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Nous avons traité du dualisme à de nombreuses reprises déjà, sans en offrir de définition précise. Or, à présent, esquisser ne serait-ce qu’une ébauche est absolument nécessaire. La dénomination du « dualisme » fut d’abord utilisée au le XVIIe siècle pour

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désigner l’opposition, chez les zoroastriens, entre la Lumière et les Ténèbres. Par la suite, elle fut employée pour qualifier divers systèmes : la philosophie grecque (le monde sensible et intelligible chez Platon), la philosophie chinoise classique (le yin et le yang) le judaïsme (les deux voies et les deux esprits des manuscrits de Qumrân) et le christianisme (le corps et l’âme)245.

Non seulement on retrouve ce type de classification dans plusieurs culture, la variété des modèles binaires est infinie, affirme Z. Pleše, « not only because binary analysis can focus on any segment of reality, but also because no pair of opposites has privileged status as a principle of division »246. Les éléments opposés peuvent tantôt être deux moitiés d’un même tout (mâle et femelle), deux substances opposées capables de se mélanger (lumière et ténèbres, esprit et corps), deux causes se détruisant mutuellement (vie et mort, bien et mal), deux niveaux de réalité (monde idéal et copie visible), et ainsi de suite.

La nature même présente des oppositions qui peuvent refléter des réalités supérieures :

Toutes les oppositions que présente la nature manifestent ce dualisme fondamental. La lumière et les ténèbres, le jour et la nuit, l’orient et le midi d’une part, le couchant et le nord de l’autre, traduisent en image et localisent dans l’espace les deux classes contraires de pouvoirs surnaturels : d’un côté, la vie rayonne et monte, de l’autre, elle descend et s’éteint. Même contraste entre le haut et le bas, entre le ciel et la terre : là-haut, la demeure sacrée des dieux, des astres qui ne connaissent pas la mort ; ici-bas, la région profane des mortels que la terre engloutit et, plus bas encore, les régions ténébreuses où se cachent les serpents et la foule des démons.247

Pour point de départ, prenons la double définition de P. L. Miller248. Ce dernier

245 P.-H. POIRIER, « Dualism », dans The Routledge Encyclopedia of Ancient Mediterranean Religions,

E. ORLIN, (éd.), New York / Londres, Routledge, 2015, p. 276-277.

246 Z. PLEŠE, « Gnostic Dualism », dans Light Against Darkness : Dualism in Ancient Mediterranean Religion

and the Contemporary World, A. LANGE et al., (éds.), Journal of Ancient Judaism, Supplements 2, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2011, p. 209.

247 R. HERTZ, Sociologie religieuse et folklore, Bibliothèque de sociologie contemporaine, Paris, Presses

universitaires de France, 1970 (1928), p. 91.

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affirme que, lorsque des historiens des religions traitent du dualisme, ils veulent parler, la plupart du temps, d’une division du cosmos entre deux principes, l’un bon et l’autre mauvais. Mais lorsque des philosophes (modernes) discutent, ils veulent plutôt parler d’une division psychologique entre deux éléments de l’être humain, particulièrement entre l’esprit et le corps. Cette distinction établit ainsi deux types de dualisme : le dualisme cosmique et le dualisme psychologique249.

En ce qui concerne le dualisme cosmique, A. H. Armstrong distingue quatre tendances : deux principes inengendrés et éternels qui (1) sont opposés dans un conflit incessant ou qui (2) travaillent ensemble en harmonie. Ou bien, émanant du premier principe, un second principe (« dark other ») (3) est en constante révolte contre lui ou (4) travaille avec lui sous une forme de coopération, du moins passive250. A. H. Armstrong précise que ces quatre formes doivent être utilisées avec précaution, car, pour le pythagorisme et le platonisme par exemple, « the thinkers of this tradition range over all four varieties of cosmic dualism »251. Loin d’être des catégories exclusives, il s’agit plutôt des modèles établis pour nous aider à concevoir le dualisme d’un groupe donné.

