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Les modalités de l’assentiment

3.2 Les prédécesseurs de Kant

3.2.1 John Locke

John Locke traite des degrés de l’assentiment dans le chapitre seize du quatrième livre de l’Essai sur l’entendement humain. Ce chapitre vient juste après celui dans lequel Locke traite de la probabilité. L’idée principale du chapitre seize est justement qu’il faut adapter le degré de son assentiment à la probabilité de la connaissance que l’on juge. Cette thèse est l’objet du premier paragraphe du chapitre seize :

Les motifs de probabilité établis dans le chapitre précédent sont aussi bien les fondations sur lesquelles se construit l’assentiment que les critères sur lesquels sont (ou doivent être) réglés ses différents degrés. [Locke 2002, p. 252]

La probabilité dont il est question dans le chapitre quinze est la probabi-lité subjective. Il ne s’agit pas de la probabiprobabi-lité qu’un événement se produise ou non, par exemple la probabilité qu’un joueur tire un double six au dès. Cela serait la probabilité objective. Il s’agit bien plutôt de la probabilité que la proposition que la personne juge être vraie le soit effectivement. La mise en relation avec les degrés de l’assentiment est alors naturelle. Locke pré-sente l’idée de cette probabilité en distinguant entre la connaissance que l’on acquiert par une démonstration mathématique et la même connaissance, du point de vue du contenu, que l’on acquiert en faisant confiance au mathé-maticien qui a construit la démonstration sans que l’on ne comprenne cette démonstration.

Il prend l’exemple de l’égalité de la somme des angles d’un triangle à deux droits. Le mathématicien démontre cette égalité de manière à ce qu’il possède par la suite une connaissance certaine de cette égalité. Dans le vocabulaire de Locke, le mathématicien procède en percevant l’accord ou le désaccord des idées intermédiaires. Pour Locke, il s’agit d’une connaissance intuitive dans la mesure où la chaîne des idées qui constituent la démonstration est parcourue afin de percevoir par l’intuition l’accord ou le désaccord des idées avec leurs voisines. Ce procédé produit alors une connaissance dans le sens où il n’y a pas là de probabilité mais une certitude absolue.

mathématiques ou qui n’a tout simplement pas pris connaissance de cette démonstration peut tout de même connaître cette égalité dans la mesure où le mathématicien lui en donne connaissance. En se fondant sur le principe que le mathématicien « n’a pas l’habitude d’affirmer des choses contredisant ou dépassant sa connaissance ». [Locke 2002, p. 244] Ainsi, sa connaissance dépend de la véracité du mathématicien. Cette véracité est une habitude qui a été constatée mais elle n’est en aucun cas nécessaire. La personne peut donc avoir une certaine confiance dans la vérité de la connaissance ainsi acquise, mais pas une certitude absolue. Sa connaissance est probable.

Cette introduction de l’idée de probabilité est importante dans l’économie de l’Essai dans la mesure où son rôle au sein de l’activité épistémique des hommes est de « suppléer au manque de connaissance ». [Locke 2002, p. 244] La sphère de la connaissance à portée de l’entendement humain est, selon Locke, limitée. La fin de l’Essai sur l’entendement humain contient des considérations sur la place et le rôle de la connaissance dans la conduite de la vie humaine. Nous ne prendrons pas parti relativement à la question de la finalité de l’ouvrage : est-ce un ouvrage d’épistémologie ou est-il plutôt orienté vers des questions éthiques80? Cependant, l’introduction du jugement, de la probabilité et des degrés de l’assentiment à la fin de l’ouvrage répond à une question d’ordre pratique relativement à la limitation de nos connaissances :

Les facultés de l’entendement n’ont pas été données à l’homme seule-ment pour la spéculation, mais aussi pour la conduite de la vie ; aussi serait-il complètement désemparé s’il n’avait pour le diriger que ce qui a la certitude de la véritable connaissance. Car, on vient de le voir, cette connaissance étant très limitée et très insuffisante, il resterait souvent complètement dans le noir, et pour la plupart des actions de sa vie il serait totalement entravé, s’il n’avait rien pour le guider en l’absence de connaissance claire et certaine : celui qui ne mangera pas tant qu’il n’aura pas la démonstration que telle chose le nourrira, celui qui ne bougera pas tant qu’il ne connaîtra pas de façon infaillible que son projet sera couronné de succès, n’aura guère autre chose à faire que de s’asseoir et de se laisser mourir. [Locke 2002, p. 239]

80. Pour une discussion de cette question, il est possible de se reporter à l’ouvrage de Nicholas Wolterstorff [Wolterstorff 1996].

C’est alors qu’intervient le jugement. La distinction entre la connaissance et le jugement se fait par l’idée de certitude. Dans la connaissance l’accord et le désaccord des idées sont perçus avec certitude alors que dans le jugement ils sont présumés. L’homme a besoin de présumer des connexions entre des idées afin de pouvoir conduire sa vie. Il s’agit donc en premier lieu d’une question pratique et non pas épistémologique. La tâche philosophique est alors de trouver des règles afin de mener correctement ces présomptions.

