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5. Les deux rois

5.1 Le dualisme dans la littérature qumrânienne

Trouvés par hasard en 1947 par des Bédouins dans des grottes du désert de Juda, près de la mer Morte, les manuscrits de Qumrân pourraient être les témoins de l’existence de la « secte » mystique juive des esséniens. C’est en 1950 qu’A. Dupont-Sommer a attribué ce corpus aux esséniens, en comparant les témoignages antiques, notamment Flavius Josèphe384, avec le contenu des manuscrits385. Selon cette hypothèse largement acceptée, les esséniens auraient fondé une communauté au IIe siècle avant J.-C. ; ceux-ci auraient été des prêtres qui auraient fait sécession de Jérusalem, et auraient disparu lors de la révolte de 66-74 après J.-C386.

Le corpus de manuscrits, dispersé dans onze grottes, est constitué à ce jour d’une dizaine de rouleaux quasiment complets et des fragments de près de six cents livres ; les grottes I et IV semblent avoir servi de dépôt pour les manuscrits, pour les préserver du pillage, et ont de fait permis de faire les plus riches découvertes. L’inventaire n’est pas encore entièrement terminé, mais il est possible d’affirmer qu’environ un quart des

383 Notre étude ici ne se concentrera que sur les sources comportant une opposition claire et définie entre ces

deux entités opposées et subordonnées à Dieu. Cette précision est nécessaire, car les recherches de A. L. Segal se sont portées sur l’étude d’une doctrine qui voulait qu’il existe deux puissances divines dans les cieux ; cette doctrine était combattue entre autres dans des sources rabbiniques, mais ses traces sont perceptibles chez Philon d’Alexandrie, les Pères de l’Église et même dans les Clémentines. Cette doctrine, de manière large, met en relation Dieu et son Ange, qui sont étroitement liés mais distincts. Nous avons choisi de laisser ce sujet de côté, car trop éloigné de la doctrine des deux rois, même si les Clémentines sont une source de cette controverse au sujet des « deux puissances ». Voir A. L. SEGAL, Two Powers in Heaven : Early Rabbinic Reports about Christianity and Gnosticism, Studies in Judaism in late antiquity,

25, Leiden, Brill, 1977, p. 256-259.

384 FLAVIUS JOSÈPHE, Guerre des judéens, II, viii, 2-13 et 119-161 ; Antiquités juives, XV, x, 5, 373-379 ;

XVII, xiii, 3, 345-348.

385 A. DUPONT-SOMMER, Les écrits esséniens découverts près de la mer Morte, Paris, Payot, 2010 (1959),

p. 25-30.

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manuscrits sont des copies de livres bibliques, le reste étant constitué de « livres religieux juifs qui présentent entre eux une telle homogénéité de doctrine qu’ils ne peuvent provenir que d’un même milieu mystique, d’une même secte »387. Ces textes, propres à la secte, étaient selon toute vraisemblance considérés comme également sacrés à ceux de la Bible : c’est le cas en particulier de la Règle de la communauté (1QS).

5.1.1 L’Instruction sur les deux Esprits (1QS III, 13-IV, 26) dans la Règle de la

communauté (1QS)

Découverte en 1947 dans la grotte I à Qumrân, la Règle de la communauté (1QS) est, selon A. Dupont-Sommer, le texte qumrânien qu’il faut lire en premier, puisqu’il introduit le lecteur dans le secret des doctrines, des pratiques et des rites de la communauté essénienne388.

La Règle est constituée de plusieurs parties : si on y retrouve des passages juridiques, constitués par les règles elles-mêmes, ainsi que des hymnes et des homélies389 ; S. Metso remarque que derrière l’appellation de « Règle de la communauté » se retrouvent divers textes provenant d’époques et de sources différentes390 ; la recherche moderne place le manuscrit 1QS entre 125 et 75 avant J.-C., ce qui en fait l’un des plus anciens documents non-bibliques trouvés à Qumrân391. D’autres fragments de la Règle ont été retrouvés dans les grottes IV et V, ce qui témoigne de l’importance de ce texte pour la communauté de Qumrân.

Le passage qui nous intéresse se trouve dans la première partie, en 1QS III, 13- IV, 26 : il s’agit de l’Instruction sur les deux Esprits. Pour L. T. Stuckenbruck, il ne faut pas la considérer comme une extension de la Règle, mais comme un texte à part entière. La Règle

387 A. DUPONT- SOMMER, Les écrits esséniens découverts près de la mer Morte, p. 18. 388 A. DUPONT- SOMMER, Les écrits esséniens découverts près de la mer Morte, p. 87.

