• Aucun résultat trouvé

La distinction entre les jugements synthétiques et les jugements analytiques

Le jugement synthétique et l’idée d’une méthode de l’enquête

1.1 Le jugement synthétique a priori

1.1.1 La distinction entre les jugements synthétiques et les jugements analytiques

La distinction entre le jugement synthétique et le jugement analytique est présentée dès l’introduction à la Critique de la raison pure dans sa pre-mière édition. La seconde édition amende quelque peu le texte en y apportant notamment des éléments développés dans les Prolégomènes à toute métaphy-sique future qui pourra se présenter comme science. Cependant, la présenta-tion elle-même de la distincprésenta-tion change très peu (le titre est indiqué sans être numéroté, un mot de liaison est ajouté et une expression est changée). Ce sont les développements concernant la nature synthétique des jugements d’expé-rience et la présence de jugements synthétiques dans les mathématiques, les sciences de la nature et la métaphysique qui subissent le plus d’ajouts et de précisions provenant directement ou indirectement des Prolégomènes. Autre-ment dit, ce qui subit le plus de modifications entre les deux éditions est ce qui permet de formuler plus précisément la problématique de la Critique de

la raison pure.

Le plan général de l’introduction de la Critique de la raison pure est le suivant. Elle commence par présenter la distinction entre la connaissance a priori et la connaissance empirique ou a posteriori. Cette présentation se fait d’abord conceptuellement puis Kant attire l’attention du lecteur sur le fait qu’il existe bel et bien des connaissances a priori. Cela lui permet dans un troisième temps de souligner l’importance, pour la philosophie, d’étudier les conditions de possibilité et les limites de ces connaissances a priori. C’est dans un second moment que Kant en arrive à la question de la distinction entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques. Cette distinction est alors présentée sous le quatrième titre de l’introduction, aux pages A 6/B 10 et A 7/B11 :

Plan de l’argumentation Critique de la raison pure, A 6-7/B 10-11 : 1. Il y a deux manières de mettre en rapport un sujet logique et un

prédicat dans un jugement :

(a) soit le prédicat est contenu dans le concept du sujet logique, (b) soit le prédicat est extérieur au concept du sujet logique, 2. le premier cas correspond au jugement analytique,

3. le second au jugement synthétique. 4. Par conséquent :

(a) dans le jugement analytique, la connexion entre le sujet logique et le prédicat est pensée par identité,

(b) dans le jugement synthétique, la connexion entre le sujet logique et le prédicat est pensée sans identité.

5. On pourra appeler

(a) le jugement analytique explicatif, (b) le jugement synthétique extensif, 6. parce que

(a) le jugement analytique n’ajoute rien au concept du sujet logique, (b) il ne fait que le décomposer par l’analyse,

(c) en ses concepts partiels,

(d) qui étaient déjà pensés dans le concept du sujet, 7. alors que

(a) le jugement synthétique ajoute quelque chose de nouveau au concept du sujet logique,

(b) quelque chose qui n’était pas pensé dans le concept du sujet lo-gique,

(c) et qui ne peut pas en être extrait par la simple analyse.

8. « Tous les corps sont étendus » est un exemple de jugement analytique. 9. « Tous les corps sont pesants » est un exemple de jugement

synthé-tique.

Trois points sont à relever dans cette présentation de la distinction entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques.

Tout d’abord, la distinction est présentée au niveau du concept. Il s’agit d’une distinction entre deux types de jugements, mais la différence est expri-mée à l’aide de la notion de contenu de concept. Ainsi, la présentation de la

distinction fait appel à l’analyse logique de la proposition en termes de sujet-prédicat. Le sujet et le prédicat sont tous deux des concepts et la distinction se fait relativement au fait que le concept du sujet logique contient ou non en lui le concept du prédicat logique. Il est important de noter ce point et de le garder à l’esprit car si cela signifie que la distinction entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques est dépendante de l’analyse de la proposition en termes de sujet-prédicat, alors, d’une part elle n’est valable que pour les jugements catégoriques, et d’autre part elle n’a de sens aujour-d’hui qu’à condition d’abandonner les analyses modernes de la proposition. Cela signifierait alors que la méthode kantienne de l’enquête que l’on cherche ici en lien avec la question des conditions de possibilité des jugements synthé-tiques a priori n’aurait qu’une portée assez restreinte dans le débat actuel. Il va donc falloir, dans la mesure où la distinction entre les jugements ana-lytiques et les jugements synthétiques est formulée à l’aide de cette analyse logique de la proposition en termes de sujet-prédicat, déterminer dans quelle mesure les aspects pertinents de cette distinction, et notamment le caractère extensif du jugement synthétique, sont dépendants de cette analyse de la proposition.

