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Les enjeux de la codification

PUBLIQUE / RECHERCHE PRIVÉE

2.1. La création de connaissances : une pratique collective

2.1.2. Les modèles de création de connaissances organisationnelles

2.1.2.2. Les enjeux de la codification

Nonaka et Takeuchi [1995] proposent, outre les quatre modes de conversion des connaissances précédemment analysés, un modèle intégré du processus de création de connaissances dans l’organisation en cinq phases :

 Le partage de connaissances tacites : cette phase correspond approximativement à la socialisation c’est-à-dire au transfert de connaissances tacites entre des individus ayant des passés, des expériences et des motivations différentes. Elle repose sur l’établissement de modèles mentaux, émotions et sensibilités partagés afin de bâtir une confiance mutuelle. Pendant cette phase, Nonaka et Takeuchi préconisent de mettre à disposition des champs dans lesquels les individus peuvent interagir en face-à-face, en d’autres termes des « ba de l’origine ».

 La création de concepts : elle s’inscrit dans la volonté de verbaliser le modèle mental partagé sous la forme de mots et phrase et de le cristalliser sous la forme de concepts explicites. Il s’agit donc de l’extériorisation c’est-à-dire de la transformation de connaissances tacites en connaissances explicites au travers du dialogue et d’un travail coopératif entre les individus.

 La justification des concepts : cette troisième phase coïncide avec la définition de la connaissance comme croyance vraie justifiée. Cette phase consiste alors, à un moment donné de la procédure, en la justification des nouveaux concepts créés par les individus ou l’équipe.

 La construction d’un archétype : il s’agit de l’étape de conversion du concept justifié en archétype tangible et concret sous la forme d’un prototype ou d’un modèle / mécanisme opératoire. Durant cette étape, l’archétype est construit en combinant à la fois les nouvelles connaissances explicites créées et les connaissances explicites existantes. Cette phase s’apparente ainsi à la combinaison c’est-à-dire à la conversion de connaissances explicites, les concepts justifiés, en nouvelles connaissances explicites, les archétypes.

 L’extension de la connaissance : pour Nonaka et Takeuchi, le processus de création de connaissances organisationnelles est un processus itératif en spirale. Il ne se termine donc pas une fois la construction de l’archétype achevée : au contraire, le nouveau concept se déplace vers un nouveau cycle de création de connaissances à un autre niveau ontologique.

Dans le processus décrit par ces auteurs, l’extériorisation (ou articulation) des connaissances donne souvent lieu à la création de nouveaux concepts (phase 2). Ces concepts doivent être justifiés (phase 3), c'est-à-dire que l’organisation va déterminer s’il est souhaitable de poursuivre le processus et de les approfondir. Les concepts sont alors convertis en archétype qui peut prendre la forme d’un produit, d’une procédure opératoire, d’une nouvelle valeur organisationnelle ou d’un nouveau système managérial (phase 4). Cette dernière phase qui structure et fixe les nouveaux savoirs est très proche de la phase d’abstraction du processus de codification.

Parce qu’il permet la création puis le partage de nouveaux concepts à partir de connaissances tacites (phases 2, 3 et 4), le processus de codification apparaît comme essentiel à la création de nouveaux savoirs [Nonaka et al., 2001]. Ce constat initial peut facilement être nourri de références complémentaires émanant tant de l’économie que de la gestion des connaissances. En effet, selon Foray [2000], bien que la connaissance tacite continue à jouer un rôle essentiel, la codification de la connaissance constitue à la fois la cause et la forme privilégiée de l’expansion de la base de connaissances.

Cependant, il y a plusieurs façons de penser la codification en question. Une divergence d’opinion entre les chercheurs oppose en effet d’une part ceux pour qui la connaissance peut être entièrement codifiée (tout dépendra du rapport entre le coût de la codification et son utilité) et qui stipulent que connaissances tacites et codifiées sont substituables [Cowan et al., 2000] ; et d’autre part, ceux qui prônent qu’une connaissance, même codifiée, détiendra toujours une part de tacite. De ce point de vue, les connaissances tacites et les connaissances codifiées sont considérées comme complémentaires [Johnson et al., 2002 ; Lazaric et al., 2003].

Parce que nous définissons la connaissance comme une croyance vraie et justifiée, une structure qui se nourrit d’informations et qui implique intrinsèquement des capacités cognitives pour la comprendre, nous ne pouvons adhérer au premier type de travaux. En effet, en affirmant que toutes les connaissances sont codifiables, ces auteurs n’effectuent pas de distinction entre connaissance et information : ils restreignent alors la question de la

codification des connaissances au rapport entre le coût de la codification et son utilité. Au contraire, nous soutenons l’idée selon laquelle connaissances tacites et explicites sont complémentaires et incluses dans la connaissance codifiée. En ce sens, la connaissance codifiée n’a que peu de valeur sans l’attribution de sens par les individus et sans l’activation des codes qui la constitue. Les codes sont incomplets et la codification ne permet pas à elle seule de garantir le transfert de connaissances entre le destinataire et l’émetteur. Dans cette perspective, le processus de codification s’avère complexe et non neutre ; des influences mutuelles et récursives naissent entre les processus de codification, de structuration et de création de connaissances [Lazaric et Thomas, 2003] : « les codes et plus spécifiquement le langage utile pour transmettre la connaissance comprennent intrinsèquement une représentation du monde et mobilisent différentes ressources cognitives » [Ancori et al., 2001 : 268]. Pour autant, nous ne pensons pas que la présence de connaissances tacites soit un obstacle auquel il faille remédier mais au contraire que celle-ci est essentielle à l’innovation et à la créativité [Håkanson, 2002].

