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Les modalités du jugement

2.3 Les interlocuteurs de Kant

2.3.2 Les modalités chez Lambert

Le traitement de la modalité logique par Lambert est plus rapide. Lambert publie le Neue Organon en 1764. Il traite de la modalité des jugements dans la troisième section du premier livre, au § 137 [Lambert 1965, p. 89-90]. Il faut d’emblée noter que Lambert n’utilise pas le terme de modalité dans ce paragraphe, bien qu’il y fasse usage des concepts modaux par excellence de possible et de nécessaire. Cette section porte sur les jugements.

Lambert définit le jugement au § 119 comme étant composé au moins de trois éléments essentiels, à savoir le concept sujet logique, le concept prédicat logique et la copule, ou ce qui est exprimé par la copule, c’est-à-dire la liaison ou la séparation des concepts :

Le jugement est la liaison ou la séparation de deux concepts ; de là il existe nécessairement au moins trois éléments dans chaque jugement. D’abord les deux concepts, lesquels sont liés l’un à l’autre, ensuite la conscience ou la représentation que l’un va vers l’autre ou non. On appelle affirmer le fait d’aller vers, mais nier le fait de ne pas aller vers, et le mot, lequel exprime l’affirmation ou la négation, s’appelle la conjonction, la copule45. [Lambert 1965, p. 77]

Il faut remarquer ici le rôle de la copule. La copule est le pendant linguis-tique de l’activité de conscience du sujet qui porte le jugement. La conscience opère une liaison ou une séparation entre deux concepts. La conscience est ici un pouvoir de représentation et la copule exprime au niveau linguistique sous forme d’affirmation ou de négation cette activité de la conscience, cette liaison ou cette séparation. Cette distinction n’étant cependant pas toujours opératoire dans les textes dans la mesure où Lambert, comme Crusius, traite de la même manière la proposition et le jugement.

Dans ce cadre, Lambert propose, à partir du § 121, une division des es-pèces des jugements. Cette division propose les quatre titres de la table des

45. « Das Urteil ist die Verbindung oder Trennung zweener Begriffe; demnach kommen bei jedem Urteile notwendig wenigstens drei Stücke vor Einmal die zween Begriffe, welche mit einander verglichen werden, sodann das Bewusstsein oder die Vorstellung, das der eine dem andern zukomme oder nicht. Das Zukommen heißt man bejahen, das nicht zukommen aber verneinen, und das Wort, welches das Bejahen oder Verneinen ausdrücket, heißt das Bindewörtgern, Copula.”

jugements de la Critique de la raison pure. Les jugements sont divisés rela-tivement à la copule en affirmatifs et en négatifs au § 121, puis relarela-tivement au sujet en universels et particuliers au § 122. La division en catégoriques, hypothétiques et disjonctifs qui intervient à partir du § 131 se fait selon un autre procédé puisque Lambert souligne qu’il s’agit maintenant de la manière dont une proposition est composée. Enfin, la division en possibles, réels et nécessaires apparaît au § 137. Il est donc tout à fait possible que Lambert soit au moins un des auteurs chez qui Kant puise sa propre table des jugements, les deux premiers titres, la quantité et la qualité étant simplement inversées et ne proposant chez Lambert que deux formes chacun, comme l’indiquent les remarques que fait Kant au sujet des jugements singuliers et des jugements infinis après l’exposé de sa table des jugements respectivement en A 71/B 96 et en A 72/B 97.