389 Pour le détail sur la composition du texte voir A. CAQUOT et M. PHILONENKO, « Introduction générale »,

Écrits intertestamentaires, p. xliv-xlvi.

390 S. METSO, The Textual Development of the Qumran Community Rule, Studies on the Texts of the Desert of

Judah, 21, Leiden / New York, Brill, 1997, p. 1.

391 J. DUHAIME, « L’instruction sur les deux esprits et les interpolations dualistes à Qumrân (1QS III, 13-IV,

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elle-même a été composée par une succession d’ajouts à un noyau primitif et l’Instruction aurait été ajoutée au dernier stade de sa composition392, non sans avoir au préalable connu des remaniements ; c’est à l’occasion de son insertion dans la Règle qu’elle aurait subi sa dernière transformation393. J. Duhaime, suivant les conclusions de P. von der Osten-Sacken, identifie un noyau primitif, correspondant à 1QS III, 13-18a ; 25b-IV, 14394.

Le texte débute (III, 13-18) par une invitation à enseigner aux fils de lumière la nature de tous les fils d’homme, les espèces d’esprits et les conséquences propres à chacune de ces espèces, lors de la « Visite divine », le moment des rétributions divines à la fin des temps. Viennent ensuite les considérations sur les deux Esprits, que Dieu a disposés pour l’homme afin que celui-ci marche avec eux jusqu’au moment de la Visite (III, 18-IV, 1) : l’un est le Prince des lumières, aussi appelé l’Ange de vérité, l’Esprit de vérité, l’Esprit de sainteté ; l’autre est l’Ange des ténèbres, aussi appelé l’Esprit de perversité. Les hommes sont placés sous l’empire de l’un ou l’autre : les fils de justice sont dans la main du Prince des lumières, les fils de perversion dans la main de l’Ange des ténèbres : l’humanité est donc répartie en deux lots, en deux camps. Puis sont décrites les deux voies et les rétributions de ces deux Esprits (IV, 2-14) : ceux qui marchent avec l’Esprit de vérité seront, au moment de la Visite, comblés de bienfaits innombrables alors que ceux qui marchent avec l’Esprit de perversité seront châtiés jusqu’à ce qu’ils soient tous exterminés. Finalement, le texte décrit la lutte qui oppose les camps des deux Esprits depuis des siècles (IV, 15-26). Mais cette lutte aura un terme, puisque Dieu, lors de sa Visite, mettra un terme à la Perversité et nettoiera toutes les œuvres de chacun par sa Vérité395.

392 J. DUHAIME, « Dualistic Reworking in the Scrolls from Qumran », The Catholic Biblical Quarterly, 49,

1987, p. 41.

393 J. DUHAIME, « L’instruction sur les deux esprits et les interpolations dualistes à Qumrân (1QS III, 13-IV,

26) », p. 593.

394 J. DUHAIME, « L’instruction sur les deux esprits et les interpolations dualistes à Qumrân (1QS III, 13-IV,

26) », p. 571-72.

395 On retrouve également cette doctrine, en condensé, dans le Testament de Juda, 20, 1-5 :« Sachez donc,

mes enfants, que deux Esprits s’occupent de l’homme, celui de la vérité et celui de l’égarement. Au milieu est celui de la conscience qui lui permet de pencher où il veut. Les œuvres de la vérité et celles de l’égarement sont inscrites sur la poitrine de l’Homme, et le Seigneur connaît chacune d’elles. ». Notons ici la présence d’un troisième esprit médiateur. À ce sujet, voir la note en Testament de Juda, 20, 2.

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L’Instruction présente, comme le souligne J. Duhaime396, trois types de dualisme : un dualisme éthique puisqu’il définit ce qui est bien et ce qui est mal, en plus de construire un « nous » conforme à ce bien, en opposition à un « eux » identifié à tout ce qui est abject ; un dualisme cosmique, puisqu’il oppose deux entités divines qui se combattent pour la domination de l’humanité : un dualisme eschatologique, puisque l’opposition entre ces entités est vouée à prendre fin lorsque Dieu fera sa Visite.

