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2. Les Homélies

2.1 Premiers enseignements (Hom., II, 15-18 ; 23 ; 33-34)

2.1.1 ‘Ο κανὼν τῆς συζυγίας (Hom., II, 15-18)

Arrivé à Césarée auprès de Pierre, Clément se déclare pleinement convaincu par l’existence et la puissance du vrai Prophète que Pierre lui a révélées. Le lendemain, Clément se réveille durant la nuit et trouve Pierre avec les siens, en plein entretien au sujet de la religion117. Les ayant rejoints, Clément est instruit plus longuement sur le Prophète de la vérité118, sur la justice de Dieu et sur l’immortalité des âmes119. Pierre expose ensuite la règle des syzygies120 (ὁ κανὼν τῆς συζυγίας).

Dieu a séparé les extrêmes en deux : le jour et la nuit, le ciel et la terre, la vie et la mort, la lumière et le feu, le soleil et la lune. Mais puisque l’homme est la seule créature à être pourvue du libre arbitre, et à pouvoir ainsi choisir la justice ou l’injustice, Dieu lui montre d’abord de petites choses, puis de grandes choses. Ainsi, l’homme expérimente le monde présent et passager avant le monde à venir et éternel, tout comme l’ignorance avant la connaissance. C’est de même aussi qu’ont été distribués les chefs de la prophétie. Le monde présent est femelle et enfante des prophètes d’erreur, tandis que le monde à venir est mâle et enfante des prophètes de vérité. Si les hommes connaissaient ce mystère, ils ne seraient pas abusés par Simon, un faux prophète, qui est un complice du côté gauche. Car Dieu, au commencement, ayant créé le ciel et la terre comme des éléments placés respectivement à droite et à gauche, a composé ainsi la suite de toutes les paires, de toutes les syzygies. Mais, si les premières œuvres de Dieu sont supérieures aux secondes, il a inversé l’ordre des syzygies pour l’homme, lui présentant de petites choses avant de grandes choses, des choses inférieures avant des choses supérieures.

Ainsi, les figures prophétiques sont toutes organisées de la sorte : un faux prophète précède un prophète de la vérité. Tels furent Caïn et Abel, le corbeau et la colombe dans

117 Hom., II, 1, 1. 118 Hom., II, 5-12. 119 Hom., II, 13-14.

120 Le mot syzygie vient du mot grec συζυγία, qui signifie « union », mais aussi attelage à deux chevaux,

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l’histoire de Noé, Ismaël et Isaac, Ésaü et Jacob, le grand-prêtre et le législateur (c'est-à- dire Aaron et Moïse), Simon le Magicien et Pierre, l’Antichrist et le Christ121. De la même manière, il faut qu’un faux évangile soit d’abord porté par un trompeur avant que le vrai évangile, après la destruction du Temple, soit transmis en secret pour redresser les erreurs.

Ceux qui ne connaissent pas la règle des syzygies se laissent duper par Simon, le précurseur de Pierre. Car Simon, « l’artisan de la haine, on l’aime ; lui l’ennemi, on le reçoit comme un ami ; lui qui est la mort, on le réclame comme un sauveur ; lui qui est le feu, on le considère comme la lumière ; lui, le trompeur, on l’écoute comme s’il disait la vérité »122.

2.1.2 Jean l’hémérobaptiste est le précurseur de Jésus (Hom., II, 23)

Nicète et Aquila, deux jumeaux qui ont grandi avec Simon avant de se convertir, révèlent son origine et décrivent comment il a pu gagner sa notoriété. Aquila raconte que Simon fut d’abord un disciple de Jean l’hémérobaptiste qui, selon la règle des syzygies, était le précurseur de Jésus123. En effet, alors que Jésus a eu douze apôtres, conformément au nombre des mois solaires, Jean en a eu trente, plus une femme (qui est la moitié d’un homme), conformément au compte du mois lunaire, soit vingt-neuf et demi. Simon était le premier et le plus éprouvé des trente, tout comme Pierre est appelé le disciple le plus éprouvé de Jésus (Hom., IV, 5, 2).

2.1.3 L’importance des signes (Hom., II, 33-34)

Après la description des nombreux prodiges que Simon a produits devant les foules124, Pierre reprend la parole pour affirmer que celui qui ne s’écarte pas de la règle des syzygies ne peut pas se tromper. Pierre montre ensuite que les nations, prisonnières du culte

121 Après la syzygie d’Ésaü et de Jacob devrait venir la syzygie d’Élie. Mais celle-ci « consentit à être laissée

de côté pour une autre occasion, ayant décidé de reprendre place une autre fois, au moment opportun » (Hom., II, 17, 1.). Il pourrait s’agir de la syzygie Jean-Baptiste / Jésus. Voir G. B. BAZZANA, « Eve, Cain

and the Giants », dans Nouvelles intrigues pseudo-clémentines, p. 315, note 7.

