109.

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contre les gnostiques, les autres éléments, comme la dimension féminine chez l’être humain, sont définitivement issus du gnosticisme, possiblement du gnosticisme valentinien.

Nous l’avons déjà affirmé : le terme « gnostique » au sens large du terme, est une tendance qui soutient pouvoir sauver l’âme prisonnière de la matière par la connaissance, elle-même délivrée par un intermédiaire céleste ; il ne s’agit pas d’un groupe spécifique, mais plutôt d’une tendance, et donc que le « gnosticisme juif », pour reprendre l’expression d’O. Cullmann, combatte une autre forme de gnosticisme n’est guère surprenant, ni contradictoire321.

Un troisième groupe religieux est connu pour avoir non seulement fait une place importante aux femmes, mais aussi pour avoir compté parmi ses figures de proue des prophétesses : le montanisme322. Ce courant du christianisme a émergé en Phrygie durant la seconde moitié du IIe siècle323 et aurait survécu jusqu’au IVe, voire jusqu’au Ve siècle324. Au centre se trouvait la figure de Montan et de deux prophétesses, Priscilla et Maximilla ; Montan prétendait que le Paraclet parlait par lui et proclamait la « nouvelle prophétie ».

Les principales sources du montanisme, comme le souligne judicieusement P. de Labriolle, sont celles de ses adversaires, car la haine qui était dirigée contre les montanistes, et contre les groupes hérétiques en général, a provoqué la destruction de leurs œuvres325. Comme pour le gnosticisme valentinien, c’est à ceux qui l’ont attaqué et réfuté,

321 Bien qu’il n’existe aucune donnée précise sur un courant gnostique juif, distinct du judaïsme officiel,

certaines sources permettent de postuler son existence. C’est le cas notamment des hérétiques combattus dans Col 2, 16-19 et Tt 10-14. Il existait, en dehors des pharisiens et des sadducéens, de nombreuses sectes au sein du judaïsme qui partageaient des conceptions gnostiques. Voir O. CULLMANN, Le problème

littéraire et historique du roman pseudo-clémentin, p. 170-220.

322 P. de Labriolle a fait le catalogue de ces sources antiques par lesquelles l’histoire du montanisme peut être

établie ;P. DE LABRIOLLE, Les sources de l’histoire du montanisme, Collectanea Friburgensia, 15, New York, AMS Press, 1980 (1913). Plus récemment, C. Trevett a rassemblé dans une monographie les principales conclusions des recherches sur le montanisme ; C. TREVETT, Montanism : Gender, Authority and the New Prophecy, Cambridge University Press, 1996. Ces deux ouvrages constituent un bon point de

départ pour des recherches plus poussées sur le montanisme.

323 Selon C. TREVETT, Montanism : Gender, Authority and the New Prophecy, p. 37, Montan aurait débuté ses

activités entre 140 et 171.

324 C. TREVETT, Montanism : Gender, Authority and the New Prophecy, p. 2. 325 P. DE LABRIOLLE, Les sources de l’histoire du montanisme, p. ix-xiii.

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et donc à des sources nécessairement biaisées, que nous devons nous fier.

Voici ce qu’Eusèbe de Césarée rapporte sur Montan :

Montan […] ouvrit à l’ennemi l’accès de son âme par suite d’une ambition démesurée de primer. Agité par l’Esprit, il devint soudain comme possédé et pris de fausse extase, et il se mit, dans ses transports, à parler et à articuler des mots étrangers, et à prophétiser d’une manière contraire à la coutume traditionnelle établie héréditairement dans l’Église dès le début.326

Et un peu plus loin :

Et [le diable] suscita deux femmes qu’il remplit de l’esprit de mensonge, en sorte qu’elles se mirent à débiter des propos à contre-sens et à contre-temps et de façon anormale, tout comme le précédent.327

C’est ainsi que les sources rapportent la manière dont Montan prophétisait : un état de transe et d’extase dans lequel il prononçait d’étranges paroles. De ses oracles, peu nous sont parvenus, car les sources relatent davantage la façon dont Montan les proclamait plutôt que leur contenu. Mais d’après les informations disponibles, Montan aurait, par ses prophéties, offert des interprétations des Écritures : « the Prophets clashed with catholic representatives on matters such as the nature of prophecy, the exercise of authority, the interpretation of Christian writings and the significance of the phenomenon for salvation history »328. Montan aurait été, en ce sens, un prophète chrétien, et non pas « an opportunist, publicity- hungry half-convert »329.

Mais le montanisme est intéressant pour le rôle qu’y jouent les femmes : C. Trevett y consacre un chapitre entier dans sa monographie. Elle se garde bien d’affirmer que les femmes montanistes étaient féministes : elles étaient avant tout chrétiennes. Comme

326 EUSÈBE DE CÉRASÉE, Histoire ecclésiastique, XVI, 7 dans P. DE LABRIOLLE, Les sources de l’histoire du

montanisme, p. 71.

327 EUSÈBE DE CÉRASÉE, Histoire ecclésiastique, XVI, 9 dans P. DE LABRIOLLE, Les sources de l’histoire du

montanisme, p. 72.

328 C. TREVETT, Montanism : Gender, Authority and the New Prophecy, p. 3.

329 C. TREVETT, Montanism : Gender, Authority and the New Prophecy, p. 86. Montan aurait été, avant sa

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chrétiennes, elles croyaient que l’Esprit Saint était descendu autant sur les femmes que sur les hommes330 et que le Christ n’était ni mâle ni femelle331. C’est ainsi que les femmes dans le montanisme, et dans certains groupes s’y rattachant comme les quintillianistes332, se sont retrouvées à avoir différents rôles public et religieux, allant de prophétesse à diacre333 jusqu’à évêque334.