Ces dualismes ne sont pas sans rappeler la doctrine des deux rois dans les Homélies et les Reconnaissances. Dans l’Instruction comme dans les Clémentines, les deux rois sont des puissances établies par Dieu pour gouverner les hommes. Ceux-ci connaîtront un sort différent, qu’ils se placent sous la domination de l’un ou de l’autre. La dimension eschatologique est également présente dans les Clémentines : le pouvoir du mauvais roi n’est pas éternel, puisqu’il prendra fin au terme du monde présent. Entre-temps, l’humanité a le choix entre deux voies, qui mènent ou alors au bien, ou alors au mal397 ; celle-ci est en conséquence répartie en deux camps, et deux seuls, sans zone intermédiaire.

5.1.2 L’Instruction sur les deux Esprits chez Philon d’Alexandrie

Philon d’Alexandrie (30 avant J.-C. à 40 après J.C., environ) constitue la source la plus ancienne concernant les esséniens : il en traite aux chapitres 75-91 de son Quod omnis

probus liber sit ainsi que dans son Apologie des Juifs perdue, citée par Eusèbe de Césarée

au livre VIII, chapitre XI de la Préparation Évangélique.

Philon admire la sagesse, la piété et la vertu des esséniens, et selon M. Philonenko398, s’il n’a probablement pas été essénien lui-même, Philon devait être très bien informé de leurs doctrines. Pour le prouver, M. Philonenko étudie un chapitre des Questions sur

l’Exode où Philon commente Exode 12, 23 : « Le Seigneur traversera l’Égypte pour la

frapper et il verra le sang sur le linteau et les deux montants. Alors le Seigneur passera

396 J. DUHAIME, « Dualistic Reworking in the Scrolls from Qumran », p. 42.

397 Nous traiterons plus en détail du thème des deux voies au point 6 du chapitre troisième, p. 135.

398 M. PHILONENKO, « Philon d’Alexandrie et l’ ‘‘ Instruction sur les deux Esprits ’’ », dans Hellenica et

Judaica, hommage à Valentin Nikiprometzky, A. CAQUOT, M. HADAS-LEBEL et J. RIAUD, (éds.), Louvain, Peeters, 1986, p. 61.

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devant la porte et ne laissera pas le Destructeur entrer dans vos maisons pour frapper ».

Philon commence d’abord par donner la signification de ce passage : ce n’est pas la divinité qui est responsable du mal, mais plutôt d’autres, des serviteurs. Philon poursuit par une interprétation allégorique du passage de l’Exode : il existe deux puissances, celle du salut et celle de la perdition. Elles pénètrent en toute âme et si l’une sort victorieuse, l’autre s’affaiblit. De même, le monde a-t-il été créé du fait de ces deux puissances, appelées la puissance du salut, forte et bénéfique, et la puissance adverse, déficiente et pernicieuse : « ainsi le soleil et la lune, les positions adaptées des autres corps célestes, l’ordre et de leurs grandeurs et, en général, le ciel tout entier sont venus à l’être grâce à ces deux puissances »399. Chez le mauvais comme chez le sage, ce mélange entre la puissance bonne et la puissance mauvaise existe, mais c’est la nature de ce mélange qui détermine la qualité de l’âme, à savoir si elle sera vertueuse ou perverse. De la même façon, l’exterminateur a été empêché d’entrer dans l’âme du peuple de Dieu par ses bienfaits alors que dans l’âme de ceux qui l’ont rejeté « adviennent les souffrances de la solitude et du veuvage »400. Philon conclut son commentaire en admettant que même l’âme vertueuse est assaillie de « tendances involontaires, souvent nues et sans armes, souvent armées et comme menaçant de mort les pensées auxquelles elles infligent des coups puissants »401. Dans ce cas, même si le bien parfait serait d’en être complètement préservé, il faut néanmoins admettre ces représentations.

M. Philonenko remarque que, si le thème des « deux puissances » (à savoir Dieu et son Ange) se retrouve déjà chez Philon, celles-ci sont plutôt complémentaires : on retrouve une puissance royale subordonnée à une puissance créatrice, dont les pouvoirs s’équilibrent. En ce sens, « la théologie philonienne des puissances est binaire, mais elle n’est pas dualiste »402.

399 PHILOND’ALEXANDRIE, Questions sur l’Exode, lignes 18-21.

400 PHILOND’ALEXANDRIE, Questions sur l’Exode, Lignes 46-47. Comparer avec 2 S 24, 16. 401 PHILOND’ALEXANDRIE, Questions sur l’Exode, Lignes 50-52.

