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Les usages de la raison ou la raison comme pouvoir des principes

Le jugement synthétique et l’idée d’une méthode de l’enquête

1.3 Les jugements déterminants et réfléchissants et les raisonnements kantiens

1.3.1 Les usages de la raison ou la raison comme pouvoir des principes

Au tout début de la « Dialectique transcendantale », Kant définit la raison comme « pouvoir des principes ». [CRP , A 299/B 356] Cette définition est mise en avant par Kant afin de souligner l’unité de la raison alors même que cette raison se divise en un pouvoir logique et un pouvoir transcendantal.

La raison comme pouvoir logique est la raison dont il est fait un usage simplement formel, « lorsque la raison fait abstraction de tout contenu de la connaissance » [CRP , A 299/B 355]. Cet usage est par la suite détaillé dans la section suivante de l’introduction à la « Dialectique transcendantale ». Il s’agit de rendre compte de la construction de la connaissance non immé-diate, c’est-à-dire de la connaissance par raisonnement. Kant produit alors une classification des raisonnements qui est reproduite sous forme d’arbre dans le schéma suivant :

Usage logique de la raison

raisonnements d’entendement raisonnements de raison

catégorique hypothétique disjonctif Un raisonnement est ce qui permet de construire une connaissance mé-diate. Un raisonnement est constitué de trois éléments, à savoir : une pro-position qui joue le rôle de principe, la conclusion et ce que Kant appelle ici la consécution ou la déduction rationnelle qui permet de relier la vérité de la conclusion à celle de la première proposition. La déduction rationnelle est donc la loi logique qui permet de transmettre la vérité de la prémisse à la conclusion et qui établit que si la prémisse est vraie, alors la conclusion ne peut pas ne pas l’être.

Les deux types de raisonnements qui apparaissent au niveau du premier embranchement se distinguent du fait de la nécessité, ou non, de passer par un jugement intermédiaire. Ce que Kant appelle le raisonnement d’entende-ment ne nécessite pas de juged’entende-ment intermédiaire car « le juged’entende-ment conclu est déjà compris dans la première proposition ». [CRP , A 303/B 360] À la vue des exemples que donne Kant, il apparaît assez clairement qu’il s’agit de raisonnement se fondant sur des règles de conversions, notamment au niveau de la quantification. En effet, Kant précise que de la proposition : « tous les

hommes sont mortels », on peut immédiatement déduire les deux proposi-tions : « quelques hommes sont mortels » et « rien de ce qui est immortel n’est un homme ». Ainsi, le premier exemple s’appuie sur la règle de conver-sion selon laquelle si la proposition universelle est vraie, alors la particulière l’est également. Par contre, la proposition « tous les savants sont mortels » n’est pas le résultat d’un raisonnement d’entendement car le concept de « sa-vant » n’intervient pas dans la prémisse. Il faut donc passer par un jugement intermédiaire, à savoir « tous les savants sont des hommes » afin de pouvoir établir la conclusion souhaitée.

Les raisonnements médiats, ou raisonnements de raison, se distinguent quant à eux en trois types en fonction de la nature de la majeure au regard du titre de la relation dans la table des jugements. Kant exprime la structure d’un raisonnement de raison de la manière suivante :

Dans tout raisonnement de raison, je forge d’abord la pensée d’une règle (major ) par l’entendement. Deuxièmement, je subsume une connais-sance sous la condition de la règle (minor ), par l’intermédiaire de la faculté de juger. Enfin, je détermine ma connaissance par le prédicat de la règle (conclusio), par conséquent a priori par la raison. [CRP , A 304/B 360-361]

Selon que la majeure est un jugement catégorique, hypothétique ou dis-jonctif, la raisonnement sera appelé de même. Ainsi, dans l’exemple précé-dent, la majeure était un jugement catégorique : dans la proposition « tous les hommes sont mortels », le prédicat « mortel » est attribué au concept d’homme. Par conséquent, le raisonnement qui conclut à la mortalité de tous les savants en passant par le jugement intermédiaire selon lequel tous les savants sont des hommes est un raisonnement de raison de type catégorique. De la même manière, une majeure hypothétique, c’est-à-dire exprimant la relation d’une condition à sa conséquence, permettra la construction d’un raisonnement de raison de type hypothétique classiquement appelé le modus ponens ou syllogisme hypothétique. Un exemple en est le suivant :

S’il y a une justice parfaite, alors le méchant qui persévère sera puni Or il y a une justice parfaite

Donc le méchant qui persévère sera puni.

