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Les modalités du jugement

2.3 Les interlocuteurs de Kant

2.3.1 Les modalités chez Crusius

Crusius discute de la modalité des propositions aux paragraphes 227, 228 et 229 de son Weg zur Gewißheit und Zuverlässigkeit der menschlichen Er-kenntnis de 1747. Il indique dans le paragraphe 228 qu’il tire les modalités des propositions à partir des modalités de la subordination et de la relation entre les concepts exposés au paragraphe 163. Ces modalités de la subordination des concepts sont présentées comme des degrés :

La subordination ou relation des idées a trois degrés, à savoir, elle est soit une <subordination> essentielle, ou naturelle, ou accidentelle ; conséquemment les choses abstraites, lesquelles sont reliées de cette manière, sont appelées choses abstraites essentielles, ou naturelles, ou accidentelles39. [Crusius 1965, pp. 308-310]

38. Ce point historique est souligné par A. Menne dans son entrée sur les modalités du jugement [Menne 1984, col. 14]. Crusius serait alors le premier à avoir introduit la formule même de modalité du jugement et le premier également à avoir fait descendre le nombre de modalités de quatre à trois. Lambert est le deuxième auteur a avoir conçu trois modalités du jugement.

Trois questions se posent alors :

1. Pourquoi les modalités de la subordination des concepts sont-elles des degrés ?

2. Qu’entend Crusius par modalité de la proposition ?

3. Pourquoi et comment Crusius dérive-t-il les modalités des propositions des modalités de la subordination des concepts ?

Il faut prendre ces questions dans cet ordre. Il faut en effet commencer par la question de la nature des modalités de la subordination des concepts, et ce pour trois raisons. D’abord, il faut comprendre pourquoi les modalités de la subordination des concepts sont des degrés pour pouvoir déterminer si et comment cette caractéristique est transmise aux modalités des propositions lorsque Crusius les construit à partir des premières. Cela semble en outre une différence remarquable et importante par rapport à une conception plus classique des modalités. Les quatre modalités aristotéliciennes ne peuvent en effet pas être des degrés dans la mesure où elles intègrent à la fois le nécessaire et l’impossible. En effet, ces deux modalités ne peuvent pas être pensées sous un rapport de degrés : il n’y a pas de gradation qui va de l’impossible au nécessaire, même en passant par le possible et le contingent. Pour finir, et il faudra y revenir, Kant pense également une gradation, voire une progression des modalités de la forme des jugements. Il faudra ensuite passer par la question de la définition de ce qu’est une proposition dans le discours de Crusius afin de pouvoir élucider la dérivation des modalités des propositions à partir des modalités de la subordination des concepts.

Si les trois modalités que propose Crusius ouvrent la possibilité de les penser dans un rapport de gradation, cela n’est pourtant pas évident. La première question à laquelle il faut répondre est la suivante : de quoi les trois modalités sont-elles des degrés ? Le titre du paragraphe donne un début de ré-ponse à cette question : les modalités sont les trois degrés de la subordination et de la relation des concepts. Cette étude des degrés de la subordination des

entweder eine wesentlich, oder natürlich, oder zufällige; daher auch die Abstrakta, welche auf diese Art verknüpfet sind, Abstraca essentiala, oder naturalia, oder accidentalia gennet werden. »

concepts clôt le troisième chapitre qui concerne les distinctions et les relations des concepts. Après avoir dégagé les différentes manières de subordonner et de séparer des concepts, Crusius veut exposer les trois degrés selon lesquels ces différentes subordinations et séparations peuvent se faire. Il appelle ces trois degrés des modalités. Les trois modalités sont donc trois degrés de la relation entre deux concepts. La définition des trois modalités se fait à tra-vers deux critères, à savoir le temps et la nécessité. Il y a une subordination essentielle lorsque deux concepts sont toujours et nécessairement reliés, une subordination naturelle lorsque deux concepts sont toujours mais pas néces-sairement reliés et une subordination accidentelle lorsque deux concepts sont parfois et non nécessairement reliés. Les définitions peuvent être rassemblées dans le tableau suivant :

modalités

critères

temporalité nécessité

essentielle en tout temps nécessaire

naturelle en tout temps non nécessaire

accidentelle parfois non nécessaire

Ces trois modalités sont dédoublées au § 164 par le passage de la su-bordination à la séparation. La séparation des concepts a également trois degrés qui sont les exacts symétriques des trois degrés de la subordination des concepts. Une subordination impossible se trouve entre deux concepts qui sont toujours et nécessairement séparés, une subordination contre-nature se trouve entre deux concepts qui sont toujours mais pas nécessairement séparés et une subordination simplement possible se trouve entre deux concepts qui sont parfois et non nécessairement séparés.

