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Les réseaux d’innovation

1.1. Apports de la sociologie des usages

1.1.3. L’approche de l’innovation

1.3.2.1. Les réseaux d’innovation

La définition de l’innovation retenue dans les différents travaux de Callon, Latour et Akrich marque une position radicalement différente de celle développée dans l’approche de la diffusion développée par Rogers. Ces auteurs mettent en évidence le nécessaire glissement d’une vision « standard » de l’innovation (telle qu’appuyée par Rogers), dans laquelle l’innovation décrit un modèle linéaire, à une vision « évolutionniste » qui se caractérise quant à elle par un modèle circulaire. Ce glissement est particulièrement développé dans l’article de Mustar et Callon [1992] qui s’attachent à définir la notion de réseaux technico-économiques.

Le modèle standard de la théorie néo-classique moderne définit une technique comme la combinaison productive d’une quantité de capital et de travail qui permet d’obtenir un niveau de production donné. Dans cette perspective, l’entreprise ne produit pas elle-même des technologies. Son rôle consiste à choisir parmi l’ensemble des techniques disponibles celle qui lui convient le mieux, c’est-à-dire en fonction des prix relatifs des facteurs de production. L’analyse économique standard repose donc sur une séparation stricte entre le domaine de la technologie (et du changement de technologie) et celui de l’économie. La création de technologies est œuvre des chercheurs et ingénieurs ; elle ne relève pas d’une rationalité économique. En revanche, le choix entre des techniques différentes est réalisé par l’entrepreneur et relève quant à elle de la rationalité économique.

« Dans la théorie économique standard, les techniques disponibles à chaque instant sont des données de l’environnement et constituent, donc, des contraintes externes dans les procédures d’optimisation qui guident les choix économiques des entrepreneurs. […] La seule question qui relève de l’analyse économique est, donc, celle du choix entre les techniques disponibles à chaque instant, choix qui est, évidemment déterminé par la disponibilité relative des différentes ressources engagées. » [Gaffard, 1990 : 48].

Dans ce contexte, l’innovation se définit comme le processus par lequel les entreprises adoptent et diffusent des techniques préétablies c’est-à-dire constituées auparavant à l’extérieur, par des chercheurs ou des ingénieurs par exemple. Ici, les relations entre la science et les marchés sont appréhendées dans une vision linéaire, semblable selon Mustar et Callon « à une course de relais, chaque coureur passant le bâton témoin à celui qui le

précède : la recherche au développement, le développement à la production, la production à la commercialisation, et enfin au client, qui est passif dans ce schéma » [1992 :119].

Cette vision, malgré de nombreux enrichissements, connaît de fortes critiques. À partir d’études historiques et empiriques, un ensemble de travaux a renouvelé la pensée économique en matière d’analyse du changement technologique. Rosenberg [1982] a par exemple montré que la technologie n’arrivait que rarement dans sa forme définitive dans l’entreprise. Au contraire, l’entreprise modifie et adapte les techniques à son contexte et crée par la même de nouvelles connaissances technologiques. Dans la même lignée, Von Hippel [1988] s’est intéressé aux rôles des usagers finaux dans la création technologique : il a ainsi montré l’importance des « lead-users » et des fournisseurs dans la conception même des produits et des techniques de production.

Dans cette nouvelle perspective, la technologie n’est plus une variable exogène à la sphère économique et apparaît essentiellement comme le résultat de l’expérience accumulée par les entreprises, de processus d’apprentissage par la pratique ou l’usage [Gaffard, 1990].