La division des propositions selon la modalité semble être un ajout que Lambert considère sans pour autant faire le lien avec les divisions précé-dentes. Si les divisions précédentes proviennent d’une étude des propositions elles-mêmes et de leurs composants, la division selon la modalité provient d’ailleurs, à savoir l’ontologie, et est appliquée aux propositions, et plus pré-cisément à la copule :

On a encore une autre division des propositions qui provient de cer-taines déterminations très générales, laquelle on applique au mot de liaison. Ces déterminations reposent absolument sur la distinction des possibles, réels, nécessaires et leurs contraires. Les formules, exposées le plus simplement, sont les suivantes :

1. A peut être B ; 2. A est B ;

3. A doit être B, ou A est nécessairement B ; 4. A ne peut pas être B ;

5. A n’est pas B ;

6. A n’est pas nécessairement B46. [Lambert 1965, p. 89]

46. « Man hat noch eine andre Einteilung der Sätze, die von gewissen sehr allgemeinen Bestimmungen herrührt, welche man dem Bindewörtern beisetzt. Diese Bestimmungen beruhen überhaupt auf dem Unterschiede des möglichen, wirklichen, notwendigen und ihres Gegensatzes. Die Formeln, am einfachsten vorgetragen, sind folgende:

Il faut d’abord remarquer que ces six formes de jugements sont en réa-lité le résultat de la combinaison d’une division des jugements selon les trois concepts modaux de possible, réel et nécessaire avec de la division des ju-gements selon la copule en juju-gements affirmatifs et négatifs. Ce procédé de combinaison, bien que non explicite dans ce paragraphe, a été utilisé explici-tement par Lambert au § 123 pour construire quatre formes de jugements en combinant la division entre jugements affirmatifs et négatifs avec la division entre jugements universels et particuliers.

Dans un autre registre, Lambert donne un statut particulier aux modali-tés des jugements dans la mesure où la division selon la modalité ne provient pas de la seule forme de la proposition mais d’une division plus générale. Mais cette division n’est cependant pas logique, mais ontologique. Lambert fait remarquer que ces trois concepts de possible, de réel et de nécessaire « appartiennent à l’ontologie, et ne dépendent pas seulement des formes ex-térieures de la connaissance47» [Lambert 1965, p. 89]. Il faut souligner l’ad-verbe « bloß » traduit ici par « seulement ». Ce choix de traduction implique nécessairement que les concepts en présence appartiennent certes à l’onto-logie, mais dépendent également de la logique formelle. Une traduction par « simplement » aurait pu signifier la même chose tout en laissant la possibi-lité de comprendre que les concepts ne dépendent pas de la logique formelle en sous entendant que cela aurait été plus simple. Lambert fait en effet dans la phrase suivante le lien entre les modalités et trois manières de connaître :

C’est pourquoi nous remarquons seulement que la proposition « A peut être B » appartient à l’exercice, la proposition « A est B », à l’expé-rience, et la proposition « A est nécessairement B », en partie à des

(a) A kann B sein. (b) A ist B.

(c) A muss B sein, oder A ist notwendig B. (d) A kann nicht B sein.

(e) A ist nicht B.

(f) A ist nicht notwendig B. ».

47. « Da aber diese Begriffe in die Ontologie gehören, und nicht bloß von der ausserlichen Form der Erkenntniß abhangen »

vérités qui ont une nécessité géométrique, en partie généralement à ces déductions qui ont une nécessité plus remarquable.48 [Lambert 1965, p. 90]

