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Jugement déterminant et jugement réfléchissant

Le jugement synthétique et l’idée d’une méthode de l’enquête

1.3 Les jugements déterminants et réfléchissants et les raisonnements kantiens

1.3.3 Jugement déterminant et jugement réfléchissant

À la quatrième section de l’introduction à la Critique de la faculté de juger, Kant distingue entre le jugement déterminant et le jugement réfléchis-sant qui est à l’étude dans la troisième critique. Cependant, le texte dans lequel Kant présente cette distinction apporte également des informations quant au jugement déterminant :

La faculté de juger en général est le pouvoir de penser le particulier comme compris sous l’universel. Si l’universel (la règle, le principe, la loi) est donné, la faculté de juger qui subsume sous lui le particulier est déterminante (même quand, comme faculté de juger transcendantale, elle indique a priori les conditions conformément auxquelles seulement il peut y avoir subsomption sous cet universel). Mais si seul le parti-culier est donné, pour lequel l’universel doit être trouvé, la faculté de juger est simplement réfléchissante. [CFJ , v, 179]

À première lecture, la distinction entre le jugement déterminant et le jugement réfléchissant semble recouper la distinction opérée par Kant dans le début de l’« Appendice à la dialectique transcendantale » de la première critique entre l’usage apodictique et l’usage hypothétique de la raison. Dans les deux cas, il s’agit de deux manières de rapporter le particulier à l’universel ou le général, et dans les deux cas ce qui fait la différence est le statut de la règle, c’est-à-dire de l’universel.

Pour autant, la formulation est légèrement différente. Sans que cela fasse pencher en faveur d’une lecture mettant en doute l’idée selon laquelle la troisième critique est une réécriture de l’« Appendice à la dialectique trans-cendantale » de la première critique ou l’idée selon laquelle le jugement ré-fléchissant est un prolongement de ce qui est avancé dans l’« Appendice à la dialectique transcendantale », il est important de faire place à ces différences de formulations. Tout d’abord, dans l’usage hypothétique de la raison, la règle est d’abord donnée de manière problématique avant de recevoir une confir-mation, même si elle est incomplète, dans la conclusion. Par contre, dans le jugement réfléchissant, l’universel n’est pas du tout donné au départ : il doit être trouvé. Il y a donc bien ici construction d’une nouvelle connaissance, ou du moins d’un nouvel élément de connaissance.

De son côté, le jugement déterminant ne semble pas connaître de modifi-cation. Tout comme l’usage apodictique de la raison, il s’agit pour la faculté de juger de subsumer un cas particulier sous une règle générale ou universelle qui est donnée au départ. Néanmoins, Kant apporte, dans ce texte, une pré-cision relativement au jugement déterminant. Il précise, implicitement, que le jugement déterminant peut être le fruit soit de la faculté de juger trans-cendantale, soit de la simple faculté de juger. La caractéristique spécifique de cette faculté de juger transcendantale est de fournir elle-même les conditions d’applications de la règle. Kant fait ici référence à son travail au sein de l’ana-lytique des principes de la Critique de la raison pure, section où il détaille les conditions d’application a priori des douze catégories de l’entendement. Dans ces cas-là, la faculté de juger possède par elle-même ce qui détermine si le concept est applicable ou non. Il reste simplement à appliquer correc-tement les concepts. Cependant, le texte de Kant implique que la faculté de juger peut produire des jugements déterminants sans pour autant être trans-cendantale. C’est le cas lorsqu’elle produit des jugements ne rapportant pas un cas particulier à l’une des douze catégories de l’entendement, mais à un concept empirique.

Dans ce cas, il semble bien que le jugement déterminant puisse ne pas partager le caractère apodictique de l’usage apodictique de la raison. En effet, les conditions d’application d’un concept empirique ne sont par

défini-tion pas données a priori. Elles doivent être construites. Il y a donc là un élément allant dans le sens d’un usage de la faculté de juger déterminante n’aboutissant pas à une certitude absolue. Toutefois, cet usage n’est pas ce que Peirce appelle l’abduction. En effet, ce n’est pas parce que le jugement se fait sur la base d’un concept empirique qu’il ne peut pas prendre la forme d’une déduction. Après tout, le concept d’homme est un concept empirique et le raisonnement suivant le prenant comme règle est une déduction :

Tous les hommes sont mortels Socrate est un homme

Socrate est mortel.

