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4. Les listes de prophètes

4.4 Les fonctions spécifiques des listes des Clémentines

En relation avec ce procédé de « listing »359, procédé qui, comme nous venons de le voir, était largement utilisé dans la littérature juive et chrétienne, plusieurs fonctions rhétoriques peuvent être identifiées : une fonction épidictique, puisque ces listes font ou bien l’éloge ou bien le blâme de personnages bibliques ; une fonction délibérative, puisque

356 C. A. GIESCHEN, « The Seven Pillars of the World », p. 59, note 29. 357 C. A. GIESCHEN, « The Seven Pillars of the World », p. 59.

358 C. A. GIESCHEN, « The Seven Pillars of the World », p. 60. 359 C. A. GIESCHEN, « The Seven Pillars of the World », p. 58.

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dans certains cas, notamment dans les textes portant sur la jalousie, elles veulent persuader le lecteur d’adopter ou de rejeter certains comportements. Dans le cas de la littérature apologétique, l’utilisation des Écritures sert un double but judiciaire : défendre la foi chrétienne et accuser les juifs d’impiété. Finalement, une fonction didactique peut venir s’ajouter à toutes celles mentionnées, puisque l’argument rhétorique se fait parfois dans le cadre d’un enseignement, et vice versa360.

Toutes ces fonctions peuvent être attribuées aux listes de prophètes dans les

Clémentines : une fonction didactique, puisque le texte veut enseigner au lecteur

l’organisation du monde voulue par Dieu. Cet enseignement a lui-même une fonction délibérative, puisqu’il a pour but d’amener le lecteur à adhérer aux doctrines spécifiques des Clémentines, en particulier à la doctrine du vrai Prophète.

Les listes ont également une fonction judiciaire, puisqu’elles s’efforcent de défendre la doctrine du vrai Prophète, qui était « bien que secrètement, toujours présent au côtés des justes à travers toutes les générations »361. En ce sens, les figures prophétiques sont des témoins, des preuves de la véracité de la christologie des Clémentines. N’oublions pas le deuxième aspect juridique des testimonia, à savoir l’accusation des juifs ; dans ce cas-ci, il s’agit plutôt de tous les groupes religieux rejetant la vraie foi, représentés notamment par Simon.

4.4.1 Fonction judiciaire des testimonia

À ce propos, dans les listes des Clémentines, comme le remarque A. Magri, ce sont les aînés qui sont toujours du mauvais côté et dans le cas des couples qui ne sont pas frères, le mauvais est le premier à survenir, conformément à la règle des syzygies : « Pour les chrétiens, les frères aînés vinrent ainsi à représenter la Synagogue contre l’Église, remplacés par les cadets dans l’accomplissement des promesses divines »362. Mais plus que

360 M. C. ALBL, « And Scripture Cannot Be Broken » : The Form and Function of the Early Christian

Testimonia Collections, p. 71.

361 Rec., I, 52, 3.

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les juifs, ces listes serviraient plutôt, comme sont d’avis A. Magri et C. A. Gieschen, à polémiquer contre les groupes gnostiques et marcionites, et contre les chrétiens pauliniens.

En effet, certains groupes religieux interprétaient les Écritures différemment, préférant plutôt les figures des méchants. C’est le cas de Marcion qui, rappelons-le, distinguait deux divinités, le Dieu de l’Ancien Testament et des juifs, créateur du monde, et le Dieu suprême, invisible, Père de Jésus : Marcion affirmait qu’Abel, Hénoch, Noé, Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, David et Salomon ne furent pas sauvés des enfers quand le Christ y descendit, au contraire de Caïn et d’Ésaü, car les premiers ont cru au Dieu des juifs, et non pas au Dieu invisible363. Plus encore, il affirmait que ni Abraham, ni Abel, ni tous les autres prophètes, bref, aucun de ceux qui ont plu au Dieu des juifs, n’ont eu part au salut364. Sa tactique : discréditer l’Ancien Testament et le rejeter comme fondement de la foi chrétienne, en attaquant ses personnages, particulièrement ceux qui étaient vénérés, comme c’est la cas en Sagesse 4, 10-15 et en Hébreux 11. De même, certains groupes gnostiques365, comme les Caïnites, estimaient que les « méchants », dont Caïn, Ésaü et les Sodomites, étaient issus de la Suprême Puissance, et se sont butés au pouvoir du Démiurge, le Dieu des juifs366.

À l’opposé se trouvent les ébionites qui, comme le rapporte Épiphane367, utilisaient une liste assez similaire à celle des Clémentines : ils reconnaissaient Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, Aaron et Joshua, mais rejetaient les autres prophètes, David et Salomon. Ils disaient que le Christ était le prophète de la vérité et Fils de Dieu par promotion ; ils n’acceptaient que le Pentateuque et les Évangiles, et encore pour le premier, rejetaient certains passages.

363 ÉPIPHANEDE SALAMINE, « Marcionites », Panarion, 42, 4,3-4. 364 IRÉNÉEDE LYON, Contre les hérésies, 1, 27, 3.

