• Aucun résultat trouvé

L’approche communautaire

PUBLIQUE / RECHERCHE PRIVÉE

2.1. La création de connaissances : une pratique collective

2.1.2. Les modèles de création de connaissances organisationnelles

2.1.2.4. L’approche communautaire

Pour Lesser et Prusak [1999], les communautés de pratique permettent le développement du capital social en agissant sur ses trois dimensions. D’une part, elles fournissent aux individus l’opportunité de développer un réseau d’agents disposant de préoccupations communes, jouant ainsi sur la dimension structurelle du capital social. D’autre part, parce qu’elles sont organisées autour d’une problématique collective, les communautés entretiennent un langage partagé et des codes partagés, renforçant ainsi la dimension cognitive du capital social. Enfin, elles sont le lieu d’interactions fréquentes entre les agents, permettant donc de mettre en place une confiance et des engagements mutuels, caractéristiques même de la dimension relationnelle du capital social.

Les communautés de pratique, en renforçant chaque dimension du capital social, semblent ainsi influencer la création de connaissances organisationnelles. En outre, des travaux plus récents ont également souligné le rôle des communautés épistémiques sur la création et la codification de connaissances [Cohendet et al., 2001]. Puisqu’elles privilégient les interactions sociales et cognitives, nous proposons d’éclairer le rôle joué par ces communautés dans l’échange et la combinaison de connaissances.

Communautés de pratique et création de connaissances organisationnelles

Le concept de communauté de pratique a été introduit par Lave et Wenger [1990]

pour parler de groupes de personnes engagés dans les mêmes pratiques et qui communiquent régulièrement entre eux sur ce type d’activités. Dans cette perspective, les communautés sont des groupes d’individus qui ont une histoire commune, interagissent fréquemment, partagent des connaissances et rencontrent des problèmes proches, au sein d’une même organisation [Wenger, 1998 ; Chanal, 2000]. Elles sont avant tout des dispositifs permettant à leurs membres de développer leurs compétences propres sur une pratique considérée. En ce sens, les communautés de pratique peuvent être vues comme des moyens d’améliorer les compétences individuelles en servant prioritairement les objectifs individuels de leurs membres. Cet objectif peut être atteint via l’échange et la mise en commun d’un répertoire commun de ressources [Wenger, 1998]. Les modes de stockage et de diffusion des connaissances dans ces communautés ne sont pas matérialisées sous la forme de connaissances explicites stockées sous forme codifiée mais plus précisément, ils prennent la forme d’échanges d’« histoires de guerre », de récits et de travail en équipe.

Par essence, les communautés de pratique sont « auto-organisées » [Cohendet et al., 2001]. Ce statut leur confère une capacité à s'organiser notamment par le processus de

« négociation de sens » qui est à l'origine de la production de conventions, de formes, de points d'attention [Wenger, 1998]. Pour Wenger, la négociation de sens s’appuie sur une dualité fondamentale entre la participation des acteurs qui s’engagent dans des projets communs et un processus de réification qui consiste à créer des points de focalisation autour desquels la négociation s’organise. La réification peut prendre la forme d’un concept abstrait, d’outils, de symboles, d’histoires et de mots. En ce sens, le processus de réification est très proche de celui de codification et permet l’institutionnalisation d’un certain nombre d’éléments constituant le « répertoire partagé » [Thomas, 2006]. Wenger [ibid.] souligne que la continuité et la richesse des significations produites au cours des interactions vont dépendre d’un bon équilibrage entre participation et réification. Pour Thomas [ibid.], s’appuyant sur Chanal [2000 : 6], la dualité entre la participation et la réification signifie que « ces deux dimensions sont articulées dans une tension dynamique », en d’autres termes qu’il existe un feed back permanent entre connaissances tacites, articulées et abstraites.

Ainsi, la pratique permet la reproduction et la transformation progressive du sens au sein de la communauté, qui reposent quant à elles sur la dualité entre participation des acteurs à la vie sociale et réification. Trois dimensions permettent alors de caractériser les communautés de pratique :

(6) L’engagement mutuel : l’appartenance à une communauté de pratique est le résultat d’un engagement des individus dans des actions dont ils négocient ensemble le sens. L’engagement mutuel est la source d’une cohérence dont une des missions de la pratique est de l’entretenir. Il est fondé sur la complémentarité des compétences, et sur la capacité des individus à connecter efficacement leurs connaissances avec celles des autres [Chanal, 2000].