Avant toute considération sur les modalités elles-mêmes, il faut faire une remarque concernant les critères qui permettent à Crusius de distinguer et définir les trois modalités. Dans la définition des modalités de la subordina-tion des concepts intervient la modalité logique du caractère nécessaire ou non-nécessaire ou accidentel de la subordination. La distinction entre le né-cessaire et l’accidentel est exprimée, au moins dans ce paragraphe, grâce à l’idée leibnizienne de monde possible. L’accidentel, ou ce que Crusius appelle

l’essence logique contingente, est ce qui est dans le monde actuel tout en dépendant de la volonté de Dieu, alors que l’essence logique nécessaire est ce qui doit être également dans tous les autres mondes, c’est-à-dire ce qui ne relève pas de l’arbitre de Dieu.

Selon la définition des trois modalités, il est clair que la gradation des mo-dalités de la subordination selon Crusius n’est pas une gradation par degrés quantitatifs. Il y a en effet un saut qualitatif à la fois au niveau temporel en passant du « parfois » au « en tout temps » et au niveau logique en passant du non nécessaire au nécessaire. Il s’agit d’abord et avant tout d’une gra-dation dans le sens d’une hiérarchie des subordinations entre concepts. Une subordination essentielle sera plus forte qu’une subordination simplement na-turelle dans la mesure où la première allie la nécessité logique au caractère permanent alors que la seconde ne possède que le caractère permanent. De la même manière, une subordination naturelle sera plus forte qu’une subor-dination simplement accidentelle dans la mesure où la première possède le caractère de permanence que ne possède pas la seconde. Les modalités de la subordination des concepts sont donc des degrés parce qu’elles expriment la force de la connexion des concepts. C’est pourquoi il n’y a pas de progression d’une modalité à l’autre, d’un degré à l’autre. Une subordination acciden-telle ne deviendra pas naturelle car une subordination de concepts qui arrive parfois ne peut pas arriver en tout temps, cela implique en effet qu’il arrive que les concepts soient séparés. De même, une subordination naturelle ne deviendra jamais essentielle car cela demanderait que ce qui n’est pas néces-saire le devienne. La seule manière de penser une progression au sein de ces trois modalités de la subordination des concepts serait de prendre le point de vue épistémique. Il est possible de passer d’une subordination accidentelle à une subordination naturelle en reconnaissant que le caractère occasionnel prêté à la subordination est en fait permanent, et de même il est possible de passer d’une subordination naturelle à une subordination essentielle en reconnaissant que le caractère non nécessaire prêté à la subordination est en fait nécessaire. Mais cela signifie en réalité que le sujet s’est trompé, la pro-gression est une propro-gression de l’erreur vers la vérité, et rien n’empêche que le mouvement soit inversé. Il est tout à fait possible qu’un caractère pris pour

nécessaire s’avère être non nécessaire et qu’un caractère pris pour permanent s’avère être occasionnel. Il ne s’agit donc pas d’une réelle progression mais plutôt d’une correction.

Il reste maintenant à comprendre comment Crusius passe des modalités de la subordination des concepts aux modalités des propositions. Pour répondre à cette question il faudra donner une première détermination des modalités des propositions. Mais avant cela il faut préciser ce que Crusius entend par proposition. Il donne sa définition à l’ouverture du quatrième chapitre, celui dévolu à cette notion de proposition, au § 217 :

Une proposition est cette opération de l’entendement où l’on porte l’attention sur la relation d’au moins deux concepts, et où l’on vise précisément cette relation § 107. Cette attention fonctionne de la ma-nière suivante : on devient conscient de la relation des idées au moyen de la capacité de notre volonté d’agir contre l’entendement et de dres-ser l’activité de celui-ci, on obtient en soi, pour un certain temps et de manière vive, l’idée perçue pour la penser plus distinctement, ou sinon pour l’appliquer à une certaine intention40. [Crusius 1965, p. 406-7]

