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2. Les Homélies

2.2 Précisions sur la règle (Hom., III, 16, 2 ;19 ; 22-28 ; 59,2)

2.2.1 L’ignorance de la règle des syzygies, cause principale de l’erreur (Hom., III, 16, 2)

Profitant d’un report de l’affrontement avec Simon, Pierre poursuit l’éducation de Clément : il lui révèle l’existence des fausses péricopes (Hom., II, 35-53 ; III, 2-15). Or, on ne peut déceler ces mensonges et accéder à la vérité des Écritures qu’avec l’aide du Prophète de vérité, puisqu’il est infaillible. Mais les hérauts de l’erreur sont nombreux (Hom., III, 16, 1) et « la cause principale de l’erreur est que les gens n’ont pas eu d’abord la notion de la doctrine de la syzygie »141. Pierre poursuit en disant qu’il ne cessera pas, en toute occasion, de l’exposer en privé de façon sommaire, car il serait trop long d’en parler

139 D. CÔTÉ, Le thème de l’opposition entre Pierre et Simon dans les Pseudo-Clémentines, p. 31.

140 A. LE BOULLUEC, « Jésus selon les Homélies clémentines : du vrai prophète au prince de l’âge à venir »,

p. 383.

46 de manière détaillée.

2.2.2 Le Roi de l’âge à venir (Hom., III, 19)

Tout de suite après l’enseignement sur les fausses péricopes, Pierre aborde la question du premier homme, Adam, et pose comme thèse qu’il possédait l’esprit de prescience et qu’il faut, pour se prémunir contre les mensonges des Écritures, rechercher la vérité transmise par le vrai Prophète, à savoir Adam, Moïse et Jésus142. Ce dernier, jugé digne d’être le Roi de l’âge à venir (μέλλοντος αἰῶνος βασιλεύς), fut néanmoins traité en ennemi par ceux qu’il venait sauver (il est question ici de Jésus qui n’a pas été reçu par les juifs) à cause de celui qui avait reçu le royaume (τὴν βασιλείαν) du temps présent par une loi déterminée143, à savoir le Mauvais.

2.2.3 Les prophéties masculine et féminine (Hom., III, 22-28)

Poursuivant sur l’esprit de prescience du premier homme, Pierre spécifie qu’avec cet homme « a été créée une nature féminine (θήλεια φύσις), sa compagne (σύζυγος), qui lui était très inférieure, comme la participation l’est à la substance (ὡς οὐσίας μετουσία), la lune au soleil (ὡς ἡλίου σελήνη) et le feu à la lumière (ὡς φωτὸς τὸ πῦρ). À elle qui, étant féminine (θήλεια), commande au monde présent (τοῦ νῦν κόσμου) qui lui est semblable, a été confié le rôle de première prophétesse, et elle exerce la prophétie parmi tous les “ enfants des femmes ” (μετὰ πάντων τῶν ἐν γεννητοῖς γυναικῶν). L’autre, en tant que “ fils d’homme ”(υἱὸς ἀνθρώπου), est mâle (ἄρσην), et il prophétise, pour l’âge à venir (τῷ μέλλοντι αἰῶνι), qui est masculin, les choses importantes »144.

La première nature, qui est mâle, est placée au deuxième rang dans l’ordre d’arrivée, après la seconde nature, qui est femelle, et qui s’avance en premier dans la progression des syzygies (ἐν τῇ τῶν συζυγιῶν προελεύσει). La prophétie féminine veut se faire passer pour la masculine et promet de « donner gratuitement la richesse terrestre d’à présent, voulant

142 Hom, III, 17-18.

143 Il s’agit de la loi de Dieu, qui a voulu que les pécheurs du monde présent soient soumis au Mauvais. Voir

Hom., XIX, 16, 4.

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substituer la rapidité à la lenteur, la petitesse à la grandeur »145. Elle engendre des rois temporaires et suscite des guerres sanglantes ; à ceux qui cherchent la vérité, elle ne dit que des choses contradictoires ; aux ignorants, elle est source de mort et trompe ceux qui la croient par ses propos « ambigus et obliques »146.

Pierre fait de Caïn le premier-né de cette prophétie féminine. D’abord, il propose deux sens pour son nom : celui de « jalousie », puisqu’il était destiné à être jaloux d’une femme, de possessions ou bien de l’attachement de ses parents ; le second sens est celui de « possession », puisqu’il fut le premier à être acquis par la prophétie féminine. En outre, la prophétie des gens de la lignée de Caïn « pousse insensiblement aux guerres par le goût pour les voluptés »147.

Mais celui qui prophétise en tant que fils d’homme (ὁ ἐν υἱοῖς ἀνθρώπων) révèle « les espérances de l’âge à venir »148, comme le fut Abel. Celui-là conduit les hommes à la pureté, en exigeant de prier le seul Dieu et de se détourner des autres dieux. Il annonce le règne de Dieu, fait du mariage une loi et révèle la richesse éternelle (Hom., III, 26, 2-6).