Toutefois, cet engagement dans une pratique n’exclut aucunement la multi-appartenance à plusieurs communautés. Il y a ainsi six caractéristiques principales de l’engagement mutuel dans une communauté de pratique [Chanal, op. cit.] : des relations mutuelles soutenues (qu’elles soient harmonieuses ou conflictuelles) ; des manières communes de s’engager à faire des choses ensemble ; l’absence de préambules introductifs dans les conversations, comme si les interactions formaient un processus continu dans le temps ; savoir ce que les autres savent, ce qu’ils peuvent faire, et comment

ils peuvent contribuer à l’action collective ; un jargon, des raccourcis dans la communication, des histoires partagées, des plaisanteries internes au groupe ; un discours partagé qui reflète une certaine façon de voir le monde…

(7) Une entreprise commune : il s’agit du résultat d’un processus permanent de négociation, de l’aboutissement des pratiques sociales de la communauté. En effet, le fait de négocier des actions communes crée des relations de responsabilité mutuelles entre les personnes impliquées.

(8) Un répertoire commun : il naît progressivement de l’engagement dans des pratiques communes et il entretient la construction sociale des significations.

Ce répertoire partagé comprend des supports physiques, comme des dossiers, des formulaires, ou des éléments plus intangibles, par exemple des routines, des symboles, un langage spécifique [Vaast, 2002].

Chacune de ces dimensions influencent l’échange et la combinaison de connaissances et donc le processus même de création de connaissances. En effet, échange et combinaison nécessitent des interactions fréquentes entre les agents et donc l’instauration de langages et/ou codes communs. Or, selon Wenger [1998], la pratique est capable de produire elle-même de la structure et une signification aux actions. En d’autres termes, les agents qui participent à une communauté de pratique construisent, dans leurs interactions avec les autres membres, un langage, des outils, des symboles, des procédures mais aussi des relations implicites, conventions, et représentations du monde, qui sont partagés au sein de la communauté. En ce sens, les communautés apparaissent comme des lieux privilégiés de création de connaissances organisationnelles. De plus, comme nous l’avons vu précédemment, les communautés de pratique renforcent le capital social en agissant positivement sur chacune de ces trois dimensions. Le capital social permettant de renforcer les processus de création de connaissances organisationnelles, il est évident que les communautés de pratique influencent elles aussi ce processus. Il nous semble que les communautés de pratique, en renforçant le capital social, permettent de faciliter la combinaison. En effet, les communautés de pratique sont beaucoup plus caractérisées par des « liens forts », pour reprendre la terminologie de Granovetter [1985]. Elles renforcent ainsi la confiance et donc la volonté de coopérer entre les membres de l’équipe. Ces liens forts influencent les agents à partager leurs savoirs et donc à les combiner. De plus, il est possible à l’intérieur de ces pratiques de connaître le bénéficiaire de l’information, à quel moment ils en disposent et si celle-ci est valide. La réceptivité est donc plus grande tandis que dans le capital social, ce sont

surtout les connections qui sont nombreuses. Les communautés de pratique facilitent ainsi l’échange et surtout la combinaison et plus exactement les capacités à combiner les savoirs [Kogut et Zander, 1992]. Elles participent donc au processus de création de connaissances et apparaissent comme un outil stratégique majeur à révéler.

Notons toutefois que les communautés de pratique, parce qu’elles sont principalement orientées vers leurs membres, tendent à produire principalement des connaissances tacites et hautement dépendantes de leurs contextes d’application. En ce sens, les échanges entre ces communautés et le monde extérieur semblent problématiques. Ntons alors que ces frontières sont d’autant plus étanches que le processus d’auto-organisation qui caractérise les communautés de pratique [Cohendet et al., 2001] produit une clôture organisationnelle, qui peut se révéler être un frein aux échanges entre communautés et par conséquent à terme aux processus d’apprentissage organisationnel qui ont besoin pour se développer de combiner des connaissances hétérogènes [Barlatier, 2006].