Dans cet exemple, la majeure est un jugement hypothétique : elle exprime la deuxième partie du jugement à la condition de la première. Pour pouvoir affirmer la conclusion, il faut donc également que la condition, c’est-à-dire la première partie de la majeure, soit affirmée pour elle-même. Il y a donc bien besoin d’un jugement intermédiaire et le raisonnement est par conséquent un raisonnement de raison.

Pour finir, le raisonnement disjonctif est construit à partir d’un jugement disjonctif en guise de majeure. Cela donnera un syllogisme disjonctif, un raisonnement qui se fonde donc sur le principe du tiers-exclu. La majeure affirme une disjonction exclusive entre des propositions contradictoires. Au-trement dit, les propositions ne peuvent pas être vraies ensembles et elles ne peuvent pas toutes êtres fausses ensembles non plus. La mineure nie l’en-semble des membres de la disjonction à l’exception d’un, ou alors elle affirme l’un des membres de la disjonction à l’exception de tous les autres. Ainsi, nous sommes légitimés à affirmer soit la vérité de la seule proposition qui ne soit pas niée, ou alors la fausseté de toutes les propositions qui ne sont pas affirmées.

Il faut remarquer, de manière générale, la proximité de la formulation de Kant lorsqu’il expose la forme générale d’un raisonnement de raison avec ce que Peirce appelle le raisonnement analytique et dont il expose la forme à l’aide d’un syllogisme. Le vocabulaire est légèrement différent, mais dans les deux formulations, il y a une règle, un cas qui tombe sous cette règle et une conclusion. Dans la mesure où Peirce expose la forme du raisonnement analy-tique à travers l’exemple de ce que Kant appelle le raisonnement catégorique, il sera plus clair d’utiliser également cet exemple afin de mettre en parallèle les deux vocabulaires. Cependant, il faut bien comprendre que le parallèle se maintient dans les cas des raisonnements hypothétiques et disjonctifs. Le tableau suivant présente un exemple de syllogisme catégorique avec dans la première colonne le vocabulaire de Kant pour dénommer les différents

élé-ments de ce raisonnement et dans le seconde colonne le vocabulaire de Peirce tel que nous l’avons vu dans la section précédente :

Vocabulaire de

Exemple de raisonnement

Kant Peirce

Règle Règle Tous les haricots de ce sac sont blancs

Jugement inter-médiaire

Cas Ces haricots viennent de ce sac

Conclusion Résultat Ces haricots sont blancs

Ainsi, au niveau formel, le raisonnement analytique de Peirce correspond à l’usage logique de la raison chez Kant. Il faut cependant noter que le rap-prochement ne s’arrête pas au seul niveau formel. En effet, Kant caractérise également l’usage logique de la raison par sa finalité, à savoir « ramener la grande diversité des connaissances de l’entendement au plus petit nombre de principes (de conditions universelles) et à y produire par là la plus haute unité. »[CRP , A 305/B 361] Autrement dit, l’usage logique de la raison n’a pas pour but de créer de nouvelles connaissances mais d’organiser la connais-sance déjà acquise par l’entendement. Ce point n’est pas surprenant et est en accord avec la caractérisation de la logique formelle par Kant : « la logique ne peut être un Organon des sciences. »[Log., ix, 13]

Kant a une conception restrictive de la logique formelle. Cette conception n’est plus valable aujourd’hui et a même fait l’objet de moquerie au cours du vingtième siècle. Cela étant dit, il est important de présenter cette conception, non pas pour la défendre et l’adopter, mais bien plutôt pour comprendre pourquoi ce que Kant appelle l’usage logique de la raison ne peut pas produire de nouvelles connaissances.