Elle n’est donc plus condition préalable à l’innovation mais résultat et le processus d’innovation est alors ce processus par lequel la technologie est développée et créée. Les analyses qui conçoivent ainsi le processus d’innovation relèvent de la théorie évolutionniste [Nelson et Winter, 1982 ; Dosi, Teece et Winter, 1990 ; …] qui se distingue des approches standard par « l’utilisation des principes constitutifs de toute théorie de l’évolution qui privilégie l’interaction des mécanismes générateurs de diversité avec des mécanismes de sélection » [Cohendet, 1997 : 102]. Il s’agit, comme le soulignent Coriat et Weinstein,

« d’affirmer tout à la fois le refus de l’hypothèse de maximisation et celle de rationalité substantive » [1995 : 114]. L’approche évolutionniste s’appuie ainsi sur les principes suivants [Nelson et Winter, 1982 ; Coriat et Weinstein, 1995 ; Cohendet, 1997] :

 Les routines (modèles d’interaction qui constituent des solutions efficaces à des problèmes particuliers) comme principe de permanence et d’hérédité ;

 Des comportements de « searching » des firmes (mise en œuvre des processus d’innovation qui sont à la base des mécanismes générateurs de diversité) comme principe de variation ou de mutation ;

 Des mécanismes de « sélection » (agissant sur les routines et les mutations

« searching ») comme filtres de l’évolution.

Pour Mustar et Callon, cette nouvelle théorie du changement technique peut être synthétisée ainsi : « comme les organismes vivants, les innovations et les entreprises connaissent des processus de variation et de sélection. Les recherches s’efforcent alors de montrer les liens étroits existant entre le processus d’innovation et la structure institutionnelle dans laquelle elle a lieu » [1992 : 118]. En d’autres termes, comprendre la technologie implique de prendre en considération les cadres organisationnels dans lesquelles elle se développe et l’histoire dont elle est imprégnée.

Cette vision privilégie ainsi un nouveau modèle de l’innovation dit de liaison en chaîne [Kline et Rosenberg, 1986] qui réfute le principe de séquentialité et met l’accent sur les phénomènes d’interaction et de rétroaction entre les différentes activités impliquées dans le processus d’innovation, mais aussi entre l’entreprise innovante et son environnement. C’est cette définition de l’innovation que retiennent les auteurs du CSI, celle d’une innovation en boucles, d’un processus interactif complexe.

En revanche, ces auteurs rejettent l’idée selon laquelle la firme serait l’acteur central du jeu de l’innovation. Mustar et Callon, dans une critique des modèles linéaires et chaînés de l’innovation, notent à ce sujet : « ces deux modèles proposent des visions très différentes de l’innovation mais ont pour point commun de rester centrés sur l’entreprise. Ils sont tous deux focalisés sur l’analyse interne de l’entreprise, mêmes s’ils incorporent des éléments extérieurs, tels qu’en amont la R&D publique, ou en aval le marché » [op. cit. : 119]. Au contraire, les études menées ces vingt dernières années montrent, selon ces auteurs, que l’innovation fait intervenir, à côté des entreprises, d’autres acteurs tels les usagers, consommateurs, laboratoires de recherche, pouvoirs publics, financiers … Cette montée en puissance d’acteurs participant aux processus d’innovation doit selon Mustar et Callon [ibid..]

être prise en considération dans la définition des réseaux d’innovation. Ces derniers ne sont en effet pas des agents extérieurs au phénomène d’innovation ; ils en sont des acteurs à part entière. Ainsi, l’analyse du processus d’innovation doit intégrer celle plus générale du réseau de collaboration qui se noue atour de celle-ci : alliances inter-firmes, collaboration entre recherche publique et industrie, rôle des pouvoirs publics, des lead-users ... Cette analyse, que Mustar et Callon nomment analyse des réseaux technico-économiques, ne doit en revanche pas « se limiter aux seules transactions commerciales, aux seules procédures hiérarchiques, aux seuls accords formels de coopération ou encore à des variables plus sociologiques comme la confiance ou la réputation. Elle fait circuler entre les protagonistes, des textes, des artefacts techniques, ainsi que des compétences incorporées dans des êtres humains » [ibid.. :

126]. Au final, les réseaux technico-économiques peuvent être schématisés comme l’articulation entre trois pôles principaux qui concourent aux processus d’innovation [Mustar et Callon, 1992 ; Callon, Larédo et Mustar, 1995] :

