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5. Les deux rois

5.2 Les ébionites et les Clémentines

Les deux rois seraient également présents dans les croyances d’un groupe à tendance judéo-chrétienne de l’Antiquité, les ébionites. Présents en Palestine, Arabie et Syrie du IIe au Ve siècle, ils nous sont connus par deux types de sources : les sources hérésiologiques, principalement Irénée de Lyon et Épiphane de Salamine, ainsi qu’une source attribuée par Épiphane aux ébionites : les Periodoi Petrou, qui sont considérés comme une version antérieure du Roman pseudo-clémentin.

En effet, dans sa notice sur les ébionites, Épiphane mentionne que ceux-ci utilisent un texte de Clément, les Itinéraires de Pierre (15,1). Épiphane donne un certain nombre de traits qui permettent de rapprocher les ébionites des Clémentines : l’association entre Adam et le Christ (3,3), le rejet de certains prophètes (15,2 ; 18,4), les usages quotidiens de Pierre (15,3), l’abolition des sacrifices (16,4-5), une hostilité envers Paul (16,8), l’appellation de « prophète de vérité » pour nommer le Christ (18,5), le rejet de certains passages du Pentateuque (18,7), l’importance de la pureté (21,1 ; 22,10), et en particulier, l’existence deux puissances divines (16,2). Épiphane rapporte en effet que les ébionites croyaient que Dieu avait placé côte à côte le Christ et le diable, et qu’il avait attribué au Christ le monde à venir. Une référence si précise à la doctrine des deux rois, accompagnée de la mention des

Itinéraires de Pierre quelques lignes plus haut, semble indiquer qu’il existe une relation

entre les Clémentines, en particulier les Homélies, et les ébionites.

Si Épiphane est la principale source les concernant, la plus ancienne est Irénée de Lyon dans Contre les hérésies, I, 26,2418. Irénée affirme que les ébionites rejettent Paul, n’utilisent que l’Évangile selon Matthieu, nient la naissance virginale de Marie en affirmant que Jésus est le fils biologique de Joseph et vivent selon les coutumes juives. Origène rapporte de nouvelles informations sur les ébionites et permet de contre-vérifier celles

133 contenues chez Irénée419.

La notice d’Épiphane présente plusieurs incohérences, en plus de fournir des informations non confirmées par ces sources plus anciennes420, comme tout ce qui se rapporte à la christologie ébionite d’Épiphane (hormis le fait que Jésus soit le fils biologique de Joseph421). Plus encore, la nature polémique de la notice construit une image composite, multiforme de la doctrine ébionite pour mieux montrer qu’elle est fausse (Irénée utilisait le même procédé pour combattre les gnostiques). Cela se fait toutefois aux dépens de la vraisemblance historique et laisse planer une question : si le portrait des ébionites dressé par Épiphane présente des points communs avec les Clémentines, doit-on pour autant conclure à un lien entre les deux?

J. C. Paget émet certaines réserves. Pour répondre à cette interrogation, il faudrait d’une part être en mesure de déterminer dans quelle mesure les informations rapportées par Épiphane sont fiables. D’autre part, il faut cesser de présupposer que les Clémentines sont une source de l’ébionisme : « the evidence for Jewish belivers in the Pseudo-Clementines must be evaluated on its own terms, without any a priori assumptions »422. En effet, comme le souligne J. C. Paget, les Clémentines elles-mêmes ne font aucune référence textuelle aux ébionites et cette absence ne permet pas d’affirmer quoi que ce soit de certain : le silence n’est pas une preuve en soi.

La réalité est qu’il se trouve, dans le texte clémentin, des traces indéniables de judéo- christianisme et que ces traces ressemblent aux propos tenus par Épiphane au sujet des ébionites, surtout en ce qui a trait aux deux rois ; mais Épiphane est la seule source à établir une connexion entre les Clémentines et les ébionites, ce qui laisse J. C. Paget sceptique

419 J. C. PAGET, Jews, Christians and Jewish Christians in Antiquity, Wissenschaftliche Untersuchungen zum

Neuen Testament, 251, Tübingen, Mohr Siebeck, 2010, p. 329.

