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La première ligne interprétative : la modalité comme attitude propositionnelle

Les modalités du jugement

2.2 Status questionis

2.2.1 La première ligne interprétative : la modalité comme attitude propositionnelle

Le but de l’article de Kirk Dallas Wilson [Wilson 1978] n’est pas histo-rique. Son but est de donner une formalisation des modalités du jugement telle que les entend Kant dans la Critique de la raison pure ainsi que dans les cours de logique édités par Jäsche en 1800. L’idée est que Kant a une théorie originale de la modalité qui peut être comprise, voire qui ne peut être comprise que grâce aux outils de formalisation de la logique contemporaine. En ce sens, l’article discute davantage de la formalisation des modalités du jugement que de l’interprétation elle-même des textes concernant ces moda-lités du jugement. Pour autant, Kirk Wilson s’appuie pour ce faire sur des textes et en donne une interprétation intéressante. Il comprend les modalités du jugement comme des modalités épistémiques et non comme des modalités aléthiques. En s’appuyant sur la discussion de la définition du jugement au sein du § 19 de la « Déduction transcendantale » des catégories dans l’édition B, en B 141-142, il conclut que la relation de la valeur de la copule à la pensée en général qui définit la modalité doit être comprise comme la détermination de la manière dont le sujet tient pour vrai une proposition relativement aux principes fondamentaux de la logique transcendantale. Le jugement problé-matique serait alors de l’ordre de la simple possibilité logique, le jugement assertorique serait déterminé par une validité subjective pour celui qui juge et le jugement apodictique par une validité pour tous [Wilson 1978, p. 254]. Il s’agit, à notre connaissance, de la première interprétation forte de la concep-tion kantienne des modalités du jugement. Son point fort réside dans le fait qu’elle se fonde sur une compréhension du rôle de la copule dans le juge-ment. Cependant, l’apport des considérations présentes dans la « Déduction transcendantale » de la seconde édition ne va pas de soi et il faudra argu-menter en sa faveur. Mais le réel point faible de cette interprétation réside dans les définitions des trois modalités du jugement qui en sont le résultat. Le jugement problématique est assimilé à la simple possibilité logique. Cela ne semble pas satisfaisant parce qu’il s’agit d’une considération de logique purement formelle alors que l’interprétation semble suggérer que les

moda-lités du jugement sont de l’ordre de la logique transcendantale. Ensuite, le jugement assertorique est défini comme la validité simplement subjective du jugement pour celui qui juge. Mais il est tout à fait possible de considérer cela plutôt comme un jugement problématique. Ainsi, les réflexions sur le jugement et le rôle de la copule présentes dans cet article sont intéressantes, mais la position finale quant aux définitions des trois modalités du jugement ne sont pas satisfaisantes.

Dans la lignée de Kirk D. Wilson, George J. Mattey [Mattey 1986] in-terprète les modalités du jugement en terme d’attitudes propositionnelles en distinguant intelligemment entre la modalité du jugement qui serait une modalité épistémique et la modalité des catégories qui serait une modalité aléthique. Il comprend la modalité du jugement comme étant définie par la valeur de la copule, c’est-à-dire, selon Mattey, la valeur que donne le sujet à la relation sémantique exprimée dans la jugement par la copule propre-ment dite. Cela l’amène à définir les trois modalités du jugepropre-ment en termes de différentes manières de prendre une proposition pour vraie grâce à l’idée d’obligation rationnelle à affirmer ou à nier le contenu du jugement. Dans le jugement problématique, le sujet prend la proposition pour être une affir-mation libre (il n’est obligatoire ni d’affirmer ni de nier), dans le jugement assertorique, il la prend pour être une affirmation réelle, actuelle, et dans le jugement apodictique, il la prend pour être une affirmation obligatoire [Mattey 1986, p. 425-426]. Cette perspective lui permet également de poser explicitement la question du lien entre les modalités du jugement et les mo-dalités de l’assentiment. Cependant, là encore il y a un problème dans la distinction entre trois modalités à l’aide d’un critère binaire : il y a ou il n’y a pas d’obligation rationnelle. C’est ainsi que cette interprétation court le risque du psychologisme dans la mesure où la seule différence qu’il semble y avoir entre le jugement assertorique et le jugement problématique est le fait que le sujet empirique affirme réellement le contenu du jugement dans le jugement assertorique alors qu’il ne fait que considérer sa possibilité dans le jugement problématique. Cependant, il faut remarquer que la mise en avant de la distinction entre la modalité aléthique et la modalité épistémique ainsi que l’idée d’une normativité rationnelle à l’œuvre dans les modalités du

ju-gement sont deux apports importants de cet article.

Ian S. Blecher [Blecher 2013] propose une lecture des modalités des juge-ments dans l’optique de faire place à la progression des modalités que Kant indique à la suite de la table des jugements en A 76/B 101 et à la concep-tion kantienne des modalités du jugement qui implique que tout jugement possède une modalité. Ian Blecher propose de distinguer entre les modalités matérielles, les modalités formelles et les modalités de l’assentiment de la manière suivante : les modalités matérielles correspondent aux trois catégo-ries de la modalité qui s’appliquent aux objets, les trois modalités formelles déterminent quant à elles la valeur de la prédication, c’est-à-dire de l’affirma-tion et de la négal’affirma-tion, les modalités de l’assentiment étant alors reléguées du côté subjectif par rapport aux modalités formelles du jugement qui ont une signification plutôt logique. Ian Blecher articule alors son propos autour de deux thèses fortes : selon Kant tous les jugements ont une modalité et il y a une progression de la modalité la plus faible à la modalité la plus élevée. La première thèse est une caractérisation positive de la modalité alors que les logiciens de l’époque procéderaient plutôt en terme de caractérisation néga-tive en terme de suspension du jugement. Cela amène Ian Blecher à s’opposer à Béatrice Longuenesse concernant la détermination des modalités : les mo-dalités seraient déterminées en rapport à la faculté de connaissance plutôt que par rapport à la forme de la pensée dans les raisonnements déductifs. Cette dernière option, celle de Béatrice Longuenesse [Longuenesse 1993, pp. 185-207], ne permettrait pas, selon Ian Blecher, de rendre compte de la thèse selon laquelle tous les jugements ont une modalité. La deuxième thèse forte, celle de la progression des modalités du jugement que Blecher analyse en rapport avec le couple aristotélicien d’acte et de puissance, l’amène à refuser le rapprochement entre le jugement problématique et la formation d’hypo-thèses. Il relie cela à un refus d’une psychologisation des modalités découlant de l’idée que les modalités soient une attitude d’un sujet empirique envers une proposition. Cependant, le recours à Aristote semble artificielle et manque de la force d’un argument interne aux textes de Kant. Il manque également à cette interprétation une compréhension de la copule.

2.2.2 La seconde ligne interprétative : la modalité comme