365 L’appartenance de Marcion au gnosticisme n’est pas certaine. S’il a probablement subi l’influence de

gnostiques chrétiens, sa pensée se distingue de la leur par « la négation de la présence en l’homme d’un noyau d’essence divine, et le refus du mythe comme moyen de répandre la doctrine ». Voir B. ALAND, « Marcion », dans Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, A. DI BERARDINO et

F. VIAL, (éd.), Paris, Éditions du Cerf, 1990, p. 1541-1543. Pour U. BIANCHI, « Marcion : Théologie

Biblique ou docteur gnostique? », Vigiliae Christiniae, 21, 1967, p. 141-149, Marcion « appartient de plein droit à l’histoire du gnosticisme », puisqu’il « se nourrit de l’humus riche et polyvalent du dualisme de la gnose classique ».

366 IRÉNÉEDE LYON, Contre les hérésies, 1, 31, 1 ; ÉPIPHANEDE SALAMINE, « Caïnites », Panarion, 38, 1,1-2.

Voir également les références chez A. MAGRI « Polémique et histoire du salut », p. 390 notes 10 et 11.

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En adoptant une position proche de l’ébionisme, mais contre les marcionites et les gnostiques, les Clémentines défendent leur propre lecture des Écritures : l’usage des

testimonia et des « sept pilliers » vient supporter la doctrine du vrai Prophète, qui est

présent dans toutes ces figures et trouve sont repos dans Jésus.

Les testimonia sont avant tout un outil, un procédé rhétorique par lequel un auteur donne corps et volume à ses thèses, que ce soit l’existence du vrai Prophète ou du Dieu inconnu. Dans le cas des Clémentines, cette succession possède de nombreuses fonctions rhétoriques, mais entretient également une polémique : si la vérité vient après le mensonge, à plus forte raison les Clémentines elles-mêmes, porteuses de la vérité, viennent en héraut du vrai Prophète pour contrecarrer les mensonges des prédécesseurs.

4.4.2 Présences de Paul et de Marcion

Mais qui exactement sont ces prédécesseurs? Nous avons déjà traité des marcionites et de différents groupes gnostiques, dont les Caïnites et les Pérates368, qui, par leur mauvaise interprétation des Écritures, auraient pu s’attirer les foudres du pseudo-Clément.

Si les listes de personnages bibliques sont un procédé qui possède une importante puissance rhétorique, c’est parce qu’elles s’appuient sur l’autorité des Écritures. Or, le couple Simon / Pierre ne se fonde pas sur les Écritures369. Alors, serait-il possible qu’il renvoie à une polémique, et ainsi que derrière Simon se cache quelqu’un d’autre?370

368 On retrouve chez le Pseudo-Hippolyte de Rome, dans sa notice sur les pérates, la mention que ceux-ci

utilisaient les expressions « puissance gauche » et « puissance droite », à cause de leurs connaissances en astrologie. Voir HIPPOLYTEDE ROME, Elenchos, V, 15.

369 C’est également le cas pour la syzygie Jean l’hémérobaptiste / Le Fils de l’Homme. Voir Rec., II, 8 et

Hom., II, 23. La raison pour laquelle Jean-Baptiste est opposé à Jésus est incertaine. C’est en effet un trait

original des Clémentines que de faire de Simon un disciple de Jean : « [L’auteur de l’Écrit de base] se fondait-il sur la tradition de l’activité des disciples de Jean en Samarie? Croyait-il que la tradition remontant à Simon (le père de toutes les hérésies) s’enracinait dans le milieu baptiste, représenté par Jean? » ; L. CIRILLO et A. SCHNEIDER, Les Reconnaissances du Pseudo Clément, p. 44. O. Cullmann y voit une attaque contre la secte des Mandéens, qui voit en Jean le grand prophète et le préfère à Jésus ; O. CULLMANN, Le problème littéraire et historique du roman pseudo-clémentin, p. 180-181.

370 Deux autres couples succèdent à la syzygie Simon / Pierre : le couple de toutes les nations / celui qui sera

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Une première hypothèse serait de voir derrière Simon Paul de Tarse. L’hostilité envers celui-ci était un trait bien connu de certains groupes judéo-chrétiens, comme les ébionites371 et les elchasaïtes372. Dans les Reconnaissances, « l’homme ennemi »373 correspond sans nul doute à lui, et les discours sur la supériorité de la connaissance directe de Jésus que possède Pierre sur les visions et les révélations de Simon374 pourraient certainement constituer un sous-entendu visant l’épisode de la conversion de Saul sur le chemin de Damas.

Toutefois, P. Piovanelli est d’avis que les Homélies et les Reconnaissances ne visent pas directement Paul. D’abord parce que son nom n’est jamais mentionné, puis parce que les allusions qui lui sont faites n’ont pas gêné les lecteurs et les traducteurs, ni même Rufin375. Selon toute vraisemblance, les mentions de Paul auraient été gommées à des étapes antérieures de la constitution du Roman, ce qui pourrait signifier que la polémique entretenue à son égard ne soit plus d’actualité lors de la constitution des Homélies et des

Reconnaissances.