420 J. C. PAGET, « The Ebionites in recent research », p. 330-331. 421 J. C. PAGET, « The Ebionites in recent research », p. 333.

422 O. SKARSAUNE, « The Ebionites », dans Jewish Believers in Jesus, O. SKARSAUNE et R. HVALVIK, (éds.),

134 quant à la crédibilité de cette connexion423.

Or, ce scepticisme n’est pas partagé par B. Pouderon et S. C. Mimouni, qui acceptent de lire certaines parties des Clémentines comme des documents avec lesquelles il est possible de faire l’histoire des ébionites. B. Pouderon, en prenant pour point de départ l’affirmation d’Épiphane, conclut que « la christologie des Clémentines s’éloigne considérablement de ce que l’évêque de Salamine nous apprend de la doctrine ébionite »424. B. Pouderon ne rejette cependant pas l’hypothèse pour autant, et suppose qu’Épiphane devait caricaturer « des croyances plus complexes ou moins rigides »425.

S. C. Mimouni, pour sa part, affirme que s’il est impossible de reconstituer les

Itinéraires de Pierre, à cause de l’impossibilité de reconstruire précisément la Grundschrift,

ce n’est pas le cas pour les Ascensions de Jacques, qui se situeraient en Rec., I, 27-71426 et qui appartiennent davantage à l’ébionisme qu’à n’importe quel autre mouvement judéo- chrétien427.

L’apparente retenue (volontaire ou non) des Clémentines pour identifier explicitement leurs adversaires (et les groupes auxquelles elles sont favorables), nous laissent avec des hypothèses dont la valeur se mesure à leur vraisemblance : il est vraisemblable que les textes esséniens aient servi d’inspiration à la doctrine des deux rois, transmis directement ou par l’intermédiaire de Philon d’Alexandrie ou des ébionites428. De même, il est vraisemblable qu’une connexion existe entre les ébionites et les Clémentines.

423 J. C. PAGET, « The Ebionites in recent research », p. 336. 424 B. POUDERON, La genèse du Roman pseudo-clémentin, p. 184. 425 B. POUDERON, La genèse du Roman pseudo-clémentin, p. 184.

426 Sur ce passage, voir F. S. JONES, An Ancient Jewish Christian Source on the History of Christianity :

Pseudo-Clementine Recognitions 1.27-71, Texts and Translations, 37, Christian Apocrypha Series, 2,

Atlanta, Scholars Press, 1995 ; R. VAN VOORST, The Ascents of James.

427 S. C. MIMOUNI, Le judéo-christianisme ancien : essais historiques, Patrimoines, Paris, Éditions du Cerf,

1998, p. 286.

428 Sur les liens qu’entretienne ébionites et esséniens, voir J. C. PAGET, « The Ebionites in recent research »,

p. 331 et la note 33. S. C. Mimouni distingue plusieurs tendances au sein du mouvement, dont les ébionites à tendance essénienne. Voir S. C. MIMOUNI, Le judéo-christianisme ancien, p. 257-258.

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En ce sens, J. C. Paget souligne judicieusement, au sujet de la notice d’Épiphane sur les ébionites, que rejeter en bloc les informations qu’il rapporte, à cause de leur caractère douteux, nous priverait d’une source importante sur l’ébionisme ; mais en contrepartie, accepter toutes les informations ne nous en apprendrait pas davantage, puisque celles-ci sont contradictoires et tendancieuses429.

La prudence est donc de mise ; plus encore, il faut nous soumettre aux sources sans essayer de leur faire dire ce qu’elles ne disent pas, et accepter les incertitudes qu’elles engendrent. C’est ainsi que nous pouvons discerner un certain portrait des Clémentines, dont les traits flous et les contours mouvants nous laissent tout de même apercevoir quelques caractéristiques distinctives. Dans le cas présent, l’étude de la doctrine des deux rois révèle une appartenance à un groupe judéo-chrétien, très certainement ébionite, avec une certaine filiation avec un dualisme qumrânien, que nous confirmerons à l’instant par l’étude des deux voies.