Pour mieux exprimer cette place importante accordée aux femmes, observons le cas de Priscilla. Selon A. Jensen335, son importance au sein du montanisme a été gravement sous-estimée. En effet, l’appellation de « montanisme » date du IVe siècle336 et témoigne de la méthode hérésiologique qui consiste à nommer une hérésie selon le nom de l’homme qui en est à la tête. Plus encore, A. Jensen souligne que la signification du mot « Paraclet » est « avocat » ou « intercesseur ». Avec ces deux arguments en tête, lorsque le Paraclet parle par Montan, il faudrait plutôt comprendre que Montan est l’intermédiaire, l’avocat de Priscilla, et non pas l’inspirateur en chef. Selon ce raisonnement, Montan aurait été le responsable logistique du développement de la Nouvelle Prophétie, en ce sens qu’il voyait à l’organisation des activités, mais n’aurait pas été l’initiateur du mouvement.

Cette hypothèse, pour C. Trevett, demeure improuvée : à la lumière des sources, il est aussi incertain de supposer la primauté de Priscilla que celle de Montan. Priscilla était une figure de premier plan, qui a davantage marqué les esprits que Maximilla, dont certaines sources taisent le nom337.

Cette question expose bien la place importante qu’occupaient les femmes, de Priscilla en particulier, dans le montanisme. Chez Épiphane, dans sa notice sur le montanisme,

330 C. TREVETT, Montanism : Gender, Authority and the New Prophecy, p. 197. 331 C. TREVETT, Montanism : Gender, Authority and the New Prophecy, p. 185. 332 ÉIPHANEDE SALAMINE, « Quintilianistes », Panarion, 49.

333 C. TREVETT, Montanism : Gender, Authority and the New Prophecy, p. 185. 334 ÉIPHANEDE SALAMINE, « Quintilianistes », Panarion, 49, 2,5.

335 C. TREVETT, Montanism : Gender, Authority and the New Prophecy, p. 159. 336 ÉIPHANEDE SALAMINE, « Quintilianistes », Panarion, 49, 1.

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Montan, Priscilla et Maximilla sont présentés sur le même plan338 comme étant les trois prophètes du mouvement ; dans sa notice suivante, celle sur les quintillianistes, Épiphane affirme que ceux-ci portent également le nom de priscillanistes et il ajoute ne pas être certain de qui, Priscilla ou Quintilla, fut à l’origine du mouvement339, puisque les deux femmes auraient pris part à sa fondation.

Son origine même serait une apparition du Christ, qui se serait manifesté sous la forme d’une femme à l’une des deux femmes. Épiphane souligne l’importance que les quintillianistes accordaient à Ève : une dévotion lui était réservée, à elle qui fut la première à manger de l’arbre de la connaissance ; c’est pour cette raison que des femmes étaient ordonnées évêques. Pour C. Trevett, cette importance d’Ève pourrait signifier qu’au IVe siècle, ce courant du montaniste aurait adopté certains éléments gnostiques340. En effet, cette primauté d’Ève, en ce qui concerne la connaissance, se retrouve également dans la notice d’Épiphane sur les gnostiques : il y est dit qu’ils parleraient sans honte d’un « Évangile d’Ève », qu’ils vénèrent à cause de la connaissance qu’elle aurait obtenu du serpent341.

Ces considérations nous laissent entrevoir des similitudes avec le programme polémique des Homélies. Serait-il possible d’affirmer qu’elles entretiennent une polémique envers le montanisme? Il ne faut pas sauter aux conclusions, surtout à cause de l’origine complexe des Homélies, et à plus forte raison des Clémentines. Face à un texte qui s’est constitué sur quelques siècles, il faut rester prudent avant d’affirmer que tel ou tel passage attaque un groupe ou une doctrine spécifique.

Toutefois, volontairement ou non, les Homélies rejoignent le montanisme sur le même champ de bataille : la nature de la véritable prophétie. Les armes employées sont prophétie et féminité : dans les Homélies, les deux éléments sont incompatibles et lorsqu’ils

338 ÉIPHANEDE SALAMINE, « Montanistes », Panarion, 48, 1,2. 339 ÉPIPHANEDE SALAMINE, « Quintilianistes », Panarion, 49, 1,1-2.

340 C. TREVETT, Montanism : Gender, Authority and the New Prophecy, p. 221. 341 ÉPIPHANEDE SALAMINE, « Gnostiques », Panarion, 26, 2,6.

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sont réunis, les plus grands maux surviennent ; pour les autres, la prophétie n’est pas réservée seulement aux hommes, Ève en étant la preuve. Celle-ci devient aussi un enjeu stratégique, tantôt attaquée, tantôt défendue. D’après C. Trevett, cette apologie d’Ève aurait pu se développer dans un contexte où elle était de plus en plus dénigrée et, par association avec elle, la gent féminine, au IVe siècle et plus tard342.

La véritable difficulté, quand il s’agit de chercher contre qui les Clémentines combattent, est que toutes leurs attaques se font à demi-mot. En dehors des païens, au sens très large du terme, et de Simon le magicien, aucun groupe n’est nommé explicitement, ni dans les Homélies ni dans les Reconnaissances. C’est ceci qui nous a amenés à chercher des adversaires selon une parenté thématique plutôt qu’une parenté historique.

Les Homélies contiennent un discours très développé sur la nature de la véritable prophétie, la manière juste d’interpréter les Écritures et la véritable connaissance. Païens, gnostiques et montanistes : les deux derniers avaient des positions bien particulières sur ces questions, des positions farouchement combattues dans les Homélies. Pour les combattre, pour les vaincre, il fallait miner leur crédibilité, montrer comment et pourquoi leurs révélations s’inscrivent dans une organisation cosmique qui les disqualifie par le seul fait d’exister.