(1) Le pôle scientifique qui crée des connaissances (essentiellement sous la forme d’articles) et assure la formation des personnels. Il s’agit des laboratoires de recherche publics et privés, des universités …

(2) Le pôle technique qui élabore des artefacts tels que projets pilotes, prototypes, modèles de simulation mais aussi des normes, brevets … Ce pôle comprend les services d’études et de développement des entreprises, les centres techniques de recherche collective …

(3) Le pôle marché qui organise l’expression de demandes de biens ou de services et qui comprend essentiellement les réseaux de distribution ou de commercialisation, les clients, usagers, acheteurs qui contribuent à exprimer une demande. Ce pôle correspond donc à l’univers des utilisateurs ou des usagers qui font l’état de la demande.

À côté de ces trois pôles principaux, deux autres regroupent les activités d’intermédiation ou de support :

(1) Le pôle transfert qui met en relation la science et la technologie,

(2) Le pôle développement qui régit l’interface entre la technologie et le marché : il s’agit ici des activités de production et de distribution essentiellement prises en charge par les entreprises.

Le réseau technico-économique ou réseau Science Technique Marché peut être schématisé comme suit :

Sciences

Acteurs OpŽrateurs de transfert Entreprises - Distribution

Transfert DŽvelop

Figure 1 : Le réseau Science Technique Marché [Callon et al., 1995]

Au final, l’innovation, telle que définie par les auteurs du CSI, se comprend comme un processus en boucles faisant intervenir au cours de sa conception une multitude d’acteurs.

Dans cette perspective, l’analyse du processus d’innovation ne peut donc faire l’économie de la description du réseau technico-économique qui l’entoure.

« Recourir au concept de réseau protège du danger de simplification qui menace toute analyse de l’innovation technologique : l’idée ou le projet peut naître en tout point ; sa réalisation passe par toute une série d’interactions qui modifient l’agencement du réseau, font naître de nouvelles compétences et de nouvelles connexions. En même temps que l’innovation prend progressivement corps, le réseau se déforme puis se stabilise peu à peu : la dynamique du réseau technico-économique […] coïncide avec elle du processus d’innovation » [Callon et al., ibid.. : 417].

La notion de réseaux ouvre alors la voie à de nouvelles analyses en termes de changements techniques et ce grâce à deux transformations majeures dans la conception même des sociétés industrielles [Callon, 1992] :

(1) La première concerne l’unité de référence retenue. Il ne s’agit plus de la firme, du centre de recherche, ou encore du consommateur mais du système de relations coordonnées entre ces différents acteurs.

(2) La seconde porte sur la pertinence de la description séparée des systèmes d’acteurs et des techniques qu’ils utilisent ou qu’ils échangent. Cette

séparation devient en effet de plus en plus difficile tant les stratégies et comportements des acteurs, mais aussi le fonctionnement et les équilibres des institutions dans lesquelles ils entrent et qu’ils contribuent à transformer sont indissociables du contenu et des caractéristiques des technologies qu’ils élaborent et mettent en œuvre. Callon fait ainsi référence à un « bizarre complexe sociotechnique dans lequel acteurs humains et non humains interagissent en permanence » [op. cit. : 54].

Ces concepts d’innovation et de réseaux technico-économiques sont sous-jacents à l’ensemble des développements du courant de la sociologie de la traduction. Ils permettent d’appréhender le contexte dans lequel est construite une seconde problématique au sein du CSI : comprendre le succès ou l’échec des innovations ? C’est ce que nous allons à présent analyser au travers du modèle de la traduction qui combine plusieurs caractéristiques.

En concentrant ses études sur le moment de la conception des innovations, l’approche du CSI propose une analyse approfondie de la technologie.

Le modèle de l’innovation retenu s’appuie sur une critique des modèles classiques de la technologie : une place prégnante est accordée aux réseaux de collaboration entourant l’innovation, les réseaux technico-économiques.

L’innovation ne peut plus être pensée dans une perspective linéaire : elle est le fruit d’un processus en boucles, co-construit avec son environnement.