Pierre établit que le mâle est tout entier vrai (ὁ ἄρσην ὅλος ἀλήθεια) et la femelle tout entière fausse (ἡ θήλεια ὅλη πλάνη). Il termine en comparant la relation entre chaque homme et le vrai Prophète avec la relation sexuelle : tout homme est comme une épouse pour le vrai Prophète, puisque ce dernier l’ensemence de sa parole. Il faut donc écouter seulement celui-ci, puisque « si l’on a été ensemencé par la parole venue d’un autre, on encourt le reproche d’adultère et l’on est rejeté par l’époux hors du royaume »149.

145 Hom., III, 23, 4. 146 Hom., III, 24, 4. 147 Hom., III, 24, 4. 148 Hom., III, 26, 1.

149 Hom., III, 28,1. Ce passage expose le lien que le christianisme clémentin fait entre l’idolâtrie et l’adultère :

ces deux crimes sont les deux pires impiétés et sont condamnés avec la même sévérité. En effet, l’idolâtrie est un acte de prostitution de l’âme, un adultère envers Dieu qui doit être le seul époux à posséder les hommes. La suite du passage l’expose clairement : « Quand l’âme a été ensemencée par d’autres, alors, coupable de prostitution et d’adultère, elle est abandonnée par l’Esprit ainsi le corps animé, séparé de l’Esprit vivifiant, se dissout dans terre, et le châtiment mérité du péché est infligé à l’âme au moment du jugement, après la dissolution du corps ; de même chez les hommes, la femme prise en flagrant délit d’adultère est d’abord jetée hors de la maison, puis jugée pour être condamnée. » Sur cette question, voir

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2.2.4 Dernière mention textuelle de la règle des syzygies (Hom., III, 59, 2)

Au terme des trois jours de discussion entre Pierre et Simon, ce dernier, perdant l’avantage sur le premier, se dérobe et s’enfuit à Tyr. Quelques jours après, des éclaireurs viennent trouver Pierre pour lui raconter les prodiges que Simon fait dans cette ville, comment il frappe de stupeur les foules, comment il calomnie Pierre et fait de lui un objet de haine.

Pierre répond qu’alors qu’il s’apprêtait à aller vers les nations pour les détourner du culte des dieux pour leur enseigner celui du vrai Dieu, le mal a pris les devants, selon la règle des syzygies.

2.2.5 Analyse des passages (Hom., III, 16, 2 ;19 ; 22-28 ; 59,2)

Au livre III, la règle des syzygies est approfondie. Si, au livre II, Pierre avait exposé brièvement l’infériorité de la nature féminine par rapport à la nature masculine150, il l’élabore au livre III, 22-28, avec la doctrine des prophéties féminines et masculines. Comme toujours, la prophétie féminine, puisqu’elle est la première à se manifester, est mensongère, mauvaise et issue du monde présent. La prophétie masculine, elle, est véridique, bonne et provient du siècle à venir.

La prophétie masculine est directement associée à la figure d’Adam, et à plus forte raison à celle du vrai Prophète. Aux paragraphes précédents (20-21) Pierre décrit comment l’homme enfanté des mains de Dieu possédait nécessairement « l’Esprit saint du Christ »151 et qu’il n’avait pas besoin de manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, puisque celui-ci possédait déjà toutes connaissances. Pierre enchaîne aussitôt en déclarant qu’« a été créée avec lui une nature féminine, sa compagne »152.

Ce passage présente des problèmes d’interprétation. Il pourrait être logique, comme le pensent G. B. Bazzana et G. Strecker, qu’il s’agisse d’Ève, créée avec Adam, et dont Caïn

B. POUDERON, La genèse du Roman pseudo-clémentin, p. 221-240.

150 Hom., II, 15, 3 ; 15, 4 ; 17, 2 ; 23, 3. 151 Hom., III, 20, 1.

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est le premier né. Alors qu’Adam est le représentant de la prophétie masculine, Ève est dépositaire de la prophétie féminine. C’est Ève qui a convaincu Adam de désobéir à Dieu, et l’entièreté du poids de la faute retombe sur ses épaules153. Plus encore, toujours selon G. B. Bazzana, le texte établi une connexion entre la règle des syzygies et Adam, et place Adam et Ève en syzygie154. Pour G. Strecker155, la syzygie formée par le vrai Prophète Adam-Christ et la mère de l’humanité Ève témoigne du souci de l’homéliste de rejeter toute la faute du péché sur Ève, pour exempter Adam de toute faute.

Cependant, le texte n’est pas assez explicite pour que nous puissions endosser sans réserve une telle interprétation. En aucun endroit, le texte ne dit qu’Adam et Ève forment une syzygie : la première paire, comme dans les Reconnaissances, reste Caïn et Abel. Plus encore, le premier principe de la règle serait enfreint, puisqu’Adam a été créé avant Ève.