122 Hom., II, 18, 2.

123 Voir p. 119 et la note 369.

124 Hom., II, 26-32 : notamment, Simon aurait créé un enfant à partir de l’air. Également, il se roule dans le

feu sans se brûler, il fait marcher les statues, il s’envole, il transforme les pierres en pain, il se métamorphose en serpent.

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des idoles, vont être délivrées grâce à la venue du vrai Prophète. Or, pour empêcher cela, le mal a envoyé Simon pour tromper, par ses prodiges, les foules qui ignorent tout de la règle. Aussi est-il possible de juger de la valeur d’un prophète selon ses miracles : s’ils sont utiles, s’ils aident les humains, s’ils font preuve de philanthropie, c’est qu’ils relèvent de la vérité. S’ils sont inutiles, comme ceux de Simon, c’est qu’ils sont issus du mal.

2.1.4 Analyse des passages (Hom., II, 15-18 ; 23 ; 33-34)

Les cinq premiers couples sont tirés de la Genèse ou de l’Exode125 (sur le corbeau et la colombe, voir Gn 8, 7-12 ; sur Ismaël et Isaac, voir Gn 16,1-15). Les deux autres couples soutiennent la théologie particulière de l’homéliste126.

La règle des syzygies est un trait caractéristique des Homélies ; elle est la deuxième doctrine exposée à Clément par Pierre, tout de suite après celle du vrai Prophète127 et après la confirmation de l’immortalité des âmes128, mais avant la doctrine des fausses péricopes129. L’importance de la règle des syzygies, exposée dès le début de l’œuvre avec les autres doctrines capitales pour le salut, est telle que des allusions, directes ou indirectes, seront faites tout au long du récit, et ce, jusqu’au dernier livre.

Le principe de base de la règle est que tous les extrêmes sont unis en syzygies, et que ces paires sont composées de manière à ce que l’élément supérieur, vrai et issu de Dieu, soit toujours précédé d’un élément inférieur, faux et issu du mal. Il est donc primordial pour les hommes de connaître cette organisation des choses pour ne pas se laisser duper par les prophètes de l’erreur. Ainsi, la règle explique plus particulièrement comment les prophéties sont organisées, et comment juger de leur valeur : c’est par l’utilité des prodiges qu’on peut savoir si un prophète est un serviteur du mal ou s’il conduit au bien130.

125 Voir les références pour les passages similaires au point 1.2.3 du chapitre deuxième, p. 30. 126 Voir p. 119 et la note 370.

127 Hom., I, 18-20 et II, 5-12. 128 Hom., II, 13-14.

129 Hom., II, 38-53. 130 Hom., II, 34, 1.

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Tous les exemples donnés par Pierre pour illustrer la règle créent un champ lexical dont les mots seront utilisés tout le long du roman ; l’effet sera de signifier au lecteur que, si le mot grec συζυγία, ou un mot de la même famille, n’est pas employé, tel ou tel enseignement relève tout de même de la règle. Voici une liste des couples de mots formant ce champ lexical131 :

Élément mauvais / inférieur Élément bon / supérieur Référence132

Terre, ἡ γῆ Ciel, ὁ οὐρανός 15, 1 ; 16, 1. Nuit, ἡ νύξ Jour, ἡ ἡμέρα 15, 1 ; 33, 2. Feu, τὸ πῦρ Lumière, τὸ φῶς 15, 1 ; 18, 2133. Lune, ἡ σελήνη Soleil, ὁ ἥλιος 15, 1 ; 23, 1. Mort, ὁ θάνατος Vie, ἡ ζωή 15, 1 ; 18, 2. Injuste, ἄδικος Juste, δίκαιος 15, 2 ; 16, 3. Petites choses, μικρά Grandes choses, μεγάλα 15, 2. Monde présent, ὁ παρὼν κόσμος, et passager, πρόσκαιρος Monde à venir, ὁ ἐσόμενος κόσμος ou ὁ μέλλων αἰών, et éternel, ἀΐδιος 15, 2 ; 15, 4. Ignorance, ἄγνοια Connaissance, γνῶσις 15, 3 ; 17, 3 ; 33, 2. Principe femelle, ἡ θῆλυς Principe mâle, ὁ ἄρρην 15, 3 ; 23, 3. Gauche, ἀριστερός Droite, δεξιός 15, 5 ; 16, 1.

Impur, ἀκάθαρτος Pur, καθαρός 16, 4.

Impiété, ἀσεβής Piété, εὐσεβής 16, 6.

Celui né des femmes,

ὁ ἐν γεννητοῖς γυναικῶν Le fils des hommes, ὁ ἐν υἱοῖς ἀνθρώπων 15, 4

134 ; 17, 2. Ténèbres, ὁ σκότος Lumière, τὸ φῶς 17, 3 ; 16, 5. Maladie, ἡ νόσος Guérison / médecin,

ἡ ἴασις / ὁ ἰατρός 17, 3 ; 33,2 ; 33,2 ; 33, 3 ; 34, 3135. Faux / erreur, ψευδής / ἡ πλάνης Vrai, ἀληθής 15, 4; 17, 4 ; 18, 2. Inutile, ἀνωφελής Utile, ἐπωφελής 33, 5.