La validité de cette déduction dépend du concept d’homme qui y inter-vient et plus spécifiquement des conditions d’application de ce concept. Selon ces conditions d’application, c’est-à-dire finalement le sens qui est donné au concept, la faculté de juger placera Socrate sous le concept d’homme ou non. Si le concept d’homme implique que la sagesse lui est inatteignable, alors Socrate, le sage par excellence, ne sera pas un homme. Dans la mesure où le concept est empirique, ses conditions d’application ne sont pas données a priori et ne peuvent par conséquent pas être apodictiques.

Ce vers quoi pointe ce que Peirce appelle l’abduction est en quelque sorte un cas particulier du jugement déterminant sur la base d’un concept empi-rique. Pour rappel, l’abduction se fait dans la situation où l’on peut poser en prémisse un cas particulier, un fait, et une règle. La conclusion de l’abduction est le rapprochement de ce fait et de cette règle. Or, dans la caractérisation du jugement déterminant, Kant précise seulement que la règle doit être donnée. Il ne précise pas de quelle nature doit être une éventuelle deuxième prémisse. Ainsi s’ouvre la possibilité d’inclure l’abduction dans la sphère des jugements déterminants.

Afin de comprendre concrètement ce que cela signifie, il est nécessaire de passer par l’étude d’un exemple. L’exemple suivant est emprunté à Douglas Walton [Walton 2008, p. 261] :

Un avocat se trouve dans un taxi qui se voit contraint de freiner brutalement derrière un autre taxi. Après le freinage, l’avocat constate que la portière de l’autre taxi est ouverte et qu’un homme est étendu à terre. Il en conclut que l’homme a été éjecté du taxi. Le lendemain, il apprend dans les journaux que l’homme a en réalité traversé la rue imprudemment et qu’il a été renversé par le premier taxi.

Douglas Walton utilise cet exemple dans la section étudiant les arguments post hoc. Ce type d’argument est classiquement réputé fallacieux et, comme souvent dans la théorie de l’argumentation, Douglas Walton cherche à mon-trer que ce caractère fallacieux n’est en réalité pas absolu et que dans certains contextes l’utilisation de ce type d’argument est tout à fait légitime. Un ar-gument, ou un raisonnement, post hoc consiste à affirmer qu’un événement cause un autre événement simplement parce qu’il existe une corrélation entre les deux événements. Il faut bien avoir à l’esprit que cette corrélation n’est pas nécessairement une association répétée dans l’expérience de celui qui for-mule le raisonnement. Un raisonnement post hoc n’est pas une induction. Dans l’exemple, l’avocat n’a peut-être jamais vu ce genre de collision entre véhicules. Son raisonnement ne consiste donc pas à dire qu’à chaque fois qu’il a observé ce genre de scène, la raison en était que la personne étendue avait été éjectée du véhicule de devant. Ce qui se passe, dans l’esprit de l’avocat, est en réalité une recherche d’explication. Il observe un événement : la colli-sion suivie du fait qu’un homme soit étendu sur la chaussée. Puis il fait le lien entre la collision et la présence de cet homme en formulant un lien de cause à effet en invoquant la règle selon laquelle, lorsqu’un homme est éjecté d’un véhicule, il se retrouve étendu sur la chaussée et que la portière du véhicule est ouverte. Celui qui formule cet argument a donc à sa disposition une règle et un résultat et il en conclut que ce qui s’est passé tombe sous la règle parce qu’elle explique le résultat. Il s’agit donc bien d’une abduction dans le sens de Peirce, et le raisonnement peut être formalisé de la manière suivante :

Règle Lorsqu’un homme se fait éjecter d’un véhicule, la situa-tion est telle et telle.

Résultat La situation est telle et telle.

Cas Cet homme s’est fait éjecté du véhicule.

Or il semble bien que ce raisonnement, à condition de le formuler dans un jugement, est du type du jugement déterminant. En effet, la règle est donnée et le travail effectué par la faculté de juger est ici de déterminer si la situation observée tombe sous la règle. Il y a par conséquent ici un deuxième type de jugement déterminant : un jugement dans lequel la règle est bel et bien donné – sans quoi il ne s’agirait pas d’un jugement déterminant – mais qui conclut non pas à l’application de la règle au cas particulier mais à l’applicabilité de la règle au cas particulier. Cette conclusion est un autre type de connaissance que celle obtenue par l’application de la règle au cas particulier, et le raisonnement qui y conduit est également différent.