Pourtant, l’homéliste semble bel et bien parler d’Adam et Ève, sans nécessairement les placer en syzygie. Dans ces conditions, ces deux-là ont une nature qui dépasse celle de l’être humain, à tel point que leur rôle influence tous les humains au fil des siècles : d’un côté se trouve Adam, le vrai Prophète, un personnage qui « revêt des formes différentes en changeant aussi de noms et traverse ainsi cet âge »156. De l’autre côté s’oppose à lui Ève, fausse Prophétesse, qui elle aussi étend son pouvoir sur les générations.

Pour finir, mentionnons les deux rois, celui du monde présent et celui du monde à venir, qui seront développés plus tard157. Dans ce passage, c’est le vrai Prophète, en la personne de Jésus, qui fut jugé digne de devenir le roi du monde à venir, mais qui fut maltraité à cause du Mauvais, le roi du monde présent, qui a reçu son pouvoir sur le monde selon une loi de Dieu, tel que Pierre le confirme en Hom., XVI, 16, 4. En effet, le Malin a reçu de Dieu le pouvoir de dominer ceux qui se placent sous son pouvoir, et ainsi de châtier les pécheurs.

153 G. B. BAZZANA, « Eve, Cain and the Giants », p. 317. 154 G. B. BAZZANA, « Eve, Cain and the Giants », p. 316.

155 G. STRECKER, Judenchristentum in den Pseudoklementinen, p. 156. 156 Hom., III, 20, 2.

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2.2.6 Étude des occurrences

Le dernier emploi du mot « syzygie », ou d’un mot de la même famille, apparaît au livre III, 59, 2. Rappelons tous les emplois d’un mot de ce lemme dans les Homélies.

Au livre II, en 15, 2, τῶν συζυγιῶν ; en 16, 1, τὰς συζυγίας ; en 16, 2, τὰς συζυγίας ; en 17, 1 ἡ συζυγία ; en 18, 1, τὸν κανόνα τῆς συζυγίας ; en 23, 2, τὸν τῆς συζυγίας λόγον ; en 33, 1, τοῦ τῆς συζυγίας κανόνος.

Au livre III, en 16, 2, τὸν τῆς συζυγίας λόγον ; en 22, 1, σύζυγος ; en 23, 2, ἐν τῇ τῶν συζυγιῶν προελεύσει ; 59, 2, τῷ τῆς συζυγίας νόμῳ.

Onze emplois au total, dont nous avons déjà traité dans les pages précédentes. Quatre mots grecs différents sont employés avec des mots dérivés de la racine συζυγ- pour faire référence à la « règle » : ὁ κανών (règle, modèle) par deux fois, ὁ λόγος (principe, loi, règle) par deux fois aussi, ἡ προέλευσις (progression) et ὁ νόμος (loi). Les mots ὁ κανών, ὁ λόγος et ὁ νόμος sont pratiquement synonymes dans ces cas-ci et renforcent l’idée que les syzygies sont organisées, qu’elles régissent le monde et que tout leur est soumis. Le mot ἡ προέλευσις, quant à lui, est utilisé pour indiquer la succession du principe masculin et bon au principe féminin et mauvais ; cette progression est elle-même une loi, un principe qui ne souffre d’aucune exception.

Mentionnons un douzième emploi, au livre III, 33, 1 : ἐκ τῆς ἀντισυζυγίας. Ce mot, même s’il a la même racine, n’est pas employé pour traiter de la règle des syzygies. La traduction proposée dans la Pléiade offre « de l’accouplement des opposés ». L’utilisation de ce mot s’inscrit au tout début du débat entre Simon et Pierre, où ce dernier, après avoir proposé la paix à la foule, décrit comment Dieu a procédé à la création, en faisant passer du non-étant à l’étant :

[Dieu] a changé la substance première, une et homogène, en quatre modalités opposées ; puis il a mêlé ces éléments pour en tirer des combinaisons

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innombrables, afin que, changées en natures opposées, et mêlées ensemble, elles fissent naître de l’accouplement des opposés le plaisir porteur de vie.158

Est-il possible de trouver un lien entre cet exposé et la règle des syzygies, lien qui justifierait l’emploi d’un mot de la même racine? Tous deux sont des processus voulus par Dieu ; tous deux sont des paires qui, malgré leurs natures opposées, sont unies ; tous deux ont pour but la création d’un plus grand bien : le « plaisir porteur de vie » dans le premier cas, l’accès à la vérité et au salut dans le second. Il semblerait donc que l’utilisation du mot τῆς ἀντισυζυγίας ne soit pas anodine ni innocente. En effet, si le passage en III, 33, 1 ne présente pas un contenu doctrinal en rapport avec la règle, la racine συζυγ-, dans les

Homélies, renvoie dans tous les cas au concept de paires opposées, dont la rencontre est

voulue par Dieu et porteuse de bienfaits.