P. K. McCarter Jr. remarque que certains mythes du Moyen-Orient et de la Grèce antique présentent un dieu créateur, ou du moins un dieu associé à l’ordre (Zeus, par exemple), combattant un monstre associé au chaos et à la destruction (Typhon). Ce combat ne se termine pas avec la mort de ce dernier, mais plutôt avec sa mise sous contrôle, dans une prison ou un lieu du cosmos. La menace pèse toujours sur le monde, et les dieux et les hommes vivent toujours sous tension252 : « Although there is always the danger that the monster will escape, the bounded situation is understood to be eternal, and human life is conducted in a world where the two principles of creation and destruction are always present »253.

249 P. L. MILLER, « Greek Philosophical Dualism », p. 121.

250 A. H. ARMSTRONG, « Dualism Platonic, Gnostic and Christian », dans Plotinus amid Gnostics and

Christians : papers presented at the Plotinus Symposium held at the Free University, Amsterdam on 25 January 1984, D. T. RUNIA, (éd.), Amsterdam, VU Uitgeverij ; Free University Press, 1984. p. 29-30.

251 A. H. ARMSTRONG, « Dualism Platonic, Gnostic and Christian », p. 30.

252 P. K. MCCARTER JR., « Dualism in Antiquity », dans Light Against Shadow, p. 24-28. 253 P. K. MCCARTER JR., « Dualism in Antiquity », p. 28.

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P. K. McCarter Jr. souligne aussi que le dualisme peut servir à marquer une identité : par exemple, l’opposition Horus-Seth chez les Égyptiens correspond à la distinction entre l’Égypte, royaume d’Horus, et les pays étrangers, royaumes de Seth. Également, chez les juifs, l’opposition entre le pur et l’impur, par conséquent la pratique des purifications rituelles, devient le signe d’une appartenance au peuple d’Israël, par opposition avec les étrangers qui ne se purifient pas254.

Chez Platon, le dualisme s’exprime d’abord par l’opposition entre la pensée, seule capable de percevoir les Idées, et le corps, qui ne peut percevoir que le monde et ses réalités changeantes. Comme l’affirme P. L. Miller, la philosophie platonicienne est dualiste non seulement en ce qu’elle sépare pensée (ou âme) et corps, mais également parce qu’elle distingue la connaissance qui est acquise par les sens et celle qui est acquise par la raison255.

Dans le Timée, le dualisme cosmique de Platon s’exprime par deux principes indépendants : le Démiurge, bon et ordonné, et le principe chaotique, qui empêche le monde d’être absolument et entièrement bon. Le monde est seulement le meilleur possible, selon ces circonstances256 : Platon utilise l’image de l’artisan travaillant un matériau qui lui résiste.

Qu’en est-il du dualisme dans les Clémentines? Quelle est sa relation avec les différentes définitions du dualisme que nous venons de donner? Sans vouloir lui attribuer d’étiquettes, observons que l’aspect cosmique du dualisme pourrait se situer entre les troisième et quatrième tendances identifiées par A. H. Armstrong : l’univers est gouverné par un seul principe inengendré et éternel, contre lequel le Mauvais se révolte sans cesse, bien que ce dernier participe tout de même à l’accomplissement de la volonté du principe inengendré, puisque le Mauvais a été établi par Dieu pour châtier les impies :

254 P. K. MCCARTER JR., « Dualism in Antiquity », p. 35. 255 P. L. MILLER,« Greek Philosophical Dualism », p. 107.

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Le Mauvais donc, qui aura servi Dieu de façon irréprochable jusqu’à la fin du monde présent, peut […] devenir bon, par un changement de combinaison [de la composition de sa nature]. Car il ne fait maintenant rien de mal, même s’il est méchant, puisqu’il a reçu légitimement le pouvoir de maltraiter.257

La dualité réside également entre le monde présent et le monde à venir, puisque le premier est imparfait et corrompu, alors que lors de l’avènement du second, aucun mal ne subsistera. Les deux rois, qui règnent sur l’un et l’autre monde, expriment aussi la dualité entre un « nous les fidèles » et un « eux les impies ». L’aspect psychologique réside dans la double essence qui compose l’humanité, l’essence masculine et féminine, ainsi que dans le choix que chacun doit poser entre le bien et le mal, choix qui est représenté par le thème des deux voies.