Selon cette définition, Crusius pensait clairement la proposition comme un jugement : la proposition est une opération, une activité de l’entende-ment. Ici, la définition de la proposition intègre des éléments qui relèvent de la psychologie. Il y est en effet question de l’attention que l’on donne à la relation entre les concepts et pas simplement de la relation entre les concepts. L’homme forme une proposition lorsqu’il prend conscience, plus ou moins vivement, de la relation entre plusieurs concepts. La proposition n’est donc ni la simple relation entre les concepts ni non plus le fait ou l’action de mettre les concepts en relation. Cette définition de la proposition est ainsi compatible avec un certain réalisme. Il est possible que les concepts soient déjà reliés les uns aux autres indépendamment de l’activité de l’entendement.

40. « Ein Satz ist diejenige Wirkung des Verstandes, da man auf das Verhältnis we-nigstens zweier Begriffe Acht hat, und eben die Vorstellung desselben zu seiner Absicht machen § 107. Mit diesem Achthaben gehet es also zu: Man wird sich des Verhältnisses der Ideen bewusst, und vermittelst der Fähigkeit, welche unser Wille hat gegen den Verstand zu wirken, und die Tätigkeit desselben abzurichten, erhält man die wahrgenommene Idee des Verhältnisses in sich eine Zeit lang lebhaft, um sie noch deutlicher zu denken, oder sie sonst zu einer gewissen Absicht anzuwenden. »

Cette définition va d’ailleurs plutôt dans ce sens, la volonté ayant le rôle de corriger, de « dresser », l’entendement afin qu’il pense plus distinctement la relation des concepts qu’il reçoit. L’entendement est donc dans une certaine mesure actif : c’est lui qui forme les propositions dans lesquelles l’homme pense la relation des concepts. Mais il est également passif dans la mesure où il reçoit, de manière plus ou moins vive, les idées. En s’appuyant sur cette définition de la proposition, il est donc possible d’avancer que ce que Crusius appelle des modalités des propositions sont bien des modalités des jugements et qu’une proposition, ou un jugement, est la conscience de la relation entre des concepts.

Le § 228 qui introduit les modalités des propositions s’ouvre en indiquant que la modalité est une question relative à la copule. Il s’agit du troisième point relatif à la copule, le premier étant la question de la qualité traitée au § 225 et le second étant la question des propositions infinies traitée au § 226. Ce troisième point est celui « des degrés d’attention dans lesquels la relation des concepts est affirmée ou niée41. » [Crusius 1965, p. 429-30] Les modalités des propositions sont donc bien présentées à travers la relation, donc la subordi-nation, des concepts. Cette relation étant affirmée par la copule, il est logique que les modalités relatives à cette relation soient également relative à la co-pule. Les modalités ici présentées par Crusius sont celles de la proposition dans la mesure où ce sont « des degrés de l’attention ». En effet, la proposi-tion est la conscience de, ou l’attenproposi-tion à, la relaproposi-tion entre des concepts, et la modalité des propositions est ainsi le degré de cette conscience ou de cette attention. Tout comme dans la définition des modalités de la subordination des concepts, le rapport de gradation se retrouve entre les modalités de la proposition. Cependant, il ne va pas de soi que ce soit la même gradation qui se retrouve d’une part appliquée à la subordination des concepts et d’autre part à la proposition. En effet, la gradation de la subordination des concepts est de l’ordre de la force de la connexion logique alors que la gradation re-lative à la proposition est plutôt de l’ordre de la force assertorique. Il s’agit

41. « Nun ist noch der dritte Hauptpunkt in Ansehung der Copulae zu erwägen übrig, da man nämlich auf den Grad Achtung giebet, in welchem ein gewisses Verhältnis des Begriffe bejahet oder verneinet wird. »

de la force avec laquelle est affirmée ou niée la relation entre les concepts. Cependant, cette gradation de la force assertorique ou modalité des propo-sitions est calquée sur celle de la subordination des concepts. L’enjeu qui se dégage ici est celui de la correction de la pensée : il faut affirmer comme essentielle une relation qui est essentielle, comme naturelle une relation qui est naturelle et comme contingente une relation qui n’est que contingente. Cependant, cela signifie que des degrés de l’attention sont discontinus, ce qui semble contre-intuitif.