Selon Cowan et Foray [1997], le processus de codification repose sur trois éléments interdépendants : la construction de modèles, la construction de langages et l’écriture de messages. La codification se traduit ainsi dans un premier temps par un travail de création de modèles à partir de la connaissance tacite. Il faut analyser la connaissance tacite, la décomposer en micro-éléments, voire la recomposer pour pouvoir l’expliciter. Ici, le travail de codification n’est pas simplement un travail de transfert mais aussi un travail de création, qui implique de procéder à de nouveaux découpages et recompositions des savoirs. Dans un second temps, la codification prévoit la création et le développement de langages.

Quelquefois, un langage naturel ou tout autre langage déjà existant suffit. Souvent, cependant, il faut créer de nouveaux éléments dans le cadre d’un langage existant ou produire un langage de toutes pièces. En effet, une connaissance sera plus facile à codifier et plus facile à diffuser au sein d’une communauté de personnes qui maîtrisent le langage utilisé. Enfin, la codification se traduira par la création d’un message placé sur un support ce qui suppose la mobilisation d’outils et de techniques d’impression. Pour Cowan et Foray [ibid.], le problème de la codification réside alors dans la création du modèle et plus spécifiquement dans la capacité d’articuler la connaissance pour permettre la codification, de même que dans le développement d’un langage suffisamment partagé et générique pour aller au-delà des jargons locaux.

Pour Thomas [2006], le processus de codification s’appuie ainsi sur deux processus clés : un processus d’articulation (ou d’extension) qui vise à convertir la connaissance tacite en connaissance explicite, et un processus d’abstraction qui vise à identifier des catégories abstraites, facilitant la communication et la diffusion, notamment sous forme informatique.

Les processus d’articulation et d’abstraction sont très liés, ce qui explique qu’ils sont souvent confondus. Le premier donne une forme au phénomène, le second en propose une structure :

(1) La première étape constitue l’articulation, c’est-à-dire l’explicitation des connaissances essentielles pour les acteurs concernés, dans des codes socialement partagés ; ces codes peuvent être des images, des cartes, toutes formes symboliques utilisées comme des langages29 [Håkanson, 2002].

L’articulation correspond à un processus de différentiation des diverses catégories d’expérience [Boisot, 1998]. Cette étape n’est pas sans difficulté et nécessite une « mise à nu » des connaissances posant souvent plus de réticences que d’engouement [Thomas, ibid.]. Elle repose aussi sur une capitalisation de connaissances tacites qui doivent être articulées. Or, comme le précise Polanyi [1966], si certaines connaissances tacites ne pourront pas être articulées, d’autres ne susciteront même pas l’intérêt d’une articulation.

(2) La seconde étape consiste en l’identification de codes ou catégories abstraites permettant d’éclairer la structure sous-jacente du phénomène étudié, structure dont la pertinence est à relier avec l’objectif poursuivi de la codification.

L’abstraction30 est un processus d’association des différentes catégories utilisées lors de la phase précédente [Boisot, 1998]. Cette phase permet de faciliter la diffusion rapide des connaissances. Toutefois, cette étape, plus abstraite que la précédente, peut générer une perte de finesse dans la retranscription des connaissances, et une éventuelle déperdition de ces dernières, notamment si les acteurs ayant participé au processus d’articulation ne sont plus mobilisés. Par conséquent, le processus de codification a d’autant plus de chance de réussir et d’évoluer que les communautés d’acteurs sont mobilisées dans la phase d’abstraction des données [Lazaric et al., 2003].

29 De nombreux auteurs [Cowan et al., 2000 et Boisot 1998] appellent cette étape « codification ». En outre, le processus d’articulation rappelle le processus de construction de représentations communes (« ba du dialogue ») décrit par Nonaka et al. [2000].

30 Le processus d’abstraction est très proche de celui de « codification » au sens d’Håkanson, qui décrit la codification comme l’expression d’un savoir dans une forme relativement standardisée et fixe. Il

Ainsi définie, la création de connaissances explicites ou codification, semble s’accompagner d’un affinage des connaissances tacites des individus prenant part au processus de codification. Ici, la codification ne peut pas être réduite à la simple transformation de connaissances tacites en connaissances explicites mais doit être appréhendée au-delà comme la création de nouvelles connaissances à travers ce que Cook et Brown [1999] appellent la danse générative (cf. § 2.1.1.2). En d’autres termes, la codification ne doit pas être comprise comme la conversion de connaissances tacites en connaissances explicites mais comme la ‘génération’ de nouvelles connaissances et de nouveaux knowing dans l’interaction entre la pratique, les connaissances possédées et l’environnement. En ce sens, le processus de codification apparaît comme non neutre et même comme un élément de structuration de la communauté qui effectue la codification.

Ainsi, même si l’étude du modèle de Nonaka et Takeuchi a démontré l’importance des processus de conversion des formes de connaissances dans la création de connaissances organisationnelles, en insistant sur la problématique de la codification, elle pêche cependant dans la prise en compte du contexte social et des relations spécifiques au monde de l’activité dans laquelle s’engage le sujet créateur de connaissances et sa communauté [Cook et Brown, 1999].

Ces critiques nous mènent alors à considérer d’autres sources de travaux de création de connaissances organisationnelles, qui prennent en compte la dimension sociale de ce processus. Pour cela, nous avons choisi de considérer les développements socio-économiques récents qui relient le processus de création de connaissances et le concept de capital social.

Ici, la création de connaissances n’est pas fondamentalement individuelle mais est plutôt un processus collectif, résultat d’interactions sociales.