Le second point à remarquer est le critère logique que Kant met en avant pour pouvoir distinguer concrètement entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques. Les jugements analytiques sont ceux dont le concept du prédicat est un concept partiel du concept du sujet logique. Les jugements synthétiques sont au contraire ceux dont le concept du prédicat n’est pas un concept partiel du concept du sujet logique. Le critère logique qui permet de différencier entre les deux types de jugement est donc celui de l’analyse logique du contenu des concepts.

Le troisième point à remarquer est celui du critère psychologique. Kant semble en effet, si ce n’est confondre, du moins associer le critère logique de l’analyse logique du contenu des concepts avec le fait de penser ou non le prédicat dans le concept. Cela est problématique parce que cela vient brouiller la distinction. En effet, avant de procéder à l’analyse logique d’un concept, celui qui formule le jugement ne pense pas, d’un point de vue psychologique, tous les concepts partiels du concept du sujet logique. Si l’analyse logique de

ce concept lui apprend l’existence de l’un de ces concepts partiels, alors un jugement qui aurait été synthétique selon le critère psychologique deviendra analytique après l’analyse logique du concept du sujet logique.

Cette distinction entre le jugement synthétique et le jugement analytique est développée et précisée dans les Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science Elle est présentée dès l’ouverture de l’ouvrage, dans l’« Avertissement préliminaire touchant le caractère propre à toute connaissance métaphysique ». Cet avertissement vise à déterminer la problématique des Prolégomènes notamment en déterminant les caracté-ristiques de ce que serait une connaissance métaphysique. Il comprend cinq sections traitant respectivement :

1. de la distinction entre la connaissance a priori et la connaissance a posteriori qui correspond à la détermination des sources de la connais-sance métaphysique,

2. de la distinction entre les jugements synthétiques et les jugements analytiques ,

3. de l’importance et du caractère novateur de cette distinction, 4. de la question de la possibilité de la métaphysique ,

5. de la question de la possibilité d’une connaissance par la raison pure. Nous reviendrons plus loin10 sur la distinction entre la connaissance a priori et la connaissance a posteriori, mais il faut d’abord comprendre la seconde distinction dans l’ordre de cet avertissement, à savoir la distinction entre le jugement synthétique et le jugement analytique.

La section de l’introduction des Prolégomènes qui traite de la distinction entre les jugements synthétiques et les jugements analytiques se déroule selon la plan suivant :

Plan argumentatif des Prolégomènes, AA iv, 267-274 :

1. Détermination de ce sur quoi porte la distinction : il s’agit d’une dis-tinction selon le contenu des jugements et non selon la source ou la forme logique ;

2. il y a des jugements qui sont explicatifs, d’autres qui sont extensifs ; 3. les premiers sont appelés analytiques et les seconds synthétiques ; 4. un critère de distinction est donné :

(a) dans le jugement analytique le prédicat est déjà pensé dans le sujet ;

(b) dans le jugement synthétique le prédicat n’est pas déjà pensé dans le sujet ;

5. pour les jugements analytiques, le seul principe de non-contradiction est suffisant ;

6. pour les jugements synthétiques, l’accord avec ce principe est néces-saire mais n’est pas suffisant :

(a) les jugements d’expérience sont synthétiques ;

(b) les jugements mathématiques sont synthétiques a priori ;

(c) les jugements proprement métaphysiques sont synthétiques a priori.

Le concept du sujet logique et le critère logique de l’analyse logique du concept se retrouvent ici. En effet, le premier se retrouve explicitement au point 4 du plan argumentatif et le second, exprimé un peu différemment, à savoir avec le principe de non-contradiction plutôt que le principe d’iden-tité, au point 5 du même plan argumentatif. Cependant cela ne change rien puisque les deux principes sont équivalents. Il faut cependant faire deux re-marques : la première concerne la formulation de la distinction relativement au contenu et la seconde le caractère extensif du jugement synthétique.

La première est relative à la perspective adoptée par Kant sur le jugement pour faire cette distinction. L’objet de tout ce début de l’introduction aux Prolégomènes est le type de jugement en jeu dans la métaphysique, et plus particulièrement dans l’avancement de la métaphysique. C’est pourquoi la perspective adoptée pour faire la distinction entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques est celle du contenu du jugement. Relativement à l’implication des jugements dans l’avancée d’une science, l’aspect pertinent

est l’apport de nouveau contenu. Ou, pour le dire encore autrement, un juge-ment joue un rôle dans l’avancée d’une science dans la mesure où il apporte un contenu nouveau. C’est la perspective que prend explicitement Kant lors-qu’il présente la distinction entre les jugements synthétiques et les jugements analytiques dans les Prolégomènes :