Ici, Dupouët [2003] a mis en évidence le rôle de la codification comme moyen de coordination entre différentes communautés. Selon cet auteur, la connaissance codifiée de premier niveau, celle que nous avons identifiée comme la connaissance articulée, en laissant la place pour une ambiguïté langagière, offre une plateforme sur laquelle des communications entre communautés différentes pourront avoir lieu. Ces connaissances préservent en effet les représentations idiosyncrasiques de chaque communauté, mais fournissent un espace de communication public dans lequel les interactions sont rendues possibles. En ce sens, ces connaissances codifiées peuvent être utilisées à la manière d’un objet frontière : ceux-ci sont définis par Leigh-Star et Griesemer [1989] comme « des objets à la fois suffisamment plastiques pour permettre de s’adapter aux besoins locaux et aux contraintes des différentes parties, mais également suffisamment robustes pour maintenir une identité commune entre les acteurs »39 [1989 : 390]. Ici, les objets frontières « ont différentes significations au sein des différents mondes sociaux mais leur structure est assez partagée entre ces mondes pour leur permettre d’être reconnu comme un médium de traduction »40 [1989 : 390]. Par la suite, la négociation de sens entre les communautés à travers ces objets frontières peut déboucher sur la création de connaissances abstraites. La création de telles connaissances peut induire des changements importants au sein des communautés dans leur mode d’apprentissage puisque la

39 “Boundary objects are objects which are both plastic enough to adapt to local needs and constraints of several parties employing them, yet robust enough to maintain a common identity across sites.”

40 “They have different meanings in different social worlds but their structure is common enough to

base de connaissances est modifiée. En effet, l’abstraction forte des connaissances accroît les possibilités d’interactions entre types de connaissances dans le cours de l’activité et ainsi les opportunités de création de connaissances [Cook et Brown, 1999].

Au-delà, le processus de codification peut améliorer la création de connaissances partagées entre les membres des communautés si ceux-ci s’engagent dans la réflexion sur le processus même de codification. Un tel engagement réflexif peut conduire à des modifications du comportement des membres des communautés dans leur façon d’appréhender l’objet de leur activité. Ce travail de réflexion peut alors conduire à la formation d’un nouveau type de communauté, une communauté épistémique, dont l’objet même est la création de connaissances [Amin et Cohendet, 2004].

Communautés épistémiques et création de connaissances

Haas [1992] définit « une communauté épistémique comme un réseau de professionnels disposant d’une expertise et de compétences reconnues dans un certain domaine et dont le but est d’établir une grammaire commune d’action à l’intérieur d’un domaine ou d’une certaine problématique »41 [1992 :3]. Dans son étude, les communautés épistémiques ont pour but de satisfaire le besoin d'information des institutions afin de réduire leur inertie liée à l’incertitude. Elles sont composées de membres issus de différentes disciplines reconnus pour leur expertise et compétence dans le domaine concerné (et ayant des expériences variées). Haas [1992] identifie quatre éléments clés constitutifs d’une communauté épistémique :

(9) Une base de croyances normatives, de principes, qui fournissent une raison d'être à l’action sociale des membres de la communauté ;

(10) Un cadre de référence commun issu du métier et de l’expérience, de la formation et de la pratique qui sert de base de référence lors de la résolution de problèmes liés à leur activité ;

(11) Des notions de validité partagées, qui fourniront des critères d’estimation et de validation des connaissances créées ;

(12) Une politique d’entreprendre commune, ce qui signifie ainsi que les membres de la communauté vont mettre en commun leurs expériences, leurs difficultés et mettre à profit leurs compétences respectives sans pour autant

41 « An epistemic community is a network of professionals with recognized expertise and competence in a particular domain and an authoritative claim to policy relevant knowledge within a domain or issue-area. »

avoir la conviction que le résultat aura pour conséquence l’amélioration du bien-être général.

Ainsi, les communautés épistémiques sont impliquées dans une production délibérée de connaissances et comprennent « des agents qui travaillent sur un sous-ensemble mutuellement reconnu de problématiques liées à la connaissance et qui ont accepté au moins une certaine autorité procédurale commune comme essentielle au succès de leur activité collective de construction42 » [Cowan et al., 2000 : 220]. Les communautés épistémiques sont alors des groupes d’agents partageant à la fois un but de création de connaissances et un cadre commun permettant l’appréhension collective de cette activité.

