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Usages et traduction : les apports des travaux de Madeleine Akrich

1.1. Apports de la sociologie des usages

1.1.3. L’approche de l’innovation

1.3.2.3. Usages et traduction : les apports des travaux de Madeleine Akrich

Les apports d’Akrich aux problématiques développées dans le cadre du CSI sont nombreux et apparaissent comme des éléments permettant véritablement d’intégrer la sociologie de l’innovation au sein des approches traitant des usages. L’auteur se concentre en effet sur l’étude du rôle des usagers pendant le processus d’innovation8. Elle adhère à l’idée d’une définition conjointe des objets techniques et des dispositifs sociaux, déjà présente en sociologie des techniques, mais constate le manque de considération de ces approches pour l’adoption des technologies par les utilisateurs finaux.

Dans cette perspective, Akrich [1990] propose de suivre, tout au long de la conception, l’utilisateur tel qu’il est représenté, inscrit, traduit dans les choix qui sont

8 Nous ne traiterons ici pas de tous les travaux d’Akrich tant ceux-ci sont nombreux mais nous nous

effectués. Pour ce faire, elle s’appuie sur l’histoire des réseaux de vidéocommunications de 1ère génération, plus particulièrement sur le Coffret d’Abonné (CA) à ces réseaux, et s’intéresse au problème rencontré par les premiers usagers de ce système à savoir l’incompatibilité entre usages du CA et d’un magnétoscope. Cette étude détaillée du processus de conception du CA permet à Akrich d’apporter un regard nouveau sur l’inscription des usagers dans le processus de conception. Ses apports se situent à deux niveaux :

 D’une part, dans la démonstration de l’interrelation entre choix techniques, attribution des compétences et définition des utilisateurs : ici, les problèmes d’incompatibilité avec le magnétoscope ne sont a posteriori le fait que d’une série de choix qui in fine exclue l’usage combiné avec un CA. C’est parce qu’il a été nécessaire de prendre certaines décisions techniques, engageant une représentation de ce que sont, veulent et peuvent les utilisateurs supposés du dispositif qu’un cadre limitatif des différents scénarios possibles d’interaction s’est construit, cadre excluant presque fortuitement le magnétoscope.

 D’autre part, dans la définition d’un vocabulaire permettant d’appréhender les problèmes de convergence entre la constitution de l’acteur et celle de l’objet. Akrich constate en effet, à travers l’exemple du CA, l’enjeu que représente la constitution des acteurs dans la conception de dispositif technique : « bien souvent, le succès ou l’échec d’innovation tient à la capacité des dispositifs à gérer des relations différenciées avec des utilisateurs dont les compétences et les désirs sont susceptibles d’une grande variabilité […] mais se pose alors, pour l’analyste, la question de savoir comment décrire la mise en œuvre, par le dispositif technique, d’une possible pluralité d’usage, sans l’écraser dès le départ sous un seul terme agrégateur, qu’il s’agisse de celui d’utilisateur, d’usager ou de tout autre vocable. » [ibid.. : 99-100].

Ainsi, la notion d’acteur révèle deux problèmes : le premier tient au fait qu’un acteur est susceptible d’appartenir à plusieurs réseaux distincts comprenant des objets spécifiques. L’autre est lié à l’idée qu’au travers d’un unique dispositif technique, il est possible de construire un ensemble de sous-réseaux différenciés tant du point de vue des éléments et acteurs associés que de celui de la forme de leur relation. Dans cette perspective, Akrich propose de recourir à trois notions :

i La position qui désigne le statut d’un acteur pris dans un ensemble de relations régies par un unique principe d’équivalence. A chaque position correspond alors un réseau particulier qui associe des dispositifs techniques, humains,

organisationnels et qui suppose une certaine économie des échanges entre les différents points du réseau.

ii L’actant qui correspond à l’entité désignée par tel ou tel dispositif technique, en vue de l’action duquel il a été conçu.

iii L’acteur qui désigne la personne à qui l’action est imputée.

Elle montre ainsi, dans l’exemple du CA, que c’est « la définition que les concepteurs donnent des actants et leur obsession à assurer par des moyens techniques une superposition sans faille entre actant et position qui jouent contre l’intégration du magnétoscope dans l’environnement de l’usager tel qu’il est défini par le CA » [ibid., 105].

Par la suite, Akrich [1998] s’est attachée à l’étude de cas où les usagers jouaient un rôle actif dans le processus d’innovation c’est-à-dire dans la définition des fonctionnalités du dispositif technique et des choix qui déterminent sa physionomie définitive. Dans un premier temps, elle s’est appliquée à démontrer que l’intervention directe des usagers sur des dispositifs déjà stabilisés revêtait quatre formes :

(1) Le déplacement : l’utilisateur modifie les usages prévus d’un dispositif, sans changement de ce en vue de quoi il a été conçu, et sans introduire de modifications majeures dans le dispositif. Il s’agit par exemple d’un sèche-cheveux employé pour attiser des braises ou d’un biberon servant de verre doseur.

(2) L’adaptation : l’utilisateur introduit quelques modifications dans le dispositif pour l’ajuster à son usage et à son environnement mais sans en altérer sa fonction première. L’exemple donné par Akrich est celui du transfert entre le Nicaragua et la Suède d’une machine servant initialement à déchiqueter les résidus de bois et à les transformer en briquettes pour le chauffage permettant par la suite la récupération de tiges de coton et la confection de briquettes, combustible pour la cuisine.