En conclusion, les modalités des propositions sont les degrés de l’affirma-tion ou de la négal’affirma-tion de la relal’affirma-tion entre les concepts qui est pensée dans la proposition. Leur structure est donc calquée sur celle des modalités de la subordination des concepts tout en laissant la possibilité d’un décalage, une proposition pouvant affirmer une mauvaise modalité. Les modalités sont donc des déterminations de la prédication elle-même.

Cependant, Crusius propose au paragraphe précédent une considération relevant de la modalité de dicto. Au § 227, Crusius définit ce qu’il appelle la possibilité logique. Ce paragraphe porte sur la certitude ou le caractère dubi-tatif de l’affirmation et de la négation. Crusius remarque dans ce paragraphe que la négation et l’affirmation peuvent se faire soit de manière certaine soit de manière dubitative. Dans la mesure où il commence par la négation avant d’appliquer la distinction à l’affirmation, le cas de la négation est davantage développé. La négation dubitative, ou imparfaite, correspond au cas où la né-gation entre deux idées se fait « parce que nous ne voyons aucune raison de leur liaison42. » [Crusius 1965, p. 427] La négation certaine, ou parfaite, cor-respond quant à elle au cas où cette négation entre deux idées se fait « parce que nous pensons voir une raison par laquelle nous connaissons qu’elles ne sont pas subordonnées43. » [Crusius 1965, p. 427] La distinction entre l’affir-mation certaine et l’affirl’affir-mation dubitative se fait alors de la même manière, c’est-à-dire selon un critère de certitude. L’enjeu de cette distinction est une différence de comportement dans la suite de l’argumentation : celui qui nie

42. « weil wir keinen Grund ihrer Verbindung einsehen »

43. « weil wir einen Grund einzusehen vermeinen, daraus wir erkennen, daß sie nicht subordiniert sind »

ou affirme de manière seulement dubitative ne se comporte pas de la même manière que celui qui nie ou affirme de manière certaine :

Cette distinction est utile parce que la proposition parfaitement né-gative doit être expressément prouvée, alors que pour la proposition imparfaitement négative on demande une simple preuve et on réfute la preuve donnée44. [Crusius 1965, p. 428]

Sans cette distinction, il serait impossible de distinguer les deux com-portements, ou plus exactement, il serait plus difficile de déterminer les cas où il faut adopter tel ou tel comportement. Crusius fait donc le lien entre deux attitudes propositionnelles (« je sais que » et « je crois que ») et deux attitudes à adopter relativement à l’argumentation et la preuve de la propo-sition. Lorsque l’on adopte l’attitude propositionnelle de la certitude, on doit donner explicitement la preuve de la proposition, c’est-à-dire que l’on doit donner une preuve directe de la proposition. Alors que lorsque l’on adopte l’attitude propositionnelle dubitative, on se contente de réclamer la preuve et de réfuter la preuve du contraire. Il faut souligner que la réfutation de la preuve du contraire n’est pas encore une preuve indirecte : cette réfutation ne prouve pas encore que la proposition contraire est fausse, seulement que la preuve de la proposition contraire n’est pas valide. C’est pourquoi on en reste à une affirmation dubitative, cela ne permet pas d’avancer qu’aucune preuve valide ne pourrait être trouvée.

C’est ensuite relativement à l’affirmation dubitative que Crusius fait émer-ger l’idée de possibilité logique. Ce que l’on affirme de manière seulement dubitative est une possibilité logique. La possibilité logique est donc pensée relativement à une attitude propositionnelle, celle de l’affirmation dubita-tive. Elle porte alors sur l’intégralité de la proposition et pas seulement sur le rapport du sujet au prédicat, c’est donc une modalité de dicto.

44. « Diese Unterscheidung ist deswegen nützlich, weil die vollkommen verneinenden Sät-ze ausdrücklich bewiesen werden müssen, dahingegen bei den unvollkommen verneinenden man nur Beweis verlanget, und den angegebenen Beweis entkräftet. »