Dans l’introduction à la « Logique transcendantale » de la Critique de la raison pure, Kant caractérise la logique formelle à l’aide d’une série de distinctions qui sont reproduites dans l’arbre suivant :

Logique

générale pure appliquée

particulière

La logique, uniquement formelle dans cette première section de l’intro-duction, est soit générale, soit particulière. Ce que Kant appelle ici la logique particulière, ou logique d’un usage particulier, correspond à une logique re-lative à une science particulière. Il y aurait ainsi la logique particulière aux mathématiques, la logique particulière aux sciences de la nature et ainsi de suite. Kant souligne relativement à cette logique qu’elle est « l’organon de telle ou telle science »[CRP , A 52/B 76]. Cependant, Kant critique le fait qu’elle soit placée, dans les traités traditionnels, en guise de propédeutique aux sciences en question. En effet, il souligne que l’on ne peut établir cette logique qu’une fois « la science [. . .] terminée depuis longtemps ». [CRP , A 52/B 76] Cette logique particulière se distingue de la logique générale par le fait qu’elle est attachée à un objet, à savoir la science particulière dont elle est la logique, et donc à l’objet de cette science, dont elle est la logique. Quant à la logique générale, elle :

contient les règles absolument nécessaires de la pensée, sans lesquelles il n’y a aucune utilisation de l’entendement, et s’applique donc à celui-ci indépendamment de la diversité des objets sur lesquels il peut faire porter son activité. [CRP , A 52/B 76]

Relativement à l’usage de l’entendement dans la construction de la connais-sance, la logique générale se fait donc à travers une première abstraction qui est celle de l’objet de la connaissance. C’est ainsi qu’elle gagne sa dimension générale.

La seconde distinction intervient à l’intérieur de cette logique générale et se fait à travers une seconde abstraction, à savoir celle des conditions em-piriques de la construction de la connaissance. La logique générale est alors soit pure soit appliquée. Elle est appliquée lorsque les conditions empiriques

et subjectives de la construction de la connaissance sont prises en compte. Des éléments psychologiques concernant par exemple la faculté de concen-tration et la faculté de mémoire entrent dans l’élaboration de cette logique appliquée. Kant indique à son propos qu’elle est « simplement un catharti-con de l’entendement commun ». [CRP , A 53/B 78] Au catharti-contraire, la logique générale pure fait également abstraction de ces éléments empiriques :

Une logique générale, mais pure, n’a donc affaire qu’à des principes a priori et elle est un canon de l’entendement et de la raison, mais uniquement du point de vue de la dimension formelle de leur usage, quel que puisse être le contenu (empirique ou transcendantal). [CRP , A 53/B 78]

C’est à cette logique générale et pure que Kant fait référence lorsqu’il parle de logique formelle. Ainsi, dans la mesure où cette logique formelle fait abstraction à la fois du contenu et des conditions concrètes de la construction de la science, elle ne peut pas nous apprendre comment se construisent les nouvelles connaissances, elle n’est pas un organon de la science.

En contraste avec cet usage simplement logique de la raison, l’idée de l’usage pur de la raison est celle d’un usage de la raison qui ne se conten-terait pas simplement d’ordonner les connaissances données par le travail de l’entendement. Selon l’usage pur de la raison, la raison elle-même serait « une source spécifique de concepts et de jugements qui proviendraient exclu-sivement d’elle et à travers lesquels elle se rapporte à des objets » [CRP , A 305/B 362]. C’est cet usage pur de la raison qu’étudie la « Dialectique trans-cendantale » et c’est bien cet usage pur de la raison qui est le coeur de l’in-terrogation de la Critique de la raison pure, puisqu’il s’agit de la possibilité, pour la raison pure, de pouvoir construire des connaissances métaphysiques. Évidemment, nous savons que la réponse est négative : la raison ne peut pas, dans son seul usage théorique, construire des connaissances métaphysiques. Cependant, c’est à la suite du travail négatif de la « Dialectique transcen-dantale » qu’il est possible de mettre en avant un aspect positif d’un usage de la raison qui soit autre que seulement logique.

1.3.2 Usage apodictique et usage hypothétique de la