Cela dit, quelle que soit l’origine des jugements, ou quelle que soit leur nature quant à la forme logique, ils présentent une différence quant au contenu : ou bien ils sont simplement explicatifs et ils n’ajoutent rien au contenu de la connaissance, ou bien ils sont extensifs et ils accroissent la connaissance donnée ; on pourra appeler les premiers des jugements analytiques, les seconds des jugements synthétiques11. [Prol., iv 266]

Kant précise ici ce sur quoi porte la distinction entre les jugements syn-thétiques et les jugements analytiques d’abord de manière négative : elle ne porte ni sur l’origine ni sur la forme logique des jugements ; avant de la déter-miner de manière positive : elle porte sur le contenu des jugements. Dans le contexte des Prolégomènes, l’origine des jugements correspond à leur carac-tère a priori ou a posteriori. En réalité, les deux questions (celle de l’origine et celle du caractère analytique ou synthétique des jugements) ne sont pas complètement étrangères, un jugement analytique ne pouvant pas être a pos-teriori et réciproquement. Cependant, ce que Kant nous indique ici est que la distinction entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques ne provient pas de celle entre jugement a priori et jugement a posteriori. Il y a une indépendance conceptuelle entre les deux distinctions même si elles se combinent nécessairement dans les jugements. De même, voire de manière plus radicale, le distinction entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques n’est pas une distinction relative à la forme logique du jugement. Un jugement analytique et un jugement synthétique pourront très bien avoir la même forme logique. C’est d’ailleurs le cas dans la présentation de cette distinction dans l’introduction de la Critique de la raison pure : dans les deux

11. « Allein Urteile mögen nun einen Ursprung haben, welchen sie wollen, oder auch, ihrer logischen Form nach, beschaffen sein wie sie wollen, so gibt es doch einen Unterschied derselben, dem Inhalte nach, vermöge dessen sie entweder bloß erläuternd sind, und zum Inhalte der Erkenntnis vergrößern; die erstern werden analytische, die zweiten synthetische Urteile gennant werden können. »

cas il s’agit d’un jugement catégorique mettant en relation un sujet logique et un prédicat logique. Cette distinction n’est donc pas une distinction qui peut être faite par la logique formelle. Au contraire, Kant indique qu’elle porte sur le contenu du jugement.

Cependant, à la différence de la présentation faite dans l’introduction de la Critique de la raison pure, la distinction entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques n’est pas relative au contenu des concepts mais au contenu des jugements. Cette formulation en termes de contenu du jugement plutôt que de contenu de concept permet alors de prendre en considération un aspect dynamique de la question du contenu. Il ne s’agit plus pour le concept du prédicat d’être ou de ne pas être contenu dans le concept du sujet logique, mais de l’élargissement ou non de la connaissance exprimée par le jugement. Cela explique pourquoi, au niveau du plan argumentatif, la présentation des Prolégomènes met davantage en avant le couple explicatif-extensif. Cet as-pect dynamique du jugement synthétique ne peut pas être exprimé aussi clairement si l’on prend la perspective du contenu des concepts. À propre-ment parler, le fait de mettre en relation avec un sujet logique un prédicat qui n’est pas contenu dans le concept du sujet logique n’élargit pas le concept du sujet logique. Pour reprendre l’exemple de Kant, formuler le jugement synthétique : « tous les corps sont pesants », n’amène pas à élargir le concept de corps pour y introduire celui de pesanteur. Par contre, cela augmente la connaissance que nous avons : nous savons désormais que le concept de corps est relié à celui de pesanteur. Cette liaison n’est pas une liaison analytique mais une liaison synthétique, ce qui signifie que les deux concepts sont reliés même si le concept de pesanteur n’appartient pas au contenu du concept de corps. Les concepts ne changent pas, mais la connaissance s’accroît.

Évidemment, les jugements analytiques ne sont pas non plus des juge-ments vides n’apportant absolument rien d’un point de vue épistémique. Kant souligne d’ailleurs leur importance dans les Prolégomènes. Même si « la métaphysique a proprement affaire à des jugements synthétiques a priori [. . .] elle a fréquemment besoin d’analyses de ses concepts, donc de jugements analytiques ». [Prol., iv, 274] En cela, la métaphysique n’a d’ailleurs rien de particulier. Kant précise que toute construction de connaissance passe aussi