Plus récemment, des travaux se sont davantage concentrés sur l’activité de ces communautés, c’est-à-dire les problématiques de création et de codification de connaissances [Cohendet et al., 2001 ; Cohendet et Llerena, 2001]. Selon ces auteurs, les communautés épistémiques sont définies comme un groupe d’agents partageant un objectif commun de création de connaissances ainsi qu’un cadre de référence commun. Cet objectif est à la fois interne à la communauté et externe dans la mesure où celle-ci participe à la fois à la diffusion des connaissances créées et à la diffusion des règles de création. Dans cette perspective, une des caractéristiques essentielles des communautés épistémiques réside dans l’existence d’une autorité procédurale, qui guide les interactions entre les membres de la communauté, canalise les apprentissages afin de faire progresser l’ensemble de la communauté vers son objectif cognitif. Elle participe également à fixer les règles d’appartenance à la communauté, évalue les contributions respectives des agents à l’objectif commun de création de connaissances et valide ensuite les connaissances créées.

Les communautés épistémiques sont donc structurées autour d’un objectif commun de création de connaissances grâce à un processus de codification et d’une autorité procédurale qui facilite l’atteinte de cet objectif. L’engagement et la capacité à contribuer effectivement à la création de connaissances constituent le lien social intra-communautaire, et la communauté épistémique représente un groupe social clos aux frontières délimitées [Barlatier, 2006]43.

Toutefois, l’autonomie et l’identité d'une communauté épistémique sont moins fortes que pour une communauté de pratique, ce qui développe le potentiel de créativité de la

42 “…agents who work on a mutually recognized subset of knowledge issues, and who at the very least accept some commonly procedural authority as essential to the success of their collective building activities”.

43 Exception faite du cas où l’autorité procédurale est imposée de l’extérieur, ce qui implique alors que

communauté : la communauté accroît son « savoir-voir », sa capacité de détection d'opportunités futures [Cohendet et Llerena, 2001]. Dans cette perspective, cette configuration organisationnelle favorise la création de connaissances en créant une synergie entre les membres hétérogènes, puisque les communautés épistémiques intègrent des individus provenant d’horizons différents qui vont interagir en son sein et ainsi favoriser la créativité du groupe [Leonard-Barton, 1995].

Au total, l’analyse que nous avons menée dans cette première sous section avait pour but essentiel de comprendre les mécanismes de création de connaissances organisationnelles.

Pour ce faire, nous nous sommes dans un premier temps penchés sur les différentes acceptions de la connaissance dans la littérature en sociologie, économie et gestion afin d’appréhender ce concept protéiforme (cf. § 2.1.1.). Puis, à partir de la définition de la connaissance que nous avons retenue, nous avons constaté que le processus de création de connaissances organisationnelles est un processus fondamentalement social fondé sur des mécanismes d’échange et de combinaison (cf. § 2.1.2.). Cette perspective accorde ainsi un rôle majeur à la problématique de la codification et laisse entrevoir un défi majeur pour les communautés, qu’elles soient de pratiques ou épistémiques.

Parce que notre problématique de recherche consiste en la compréhension des mécanismes de création de connaissances dans la cadre de partenariats recherche publique / recherche privée, nous proposons dans la partie suivante d’appréhender ce cadre dans sa spécificité.

Au terme de cette revue de la littérature sur les approches de la Knowledge Based View, il est possible de dégager quelques définitions et fondements :

(1) La connaissance est distincte des données et de l’information. Tandis que l’information s’apparente à « un moyen et un matériau permettant de découvrir et de construire la connaissance », la connaissance revêt une profondeur supplémentaire : elle est une interprétation des informations filtrées par les individus et se définit comme capacité d’apprentissage et capacité cognitive.

(2) En outre, la connaissance, pour partie individuelle, revêt essentiellement un caractère collectif c’est-à-dire qu’elle est le fruit des interactions sociales Cette acceptation de la connaissance incite alors à définir les mécanismes de création de connaissances comme des processus sociaux d’échange et de combinaison dans lesquels le capital social joue un rôle primordial de support.

(3) Enfin, parce qu’elle permet la diffusion et l’échange de connaissances, la codification est centrale. Elle autorise, à travers ces phases d’articulation et d’abstraction, une explicitation des connaissances. Cependant, les problèmes d’interprétation que revêt la connaissance rendent ce processus complexe et non neutre.

(4) Ces définitions et fondements suggèrent alors de prendre en compte l’importance relative du concept de communauté. Parce qu’elles renforcent le capital social, les communautés jouent un rôle majeur dans les processus sociaux d’échange et de combinaison. Elles permettent notamment une construction de sens collectif nécessaire à la création de connaissances.