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1. Les Reconnaissances

1.6 Reconstruction du système dualiste des Reconnaissances

1.6.1 Résumé du système

Il est maintenant possible de synthétiser ainsi le système dualiste des

Reconnaissances : Dieu, en créant les hommes, a voulu que tous soient bons. Mais pour

qu’ils fussent vraiment bons, ils devaient l’être par choix et non pas par nature. Sachant qu’ainsi certains opteraient pour le bien, et d’autres pour le mal, il a institué deux royaumes, l’un qui mène au bien et à la foi en lui, l’autre qui mène au mal et à l’infidélité envers lui. Chaque homme est libre de faire partie du royaume qu’il veut : son appartenance à l’un ou l’autre est déterminée par ses agissements. Il en découle que le chef de chaque royaume, le roi qui se réjouit du bien (la « certaine puissance ») et le roi qui se réjouit du mal (le Malin et, par extension, tous les démons), n’ont de pouvoir que sur ceux qui se sont placés sous leur domination volontairement ; chaque homme ne peut faire partie que d’un

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seul royaume à la fois, et doit donc choisir judicieusement.

Pour ce faire, pour que la volonté des hommes soit éprouvée et qu’ils exercent pleinement leur libre arbitre, Dieu leur a caché ce qui leur était utile, à savoir la possession du royaume des cieux, mais en a répandu la renommée pour stimuler les justes à lui demander l’aide nécessaire à l’obtention du salut. Dix paires antagonistes ont été instituées par Dieu dans ce but : le premier élément du couple est mauvais, et ses prodiges ont pour but d’égarer les hommes ; le second élément du couple est bon, et ses prodiges ont pour but de soigner les hommes et de les guider vers la foi en Dieu. Plus encore, toute la création est ordonnée selon ce principe binaire : dans la nature, on retrouve des phénomènes bénéfiques, qui poussent chacun à croire en la Providence et à l’ordre du monde, mais aussi des phénomènes désordonnés qui laissent à penser qu’il n’existe pas de Providence, à cause de leur caractère aléatoire et néfaste. Le monde des hommes pareillement est organisé : on retrouve d’une part des charlatans, des menteurs et des impies et, d’autre part, des vrais prophètes, des justes et des hommes pieux. Il importe donc aux hommes de connaître cette organisation du monde et de bien exercer leur jugement. Ils seront ainsi nécessairement convaincus de l’existence de la Providence et acquerront ce qui leur est utile ; ceux qui se haïssent eux-mêmes et ne veulent pas rechercher ce qui leur est utile choisiront de persister dans leurs vices.

1.6.2 Notes sur les deux royaumes et les deux camps du bien et du mal

Il a été question du monde présent et du siècle à venir comme étant deux royaumes, dont la durée est prédéterminée par Dieu. Dans les exposés qui sont présentés (aux livres III, V, VIII et IX), il est plutôt question des deux camps du bien et du mal, et non de ces deux royaumes, présent et à venir.

Bien que l’adhésion au camp du bien ou au camp du mal implique nécessairement une conséquence dans le siècle à venir, c’est-à-dire la possession ou non du royaume des cieux, aucune théorie n’est développée au sujet des temps présent et futur : il existe bel et bien un siècle présent et un siècle à venir, qui existent en deux temps, mais ils n’ont pas de

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valeur d’opposition comme les deux royaumes du bien et du mal. Ces derniers s’ancrent dans le monde présent, puisque, comme l’indique Clément en IX, 3, 2, le bon roi (la « certaine puissance »), protège les justes en attendant la manifestation du siècle à venir. Le camp du bon roi s’ancre donc dans le siècle présent, parallèlement au camp du mal.

L’étude du vocabulaire peut nous éclairer sur ce sujet : pour parler du « monde éternel », Pierre utilise, au livre I, 22, 5, les mots « saeculum aeternum ». Le terme « saeculum » est utilisé pour désigner le monde présent, au livre III, 55, 1, quand Pierre explique que les paires antagonistes ont été instituées pour l’éprouver. Ce mot est aussi employé plus tard pour désigner le monde futur et l’avènement des noces entre les justes et le Fils de Dieu, au livre IX, 3, 2115.

L’expression « duo regna » est employée par Clément pour nommer les « deux royaumes » présent et à venir au livre I, 24, 5. Or, quand il est ensuite question d’une idée similaire, il n’est plus question de deux royaumes, mais de deux camps, « duo ordines », au livre III, 52, 4. Et puis, au livre V, 9, 1, Pierre emploie de nouveau le terme « regnum », mais cette fois-ci, c’est pour faire référence à ce qu’il a exposé au livre III116.