par des jugements analytiques. Cependant, leur rôle n’est pas de construire la connaissance mais simplement de clarifier les concepts. Comme le souligne Henry Allison [Allison 2004, pp. 91-93], l’apport du jugement analytique est une extension simplement formelle de la connaissance (si l’on peut encore par-ler d’extension) alors que l’apport du jugement synthétique est une extension matérielle de la connaissance. Avec un jugement analytique, ce qui était im-plicite dans la connaissance déjà acquise est rendu exim-plicite. Ce qu’exprime le jugement était pour ainsi dire déjà contenu dans la connaissance préalable. Le jugement analytique permet simplement, mais ce n’est pas rien non plus, de l’exprimer et de l’articuler logiquement. En revanche, avec un jugement synthétique il y a un réel gain de connaissance. Ce qu’exprime le jugement synthétique n’était pas contenu dans la connaissance préalable. Il s’agit plus qu’une simple clarification et articulation logique de la connaissance de dé-part.

Une dernière idée est intéressante dans le cadre d’une réflexion sur la pos-sibilité d’une méthode de l’enquête. Outre le fait que le jugement synthétique est celui qui va être au centre de la réflexion puisque c’est par celui-ci que de nouvelles connaissances sont acquises, ce qui est le but d’une enquête scienti-fique, la distinction entre le jugement analytique et le jugement synthétique est également liée à la question de la justification du jugement. En effet, il a déjà été souligné12 que le jugement analytique se fonde sur le simple principe logique de non-contradiction et sur l’analyse logique des concepts conformé-ment à ce principe de logique formelle. Cela signifie que la justification d’un jugement analytique se fonde finalement sur un des éléments de ce jugement. Il n’y a pas besoin d’aller chercher pour ainsi dire à l’extérieur du jugement analytique pour trouver sa justification, il suffit d’analyser le concept qui joue le rôle de sujet logique dans le jugement afin de déterminer si le prédi-cat qui lui est attribué est un des résultats de cette analyse. En revanche, concernant le jugement synthétique, sa justification se trouve à l’extérieur du jugement lui-même. Une simple analyse des concepts ne suffit plus puisque le jugement affirme quelque chose qui n’est précisément pas contenu dans les concepts, quelque chose que l’on ne peut pas dériver par les simples lois

de la logique formelle à partir des connaissances préalables. C’est pourquoi la question par laquelle Kant formule la problématique de la première cri-tique, la question des conditions de possibilités des jugements synthétiques a priori, est, au moins d’un certain point de vue, une question épistémologique concernant la justification de tels jugements. Les jugements synthétiques a priori sont au centre de la Critique de la raison pure car c’est à travers eux que le métaphysicien prétend construire de nouvelles connaissances. Le plan des Prolégomènes répond précisément à cette question, d’abord concernant les mathématiques, puis la science de la nature pour finalement se tourner vers le cas de la métaphysique.

Pour résumer, les deux principaux exposés de la distinction entre les ju-gements analytiques et les juju-gements synthétiques sont dans une certaine mesure différents, l’exposé de la Critique de la raison pure étant formulé grâce à la notion de contenu du concept alors que celui des Prolégomènes est formulé grâce à la notion de contenu de jugement. Mais ils ne sont pas pour autant contradictoires. La différence est relative la perspective adoptée sur la distinction. L’exposé de la Critique de la raison pure insiste sur le fait qu’un jugement analytique est justifié par l’analyse des concepts qui constituent le jugement, la justification est pour ainsi dire interne au jugement. Alors que l’exposé des Prolégomènes insiste sur le fait que le jugement synthétique permet de construire de nouvelles connaissances, il y a extension matérielle de la connaissance. Outre cet aspect dynamique du jugement synthétique re-lativement au contenu du jugement, la lecture parallèle de ces deux exposés permet également de mettre en avant l’idée que la distinction est relative à la provenance de la justification. Ces deux caractéristiques du jugement synthé-tique le rendent particulièrement intéressant pour ce qui concerne l’étude de la possibilité d’une méthode de l’enquête. Dans un cadre kantien, le premier problème d’une méthode pour créer de nouvelles connaissances est d’identi-fier ce sur quoi devra s’appuyer la justification de la nouvelle connaissance, entendu qu’une nouvelle connaissance dont la justification s’appuie simple-ment sur le contenu conceptuel des élésimple-ments de cette connaissance ne procure qu’une extension formelle de la connaissance.

1.1.2 L’a priori

À la différence de la distinction précédente, Kant n’invente pas celle entre le connaissance a priori et la connaissance a posteriori . C’est un vocabulaire qui existe avant lui. Cependant, l’usage que fait Kant de ce couple lui est propre. En reprenant le vocabulaire, Kant hérite des problèmes de ses pré-décesseurs, mais il propose ses réponses à ces problèmes en redéfinissant ce qu’est une connaissance a priori et ce qu’est une connaissance a posteriori.