131 Nous laissons de côté pour l’instant la question des couples de prophètes. Nous en effectuerons une étude

plus détaillée, avec celle des Reconnaissances, au point 4 du chapitre troisième, p. 111.

132 Toutes les références se situent au livre II.

133 Ce passage indique que Simon est exactement le contraire de ce qu’il prétend être. Certains traits qui lui

sont attribués ont été employés précédemment par Pierre dans des couples. Nous avons relevé ici les paires mentionnées plus tôt, et avons de laissé de côté le couple haine / amour et ennemi / ami puisque d’une part, celles-ci ne reviendront pas par la suite et d’autre part, elles ne s’inscrivent pas vraiment dans l’enseignement de Pierre sur les syzygies, qui s’est terminé en 17, 5.

134 Ce passage est lacunaire. Le couple erreur / vérité se trouve dans la restitution de B. Rehm.

135 Il s’agit ici d’une référence aux nombreuses guérisons opérées par Jésus et Pierre. En lui-même, cet emploi

ne s’inscrirait pas dans le cadre de l’enseignement sur les syzygies, mais comme il a été question de maladie et de guérison quelques lignes plus loin, et que Pierre parle de la syzygie l’unissant à Simon, il devient pertinent de l’ajouter au recensement.

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Un premier constat d’abord : certains couples ont plus d’occurrences que d’autres. Par exemple, la paire maladie / guérison est celle qui revient le plus de fois dans les passages étudiés, à savoir cinq fois ; les paires ignorance / connaissance et mensonge / vérité sont employées trois fois. Pierre mentionne aussi, à trois reprises, l’infériorité du principe féminin (ou de ceux qui sont nés des femmes), par rapport au principe masculin et à ses fils ; plus encore, il affirme que le monde présent est féminin et le monde à venir, masculin136. Au total, quatre occurrences (trois certaines, une restituée par B. Rehm).

Deuxième constat : les couples n’ont pas tous une valeur morale. Si, en effet, certains présentent clairement une opposition bon / mauvais, comme la paire maladie / guérison et mensonge / vérité, d’autres ne conservent que la notion d’infériorité / supériorité, comme les paires lune / soleil, terre / ciel et nuit / jour.

Troisième constat : Pierre insiste fortement sur l’importance de la règle des syzygies à tel point qu’après en avoir donné les fondements, aux paragraphes 15 à 18, il y revient en 33-34, après la description détaillée de Simon faite par Nicète et Aquila. Il en ressort que la règle des syzygies vise à prouver que Simon, en tant que précurseur de Pierre, est un « complice du côté gauche »137 et qu’il est ainsi un prophète de l’erreur. En effet, puisqu’elle se trouve articulée avec le portrait de sa personnalité fourbe et de ses activités magiques horribles, la règle des syzygies se construit en un mécanisme à l’intérieur duquel Pierre devient le héraut de la vérité. C’est d’ailleurs un point important, qui ne cessera d’être abordé dans les Homélies : la primauté du disciple le plus éprouvé du Seigneur Jésus- Christ138, Pierre, dont l’enseignement est véridique et salutaire, car conforme en tout point aux paroles du vrai Prophète. Plus encore, comme l’affirme D. Côté, la règle des syzygies devient le cadre général de l’opposition entre Pierre et Simon : « Pierre ne poursuit pas

136 « Le monde présent, en effet, est femelle et enfante les âmes comme une mère ses enfants ; le siècle à venir

est mâle, comme un père accueille ses enfants. C’est pourquoi les prophètes de ce monde [sont en premier les prophètes de l’erreur qui prophétisent pour eux qui sont nés des femmes, ensuite les prophètes de vérité] qui suivent, en tant que fils de l’âge à venir, viennent en possédant la connaissance des réalités éternelles »,

Hom., II, 15, 3-4. La lacune a été comblée par B. Rehm.

137 Hom., II, 15, 5. 138 Hom., IV, 5, 2.

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donc pas Simon de ville en ville pour le simple plaisir de réfuter les thèses d’un adversaire et prouver la vérité de sa doctrine. Le motif de sa poursuite, c’est le rapport syzygique qui le lie à Simon comme le sont les deux bêtes sous le joug »139.

La règle des syzygies acquiert ainsi, dans les Homélies, une ampleur dont on ne trouve aucun parallèle dans les Reconnaissances. Les manifestations de cette doctrine s’étalent en effet tout au long du roman ; des listes de prophètes aux deux rois en passant par les deux voies, la règle des syzygies, construit :

[…] progressivement un message dont la cohérence se dessine peu à peu, selon une méthode initiatique : les informations relativement simples fournies dès le début prennent rétrospectivement valeur de révélations préparatoires, esquisses des enseignements détaillés que le harcèlement de Simon arrache à Pierre ou que le disciple du ‘‘ Maître ’’ réserve à ses familiers.140

C’est ce qu’A. Le Boulluec affirme au sujet du vrai Prophète, mais comme nous allons le voir, cela s’applique en tout point au cas de notre étude.