Deux hypothèses peuvent être avancées. La première est que les deux camps et les deux royaumes correspondent aux mêmes concepts, et qu’il n’y a pas de différence entre les deux. La distinction que nous avons faite serait alors due aux explications très sommaires, voire lacunaires, qui sont données dans les Reconnaissances ; par un manque d’élaboration, le rédacteur aurait offert des explications au sujet des deux royaumes qui seraient incomplètes et ambiguës. Il nous est possible d’affirmer cela, car la doctrine des deux royaumes, comme nous le verrons plus loin, est mieux développée dans les Homélies et n’opère pas de séparation entre les deux camps et les deux royaumes.

115 Il est important de noter que le mot saeculum est employé à d’autres endroits pour désigner à la fois le

temps présent (praesentum saeculum ou saeculum currens) et le monde à venir (futurum saeculum ou

aeternum saeculum). Nous avons choisi de ne pas faire l’étude approfondie de l’utilisation de ce mot, car

elle aurait débordé considérablement de notre étude.

116 Pierre dit en effet : « […] comme nous l’avons dit plus haut, Dieu a établi deux royaumes (duo regna) et a

donné à chaque homme le pouvoir de devenir part du royaume (regni) auquel il aura choisi de faire acte d’obédience ».

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Deuxième hypothèse : il y aurait deux théories plus ou moins indépendantes dans les

Reconnaissances, celle des « duo saecula » ou « duo regna » et celle des « duo ordines ».

Selon cette explication, les deux camps auraient la même nature que les deux voies : une doctrine éthique visant à mettre de l’avant les choix moraux que l’être humain doit faire entre le bien et le mal. Les deux voies sont en effet brièvement mentionnées en Rec. VIII, 54 et semble s’apparenter aux deux camps. Les deux hypothèses sont plausibles, et ne sont pas exclusives, mais nous verrons au point 6.5 du chapitre troisième, p. 149, pourquoi il nous a été possible de rapprocher les deux camps et les deux voies.

1.6.3 Contextes d’exposition

Les discussions aux livres I et III se font en privé, soit entre Pierre et Clément au livre I ou entre Pierre et ses disciples au livre III. Si le premier passage ne contient pas de matière développée, le deuxième est le plus déterminant des Reconnaissances : en effet, il est non seulement le plus important en termes de longueur et de contenu doctrinal, mais, en tant que premier enseignement sur le dualisme, il aborde des thèmes qui seront traités plus loin.

Les exposés des livres V, VIII et IX, pour leur part, se font en public, soit devant une foule païenne (livre V) ou dans le cadre de la discussion avec le vieillard (livres VIII et IX). Si l’enseignement du livre V reprend ce qui a déjà été dit en III, 52-54, les livres VIII et IX élaborent les sujets déjà exposés précédemment.

En effet, en VIII, 52-53, Aquila offre une variante exclusive aux Reconnaissances de la théorie des couples antagonistes, sans toutefois le mentionner, car le terme utilisé par Pierre pour les désigner (paria) n’est pas employé dans ce passage ; sans nécessairement affirmer que cet enseignement dépend directement de cette théorie, elle lui est apparentée par le sens. Ensuite, au paragraphe 54, Aquila montre qu’il se trouve deux voies et que chacun doit en choisir une, pour aller vers le bien ou vers le mal. Puis, en 55, Aquila réexpose la théorie des deux rois. Au livre IX, Clément reprend la thèse des deux royaumes, mais l’élabore par la mention de la « certaine puissance », dont il a été question.

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Il en ressort que, si les mystères du salut sont révélés à tous, les détails, eux, en sont réservés aux intimes de Pierre. En effet, la connaissance de la théorie des couples antagonistes et des deux royaumes est nécessaire pour posséder le seul véritable bien, le royaume des cieux. Or, si Pierre, Aquila et Clément le révèlent aux foules, certains éléments sont réservés aux intimes : c’est le cas notamment de l’identité des dix paires antagonistes.

1.6.4 Rôles et importance du dualisme

Au terme de notre étude du dualisme des Reconnaissances, dégageons quelques conclusions générales. D’abord, globalement, le dualisme y est très peu présent ; il en est question en quatre endroits seulement (livres III, V, VIII et IX) et les enseignements n’ont pratiquement aucune implication sur le déroulement narratif.

Deux thèmes sont particulièrement développés, à savoir la théorie des camps du bien et du mal et celle des couples antagonistes. Toutefois, en elles-mêmes, ces théories n’existent que pour insister sur l’importance du libre arbitre ; le fait que deux des quatre enseignements se déroulent dans le cadre de la discussion avec le vieillard sur l’astrologie n’est pas anodin. Dans tous les cas, la conclusion est que l’homme doit exercer son libre arbitre et choisir de faire le bien ou de faire le mal, et que tout a été créé par Dieu dans le but de l’aider à faire ce choix.