(3) L’extension : elle consiste en l’ajout de fonctionnalités à un dispositif technique en conservant sa forme et ses usages de départ. Par exemple, l’ajout de filets à l’arrière des poussettes ou encore le bricolage de logiciels informatiques en principe fermés pour y ajouter des fonctions utiles dans une organisation.

(4) Le détournement : dans cette forme d’intervention, l’utilisateur détourne totalement l’usage prévu initialement par le concepteur et annihile de fait toute possibilité de retour à cet usage de départ. Il peut s’agir de la récupération d’objets usagés ou encore, dans le cas des travaux pratiques à l’école, de la création de tableaux en relief à l’aide de pâtes alimentaires.

Puis, dans le prolongement des travaux de Von Hippel [1976], Akrich s’est intéressée aux usagers eux-mêmes acteurs de l’innovation. Elle montre par exemple dans le secteur de l’escalade, comment des utilisateurs en sont venus à construire des dispositifs techniques spécifiques à leur sport devenant par la même des innovateurs-utilisateurs et les raisons qui expliquent ces mutations : « dans un tel contexte, un outsider a bien peu de chances de s’imposer, car il lui faudrait maîtriser intellectuellement la technique de l’escalade et comprendre les articulations entre les pratiques individuelles et la définition de la discipline et de ses pratiquants » [ibid.. : 89]. Dans cette perspective, Akrich montre que la distinction entre concepteurs et utilisateurs n’est pas si nette et que les innovations sont bien souvent le fruit d’allers et retours entre ceux-ci. Elle précise cependant que cette proximité est propre à des domaines spécifiques, caractérisée par des facteurs variés : forte technicité (incorporation forte des savoirs techniques), nouveauté, rapidité d’évolution, spécificité de la demande et incapacité du marché à la prendre en compte.

La lecture des travaux d’Akrich permet donc de « ré-introduire » l’usager dans le modèle de la traduction. En effet, même si la sociologie de l’innovation soulignait l’importance des utilisateurs dans la conception d’un dispositif technique, elle n’y prêtait pas d’analyse spécifique. C’est ce constat qui a conduit Akrich à définir avec précision l’intervention des usagers dès la phase de conception, rétablissant par là même une symétrie entre l’objet et l’acteur. A ce titre, en accord avec Proulx [2005], il est possible d’intégrer ce type d’analyse à la problématique plus générale des usages.

Pour conclure, nous considérons que les apports du modèle de la traduction à notre problématique de conception d’une solution TIC dans une démarche usage se situent à deux niveaux qui se renforcent mutuellement :

(1) d’une part, elle souligne la nécessaire prise en compte des usagers dès la phase de conception d’une innovation. Concepteurs et utilisateurs participent en effet

tour à tour à la construction sociale de l’innovation, dans une sorte d’interaction permanente. La construction de l'objet technique sera réalisée progressivement dans la mesure où les groupes d'usagers, munis de différents usages dans différents contextes, appliqueront successivement des transformations à l'objet. Les utilisateurs interviennent ainsi dans la construction même de l'outil et modifient, via les concepteurs, le design et le contenu des objets et des interfaces. Dans cette perspective, l'usage n'est donc pas postérieur à l'offre mais il s’appréhende et se construit dans l'offre.

(2) D’autre part, l’approche de l’innovation nous semble prégnante pour la place centrale qu’elle accorde au réseau sociotechnique dans lequel l’innovation, fruit d'une élaboration collective et d'un intéressement de plus en plus large, se construit. Cette approche accorde alors une attention toute particulière aux porte-paroles dans la mise en forme du projet et la constitution d’un marché favorable à la diffusion et à l’acceptation de l’innovation. Dans cette perspective, une innovation réussie est celle qui a su construire le réseau sociotechnique apte à la recevoir.

Au-delà, cette perspective présente l’intérêt d’appréhender l’usage à différents niveaux et de dépasser ainsi le strict plan de l’emploi du dispositif technique. L’usage se comprend en effet sous trois angles qui se complètent : (i) en termes de coopération entre le dispositif et l’utilisateur, (ii) de traduction de la figure de l’utilisateur à celle d’un sujet social (lorsque l’usage incorpore un modèle de relations sociales) et (iii) de coordination entre l’usager et un réseau d’acteurs (lorsque l’usage met en relation l’usager avec d’autres entités).

La présentation du corpus de la sociologie des usages nous a offert la possibilité de mettre en évidence des pistes intéressantes permettant de mieux saisir les processus qui conduisent à l’émergence de pratiques liées à l’usage des TIC et, en même temps, elle nous a fourni quelques premières pistes de réflexion pour saisir concrètement l’action de la technique. Plus précisément, cette analyse nous a incité dans un premier temps à rejeter les travaux diffusionnistes qui postulent un certain déterminisme technologique, l’usage étant largement prédéterminé par les propriétés intrinsèques de la technologie. Dans un second temps, les analyses conjointes des courants de l’appropriation et de la traduction nous ont permis de mettre en évidence plusieurs types de résultats : (i) concernant les interactions

technologie-usage, ces analyses ont révélé l’importance cruciale du contexte dans lequel ces interactions se déroulent ; (ii) concernant les usages, ces études montrent leurs caractères émergents et donc l’impossibilité de prédire les usages futurs d’une technologie ; (iii) enfin, les travaux de l’école de la traduction, par leur analyse plus spécifique des processus de conception, nous incitent à adopter dès les prémices, une démarche de co-conception en boucles itératives, démarche qui porte à la fois sur l’objet technique mais aussi sur les trajectoires d’usage des futurs utilisateurs. Pour progresser dans cette voie, nous examinerons dès lors les apports d’autres courants de recherche à cette première définition de la technique et des usages.