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Or, le passage étudié présente une rupture évidente avec la conception philonienne habituelle des deux puissances : celles-ci sont ici adversaires. Pour M. Philonenko, il faut chercher du côté des esséniens pour trouver des explications. M. Philonenko rapproche les deux Esprits de l’Instruction et le mélange entre bien et mal au sein de l’âme humaine de documents horoscopiques découverts à Qumrân403. Ces textes expliquent en effet que l’esprit humain possède neuf parts, chacune d’elles appartenant à la lumière ou aux ténèbres. Ces rapprochements sont si précis, soulève M. Philonenko, qu’ils montrent que Philon n’avait pas seulement la Règle en tête en rédigeant son commentaire, mais qu’il connaissait « la doctrine essénienne des deux Esprits dans ce qu’elle avait de plus mystérieux et de plus complexe »404 ; plus encore, Philon aurait transmis, par la doctrine essénienne, des éléments de la pensée théologique iranienne, notamment cette idée de mélange entre bien et mal405.

Mais Philon va plus loin que l’Instruction ; alors que celle-ci donnait des informations sur une cosmologie dualiste, Philon prend ces mêmes informations et en fait ressortir ses implications anthropologiques. L. T. Stuckenbruck, qui a étudié le dualisme dans certains textes juifs de la période du Second Temple, remarque que certains textes ne vont pas aussi loin que Philon dans leur interprétation du dualisme :

Whether directly addressed or buried beneath layers of ideas about cosmology, ‘‘anthropology’’— that is, perception and interpretation of human nature — is never far away. Though anthropology (in the sense just referred to) would have been an indispensable component of religious ideology, the texts themselves may circle around it, actually referring to oppositions in terms of ‘‘group’’ conflict (the opposition between ‘‘us’’ and ‘‘them’’) or principles of good and evil.406

403 M. PHILONENKO, « Philon d’Alexandrie et l’ ‘‘ Instruction sur les deux Esprits ’’ », p. 66-67. 404 M. PHILONENKO, « Philon d’Alexandrie et l’ ‘‘ Instruction sur les deux Esprits ’’ », p. 66.

405 Le dualisme iranien semble avoir eu une influence sur la pensée de l’Instruction. Sur la question, voir

A. DUPONT-SOMMER, Nouveaux aperçus sur les manuscrits de la mer Morte, Orient ancien illustré, 5,

Paris, Maisonneuve, 1953, p. 157-172 ; id., « L'instruction sur les deux Esprits dans le ‘‘ Manuel de Discipline ’’ », Revue de l'histoire des religions, 142, 1952, p. 6.

406 L. T. STUCKENBRUCK, « The Interiorization of Dualism within the Human Being in Second Temple

Judaism : The Treatise of the Two Spirits (1QS III:13-IV:26) in its Tradition-Historical Context », dans

Light Against Darkness : Dualism in Ancient Mediterranean Religion and the Contemporary World,

A. LANGE et al., (éds.), Journal of Ancient Judaism, Supplements 2, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2011, p. 147-148.

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Ainsi, tout modèle dualiste du cosmos se reflète dans l’être humain : ce reflet est souvent implicite et il faut ou bien lire entre les lignes pour le percevoir, ou bien alors étudier comment ce dualisme s’inscrit dans un texte ou un corpus. C’est le cas pour les

Clémentines, dont les passages évoquant la règle des syzygies demandent tantôt une étude

approfondie pour en déceler les sous-entendus et les allusions, tantôt une remise en contexte. Un seul passage donne des indications claires au sujet de la nature humaine, et il se trouve en Hom. XX, 2-3 : c’est à cet endroit, rappelons-le, que Pierre révèle à ses disciples que l’être humain est constitué de deux pâtes.

Les Clémentines semblent donc rapporter le même enseignement essénien que Philon, celui sur les deux Esprits. Un rédacteur clémentin a-t-il eu connaissance du texte de Philon, ou a-t-il eu accès directement aux enseignements de la communauté de Qumrân, ou encore aurait-il baigné dans un milieu où ces traditions étaient connues? Émettre une hypothèse serait risqué, d’autant plus que, dans tous les cas, il demeure établi que la pensée qumrânienne a influencé le corpus clémentin. Ceci est appuyé par un autre texte de ce corpus, le Règlement de la guerre.