Ainsi, Lambert puise ses concepts de modalité du côté de l’ontologie, mais dans le cadre de sa logique, il ne sont pas non plus sans lien avec les « formes extérieures de la connaissance ». La question qui se pose est de comprendre d’où vient ce lien entre les concepts modaux d’origine ontologique et ces « formes extérieures de la connaissance ». Pour comprendre ce lien il faut retourner à la manière dont Lambert introduit cette division des jugements : « une autre division des propositions qui provient de certaines détermina-tions très générales, laquelle on applique au mot de liaison » [Lambert 1965, p. 89]. Les déterminations très générales sont sans doute les concepts mo-daux provenant de l’ontologie, et ce qui fait en sorte qu’ils dépendent tout de même de la logique est leur application à la copule. Ainsi, les modalités du jugement chez Lambert sont une importation de concepts ontologiques dans la logique par le biais de la copule. Au niveau linguistique, cela s’exprime par une modalisation de cette dernière. De ce fait, la modalité en jeu est une modalité de la prédication, c’est-à-dire que la modalité exprime la manière dont est représenté la liaison ou la séparation du sujet logique et du prédicat logique dans la conscience. La relation des trois modalités aux trois manières de connaître (l’exercice, l’expérience et la déduction) s’explique alors du fait de la prise de conscience qu’elles permettent. Selon le mode de connaissance utilisé, il est possible d’appliquer tel ou tel concept modal à la copule. L’exer-cice permet d’établir que « A peut être B », alors que la connaissance par expérience permet d’établir que « A est B » et la déduction que « A est né-cessairement B ». Un même contenu peut donc passer d’une modalité plus faible à une autre modalité plus forte en fonction de son mode de justifica-tion. Cependant, il faut souligner que ce qui ne change pas dans le contenu ce sont les éléments de ce contenu : ici les concepts « A » et « B ». Mais leur relation change. A proprement parler, le contenu du jugement change aussi,

48. « Wir merken daher nur überhaupt an, das der Satz: A kann B sein, zur Ausübung, der Satz: A ist B, zur Erfahrung, und der Satz: A ist notwendig C, teils zu den Wahrheiten, die eine geometrische Notwendigkeit haben, teils überhaupt zu denen Schlussfolgen, die eine merkliche Notwendigkeit haben, gehöre.”

du point de vue de la relation exprimée. Autrement dit, la force de la relation exprimée dans le contenu d’un jugement peut progresser à travers l’évolution de son mode de justification.

Bilan. En définitive, nous pouvons constater certains points de convergence entre ces deux auteurs et Kant. Tout d’abord, l’idée de modalité de dicto est bien présente chez Crusius, même si elle est développée en marge de la modalité du jugement à proprement parler. Toujours est-il que l’idée n’est pas complètement étrangère au discours. Ensuite et de manière sans soute plus significative, Lambert conçoit une progression des jugements à travers les modalités. De plus, cette progression est liée à l’idée de justification puisque la modalité évolue en fonction de l’activité épistémique qui permet d’affirmer la relation exprimée dans le jugement.

Cependant, aussi bien en ce qui concerne la conception de Crusius que celle de Lambert, il s’agit dans les deux cas de modalités de re, donc de modalités intervenant dans le contenu du jugement. Or ce n’est clairement pas le cas chez Kant. Kant refuse explicitement que la modalité contribue en quoi que ce soit au contenu du jugement.

Plus fondamentalement, aussi bien Crusius que Lambert et Kant font intervenir la notion logique de copule dans la définition de la modalité du jugement. En cela, Kant n’est pas original. Cependant, d’un point de vue structurel, il faut remarquer que les conceptions de Crusius et de Lambert sont constituées de deux éléments : une conception de la copule et l’applica-tion de concepts modaux à cette copule. Chez Crusius, il s’agit de concepts modaux provenant de la logique de la relation entre les concepts et chez Lambert de concepts modaux provenant de l’ontologie. Mais dans les deux cas, il y a une importation de concepts modaux venant de l’extérieur de la logique du jugement à l’élément central du jugement, à savoir la copule. Kant semble faire la même chose puisqu’il fait également intervenir la notion de copule dans la définition de la modalité du jugement et qu’il explique chacune des trois modalités du jugement en la rapprochant d’une modalité logique49. L’originalité de sa conception, et notamment l’idée que la modalité

du jugement n’intervient pas dans le contenu de celui-ci, doit donc résider dans la conception de la copule à l’œuvre dans la définition de la modalité du jugement. C’est d’ailleurs sans doute cela qu’il a voulu exprimer à tra-vers sa formulation plutôt complexe selon laquelle la modalité du jugement « concerne seulement la valeur de la copule en relation avec la pensée en général » [CRP , A 74/B 100].

2.4 Construction des modalités épistémiques chez