Doit-on plutôt voir dans l’utilisation du personnage de Simon un subterfuge pour attaquer Marcion? Pour N. Kelley, une partie du programme polémique de

Reconnaissances est dirigée contre Marcion et ses disciples, notamment à cause de

l’influence des communautés marcionites dans la Syrie de l’Antiquité tardive376. F. S. Jones partage également ce point de vue, en spécifiant que derrière la figure de Simon le Magicien ne se cache pas seulement Paul, mais toutes les figures anti-juives, dont

couple Antéchrist / Christ (dans les Homélies et les Reconnaissances). Alors que ce dernier renvoie à des considérations eschatologiques, la question du couple de toutes les nations / celui qui sera envoyé pour répandre la semence du Verbe parmi les nations, qui reste assez énigmatique. J. Waitz y voit une réminiscence de la tendance anti-paulinienne de la Grundschrift, que le rédacteur aurait modifié, car il ne la comprenait plus ou ne la soutenait pas : celui qui sera envoyé vers les nations serait en ce sens Pierre, et non plus Paul. Voir J. WAITZ, Die Pseudoklementinen, Homilien und Rekognitionen, p. 137.

371 IRÉNÉEDE LYON, Contre les hérésies, I, 26, 2. 372 EUSÈBE DE CÉRASÉE, Histoire ecclésiastique, VI, 38. 373 Rec., I, 70, 1.

374 Hom., XVII, 13-19.

375 P. PIOVANELLI, « ‘‘ L’ennemi est parmi nous ’’ : présences de Paul », dans Nouvelles intrigues pseudo-

clémentines, p. 247.

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Marcion377. F. S. Jones développe en affirmant que l’Écrit de base témoignait de deux tendances : un marcionisme traditionnel et le marcionisme d’Apelle378. En effet, Apelle, disciple de Marcion, divergeait de celui-ci sur certains points, rejetant le dualisme de Marcion et embrassant la monarchie divine, à tel point qu’il fonda sa propre école à Rome379. L’homéliste, tout en adoptant une attitude anti-marcionite, se serait inspiré des

Syllogismes d’Apelle et de sa lecture des Écritures pour élaborer la doctrine des fausses

péricopes.

Chercher à savoir qui se cache véritablement derrière Simon peut produire certains résultats qui, à défaut d’être assurés, sauront nous donner un ensemble de possibilités quant à son ou ses identités. Mais ce qui ressort davantage, c’est cette conception du monde, ce dualisme qui articule les Homélies et dont certaines traces sont perceptibles dans les

Reconnaissances. Pour le pseudo-Clément, il n’est guère utile de nommer ses adversaires :

Simon, le père de toutes les hérésies380, les représente toutes autant qu’elles sont. Le passé incertain du Roman rend toute démarche d’identification d’adversaires très délicate ; la position de P. Piovanelli sur la question a le mérite de prendre cela en considération :

Le personnage de Simon a été réutilisé, au fur et à mesure, afin de réfuter, par son intermédiaire, les incarnations successives d’un paulinisme que les porteurs des traditions clémentines jugeaient trop radical, à savoir, les théologies marcionite, gnostique(s), manichéenne et peut-être même, après 325, l’orthodoxie nicéenne.381

Toutefois, par son importance, il ne faut pas lire la présence de Simon et son opposition à Pierre comme un simple mécanisme narratif ou rhétorique. Plus encore, cette opposition est le résultat de la structure cosmique du monde, « un monde double, où

377 A. Salles refuse de voir derrière Simon le Magicien d’autres adversaires. Il considère que l’auteur du

Roman, s’il a bel et bien dirigé sa compilation contre le marcionisme, ignorait tout de cette doctrine hormis la thèse du Dieu inconnu. Pour lui, c’est Simon lui-même qui est attaqué, et à plus forte raison la secte des simoniens. Voir A. SALLES, « Simon le Magicien ou Marcion ? », Vigiliae Christianae, 12, 1958, p. 197-

224.

378 F. S. JONES, « Marcionism in the Pseudo-Clementines », p. 241.

379 A. VON HARNACK, Marcion : L'évangile du dieu étranger, Patrimoines, Paris, Éditions du Cerf, 2003

p. 202.

380 IRÉNÉEDE LYON, Contre les hérésies, livre III, préface.

122 s’affrontent deux principes soumis à son Créateur »382.

Ce monde double nous laisse déjà entrevoir cette question qui se formule silencieusement depuis le début de cette section : pourquoi les Clémentines, alors qu’elles entretiennent une polémique si virulente, ne nomment-elles jamais leurs adversaires? Adversaires qui, à mesure que notre étude avance, semblent de plus en plus nombreux? Il pourrait être possible de répondre en affirmant que ces adversaires multiples sont les vestiges des étapes antérieures de rédaction du Roman. Nous croyons qu’il sera possible, au terme de notre étude, de formuler une autre hypothèse, qui aurait le mérite d’accorder aux

Homélies et aux Reconnaissances une cohérence globale, au sein de leur milieu final de

constitution.