5.1.3 Le Règlement de la Guerre (1QM) et le Songe d’Amram (4Q ‘Amram)

Le Règlement de la Guerre (1QM) fut trouvé à Qumrân en 1947 dans la grotte I et se trouve dans le rouleau appelé la « Guerre des fils de lumière contre les fils de ténèbres » ; des fragments furent aussi découverts dans la grotte IV. Tout comme la Règle, le Règlement

de la guerre est de nature composite : J. Duhaime propose un modèle de rédaction pour

colonne XIII spécifiquement et montre comme sa composition s’est étalée sur plusieurs étapes407. Sous sa forme actuelle, la date de rédaction serait postérieure à 63 avant J.-C.408.

Le texte expose la guerre eschatologique que devront mener les fils de lumière contre les fils de ténèbres, les modalités selon lesquelles cette guerre devra être conduite ainsi que la défaite finale de ceux-ci. Ces deux camps s’opposent : les premiers ont à leur tête Dieu,

407 J. DUHAIME, « La rédaction de 1 QM XIII et l’évolution du dualisme à Qumrân », Revue Biblique, 84,

1977, p. 210-238.

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les seconds Bélial. L’opposition entre ces deux camps est particulièrement forte en XIII 10- 12, où il est dit que si le Prince de lumière a été institué pour porter secours au peuple de Dieu, Bélial, l’Ange d’hostilité, a été créé par Dieu pour corrompre et pousser les humains à commettre des impiétés.

Le Prince de lumière est un peu plus loin (1 QM XVII, 6) associé avec Michel, l’ange protecteur d’Israël, selon Deutéronome 10 13. J. Duhaime constate que l’opposition entre le Prince de lumière et Bélial remplace celle entre Dieu et Bélial et en conclut que ces deux oppositions témoignent de niveaux de rédaction différents409. Avec la présence du Prince de lumière, le Règlement de la guerre acquiert un caractère dualiste, « a cosmic dualism (two heavenly powers) with an ethical overtone (the aim of Belial and his spirits is corruption and sin) »410.

Un parallèle peut être établi avec le Songe d’Amram (4Q ‘Amram), un texte apocryphe reconstitué à partir de divers fragments découvert dans la grotte IV à Qumrân411. Cet apocryphe relate les visions d’Amram : il voit deux veilleurs se disputant à son sujet. Allant leur parler, Amram apprend que ces deux êtres ont reçu « le pouvoir sur tous les fils d’Adam » et qu’il doit choisir l’un d’eux. Le premier veilleur a un aspect terrifiant comme celui d’un dragon et domine sur les ténèbres, alors que le second domine sur toute la lumière « sur l’ordre du Très-Haut » et sur les fils de la lumière. L’état lacunaire du texte ne nous donne pas leurs noms (ils en ont trois chacun) sauf un seul, celui du premier veilleur : Malki-resa. Or, J. T. Milik restitue ces noms grâce aux traditions entourant ces

409 J. DUHAIME, « La rédaction de 1 QM XIII et l’évolution du dualisme à Qumrân », p. 212. La présence du

Prince de lumière en tant qu’intermédiaire entre Dieu et son peuple pose un problème d’interprétation. En effet, la colonne XIII, étudiée en détail par J. Duhaime, n’est pas constante : tantôt le Prince de lumière est l’adversaire de Bélial, tantôt Dieu lui-même, ce qui pourrait suggérer un rejet délibéré de cet agent intermédiaire. J. Duhaime distingue trois étapes de rédaction de la colonne XIII de la règle : une première où la communauté se place dans la lignée du peuple d’Israël, dans une postérité authentique des patriarches avec laquelle Dieu maintient son alliance ; une deuxième qui intègre le Prince de lumière et l’oppose à Bélial ; une troisième où Dieu est remis au premier plan dans la guerre contre Bélial et où la présence du Prince de lumière est gommée. Voir J. DUHAIME, « Dualistic reworking », p. 46 et id., « La rédaction de 1

QM et l’évolution du dualisme à Qumrân », p. 237.

410 J. DUHAIME, « Dualistic Reworking in the Scrolls from Qumrân », p. 45.

411 Le texte ne se trouve pas publié dans l’édition des textes qumrâniens de la bibliothèque de la Pléiade. La

traduction que nous avons utilisée se trouve dans J. T. MILIK, « 4Q Visions de ‘Amram et une citation d’Origène », Revue Biblique, 79, 1972, p. 77-97.

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personnages412 : à Malki-resa il oppose Melchisédech413. Ce dernier est associé à l’archange