Le philosophe anglais en arrive ainsi à la question de l’éthique de la croyance : comment gouverner nos assentiments ? Il donne alors un certain nombre de règles qu’il faut suivre pour donner correctement notre assenti-ment. L’idée générale étant celle d’une proportion du degré de l’assentiment au degré de la probabilité, l’assentiment progresse sous forme de degré. Il n’y a pas à proprement parler différentes modalités de l’assentiment, mais une gradation de ce dernier. L’assentiment reste une notion purement épisté-mologique, il se fonde uniquement sur des justifications théoriques, même si elles sont parfois minces et même si c’est à l’occasion d’une urgence pratique. Autrement dit, le fait de devoir donner un assentiment peut avoir une raison d’ordre pratique comme la nécessité d’agir, mais l’assentiment en tant que tel, c’est-à-dire ce que nous allons tenir pour vrai et à quel degré nous allons le faire ne se fonde que sur des raisons théoriques selon Locke. Les règles qui permettent de mesurer le degré d’assentiment qu’il faut donner sont nom-breuses et il ne convient pas ici de les détailler. Pour autant, soulignons que le philosophe anglais introduit dans le cadre de ces règles l’idée de liberté des opinions que nous retrouverons également chez Kant81.

3.2.2 Meier

Dans son manuel de logique, Meier traite de l’opinion, de la croyance et du savoir dans des sections différentes, sans être non plus trop éloignées les

81. John Locke développe cette idée de liberté et de tolérance à l’égard des opinions d’autrui au paragraphe 4 du chapitre 16 [Locke 2002, pp. 254-256]. Les passages de Kant défendant la même idée dans le même contexte sont célèbres. Il s’agit des opuscules sur les Lumières [Lumières], et sur l’orientation [Orientation]. Nous reviendrons en détail sur leur argumentation dans le chapitre sur l’argumentation section 5.1.2 p. 277 et suivantes.

unes des autres. Il traite du savoir en relation avec la notion de certitude, certitude qu’il définit comme « la conscience de la vérité82»[Meier 2008, p. 42, § 155]. Le savoir est alors la connaissance avec certitude. Comme le sou-ligne Robert Theis [Theis 2012, p. 218], cela signifie qu’à la différence de ce qui se passe chez Christian Wolff83, Meier définit la science définie par un aspect subjectif : la certitude de l’agent épistémique. Nous remarquons que cela constitue une certaine similitude avec la conception de Locke, ce qui s’explique notamment du fait que Meier est l’introducteur de la philosophie de Locke en Allemagne à l’époque. Cela n’est pas non plus sans résonance avec la conception de Kant, nous verrons en effet que ce dernier distingue entre la vérité et l’assentiment justement en situant l’assentiment du côté subjectif84 et que la distinction entre les trois modalités de l’assentiment est formulée à l’aide de la notion de conscience de la suffisance des raisons85.

Pour suivre l’ordre du manuel de Meier, la notion d’opinion est traitée, après le passage par le traitement de la notion de préjugés, à partir du pa-ragraphe 181 de l’Auszug aus der Vernunftlehre. Elle est définie en contraste avec le savoir puisqu’il s’agit d’une « connaissance incertaine ». [Meier 2008, p. 51, § 181] Meier fait ensuite la distinction, au sein de la notion d’opinion, entre la notion d’opinion commune et la notion d’opinion philosophique :

Une opinion est soit acceptée comme un fondement par lequel nous expliquons les phénomènes dans le monde, ou non. Dans le dernier cas c’est une opinion commune (opinio vulgaris). Dans le premier cas c’est une opinion philosophique ou savante (opinio vulgaris, erudita)86. [Meier 2008, p. 51, § 181]

Nous retrouverons chez Kant ce lien entre la notion d’opinion et celle

82. « Die Gewissheit (certitudo subiective spectata) ist das Bewusstein der Wahrheit » 83. Pour des analyses comparatives détaillées des trois notions d’opinion, de croyance et de savoir dans les logiques de Christian Wolff, Alexandre Baumgarten et Geoge Meier nous renvoyons à l’article de Robert Theis [Theis 2012]

84. cf. p. 168 85. cf. p. 173

86. « Eine Meinung wird entweder als ein Grund angenommen, aus welchem wir die Erscheinungen in der Welt erklären, oder nicht. Die letzte ist eine gemeine Meinung (opinio vulgaris). Die erste ist eine philosophische oder gelehrte Meinung (hypothesis philosophica, erudita). »

d’hypothèse scientifique, notamment autour de l’idée qu’une hypothèse doit posséder un pouvoir explicatif.

En ce qui concerne la croyance, qui est traitée à partir du paragraphe 206, elle est entièrement rapprochée de la question du témoignage. Dans la conception de Meier, la croyance est l’assentiment que l’on donne sur la base d’un témoignage. Cela n’est pas éloigné de l’exemple de Locke dans lequel une personne accepte un résultat mathématique parce qu’un mathématicien lui dit l’avoir prouvé et non parce qu’elle a elle-même vu et compris la dé-monstration. Meier s’engage également dans les paragraphes suivants dans un exposé des différents types de témoignages et des différents critères d’ac-ceptation des témoignages.

Dans la mesure où l’ouvrage de Meier est celui sur la base duquel Kant a fait son enseignement de la logique pendant une quarantaine d’années, il n’est pas surprenant de retrouver des éléments de la conception de Meier dans celle de Kant. C’est la cas particulièrement en ce qui concerne la relation de l’opinion avec la question de l’usage des hypothèses dans la construction de la science. Cependant, cela est intégré dans le cadre de la philosophie trans-cendantale. Il faut également souligner une différence importante concernant la conception de la croyance. Kant a ici une conception originale, il supprime pour ainsi dire totalement la question de l’assentiment sur la base de témoi-gnages de la sphère de la croyance et y introduit le point de vue pratique.