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La croyance morale dans la Critique de la raison pratique

Les modalités de l’assentiment

3.4 La classification des modalités de l’assenti- l’assenti-ment

3.4.2 La croyance morale dans la Critique de la raison pratique

Au sein de la seconde Critique, Kant revient sur la question de la croyance morale de la raison dans la « Dialectique de la raison pure dans la détermi-nation du concept du Souverain Bien », notamment au niveau de la huitième section [CRPr , v, 142–146]. La loi morale détermine la volonté de l’agent mo-ral. Cette détermination est formelle dans la mesure où elle concerne d’abord la manière dont la volonté est déterminée. Une action est morale dans la mesure où la volonté qui la gouverne est déterminée non pas seulement en accord avec la loi morale, mais plus fondamentalement par la loi morale elle-même. Cependant, cela ne signifie pas que la volonté morale n’a qu’une forme et n’a pas d’objet. Cela signifie simplement que ce n’est pas l’objet, en tant qu’il est moralement bon ou moralement mauvais, qui détermine la loi mo-rale, mais le contraire. Ainsi, la détermination formelle de la volonté par la loi morale implique le caractère moralement bon ou moralement mauvais des objets possibles de volonté.

Dans la « Dialectique » de la Critique de la raison pure, Kant pose la question de la possibilité du Souverain Bien. Le Souverain Bien est ce que la raison pure dans son usage pratique détermine la volonté à poursuivre, autrement dit, il est « l’objet entier d’une raison pratique pure ». [CRPr , v, 196] Une volonté entièrement déterminée par la loi morale poursuit, et plus précisément doit poursuivre le Souverain Bien. En ce sens, la poursuite du Souverain Bien est un commandement de la raison pure dans son usage pratique, c’est-à-dire un commandement de la loi morale. D’où l’enjeu de la question à laquelle Kant veut répondre dans la « Dialectique » de la se-conde critique, à savoir celle de la possibilité du Souverain Bien. En effet, en tant qu’il est l’objet de la volonté déterminée par la loi morale, le Souverain Bien doit être possible, sans quoi la loi morale donnerait un commandement impossible à réaliser et elle ne serait alors qu’une fiction vide. Kant signale clairement cet enjeu de la question :

pratiques, il faut que la loi morale qui commande de promouvoir celui-ci soit, elle aussi, fantastique, et qu’elle vise des fins imaginaires vides, partant, qu’elle soit fausse en soi114. [CRPr , v, 114]

Kant détermine le Souverain Bien comme l’unité synthétique du bonheur et de la vertu, unité dans laquelle la vertu joue le premier rôle. Nous pouvons résumer son argumentation de la manière suivante. Cette unité n’est pas analytique dans la mesure où cela signifierait une identité entre la vertu et le bonheur, ce qui n’est pas le cas selon la conception kantienne de la morale. Elle est donc synthétique. Dans la mesure où le Souverain Bien est « un bien pratique » [CRPr , v, 204], l’unité synthétique est pensée comme connexion causale. La possibilité que ce soit la poursuite du bonheur qui provoque la vertu est écartée puisque cela conduirait à l’hétéronomie de l’usage pratique de la raison. La seconde possibilité, celle selon laquelle ce serait la poursuite de la vertu qui conduit au bonheur est d’abord écartée du fait que la simple détermination morale de la volonté ne saurait avoir un effet réel sur le monde physique. Ce dernier n’est gouverné que par les lois de la nature.

C’est là qu’intervient la croyance morale de la raison. L’unité synthétique du bonheur et de la vertu dans la première configuration, c’est-à-dire selon la configuration qui suggère que ce soit la poursuite du bonheur qui rende vertueux, est absolument impossible dans la mesure où cela contredit la loi morale en tant qu’elle est donnée par la raison. Par contre, l’unité synthétique du bonheur et de la vertu dans la seconde configuration, c’est-à-dire dans la configuration selon laquelle c’est la poursuite de la vertu qui rend heureux n’est pas absolument impossible. Elle est simplement impossible conformé-ment aux lois de la nature. Evidemconformé-ment, rien n’interdit qu’une personne poursuivant la vertu soit également heureuse. Cependant, il est impossible de concevoir une unité synthétique nécessaire selon la causalité de la nature. Les lois de la nature ne permettent pas d’expliquer qu’une personne soit heu-reuse parce qu’elle poursuit la vertu. Le travail de la « Dialectique » de la seconde critique est alors de changer de perspective afin de sauver la

possibi-114. « Ist also das höchste Gut nach praktischen Regeln unmöglich, so muß auch das moralische Gesetz, welches gebietet dasselbe zu befördern, phantastsch und auf leere ein-gebildete Zwecke gestellt, mithin an sich falsch sein. »

lité du Souverain Bien. En utilisant la distinction entre les phénomènes et les noumènes, Kant soutient que l’unité synthétique entre la vertu et le bonheur est possible :

Or, puisque je suis non seulement autorisé à penser mon existence aussi comme noumène dans un monde de l’entendement, mais que je possède même, avec la loi morale, un fondement de la détermination purement intellectuelle de ma causalité (dans la monde sensible), il n’est donc pas impossible que la moralité de la résolution ait, en tant qu’elle est cause, un rapport sinon immédiat, du moins médiat (par l’intermédiare d’un Auteur intelligent de la nature) et, à vrai dire, nécessaire, avec le bonheur en tant qu’effet dans le monde sensible, cette liaison, dans une nature qui est simplement objet des sens, ne pouvant suffire à constituer le souverain Bien115. [CRPr , v, 114-115]

Ainsi, l’Idée de Dieu vient assurer la possibilité du souverain Bien. En prenant la perspective du monde intelligible, et non plus seulement la pers-pective du monde sensible régi par les lois de la nature, Dieu assure la justice distributive en proportionnant le bonheur à la dignité au bonheur, c’est-à-dire à la vertu. De la même manière, l’immortalité de l’âme est une condition nécessaire de la possibilité du souverain Bien. La poursuite de la vertu étant une tâche infinie, il faut postuler l’immortalité de l’âme afin de rendre pos-sible « un progrès allant à l’infini vers cette conformité complète » [CRPr , v, 122] à la loi morale qu’est la sainteté exigée par la raison pratique.

Ces deux postulats, celui de l’existence de Dieu et celui de l’immortalité de l’âme, nécessaires pour l’usage pratique de la raison, se font sous la modalité de la croyance. Dans la seconde critique, Kant présente la modalité de la croyance dans la huitième et avant dernière section de la « Dialectique ». Il procède en faisant la distinction entre un besoin de la raison pure dans son

115. « Da ich aber nicht allein befugt bin, mein Dasein auch als Noumenon in einer Ver-standeswelt zu denken, sondern sogar am moralischen Gesetze einen rein intellectuellen Bestimmungsgründe meiner Kausalität (in der Sinnenwelt) habe, so ist es nicht unmöglich, das die Sittlichkeit der Gesinnung einen, wo nicht unmittelbaren, doch mittelbaren (ver-mittelst eines intelligibelen Urhebers der Natur) und zwar notwendigen Zusammenhang als Ursache mit der Glückseligkeit als Wirkung in der Sinnenwelt habe, welche Verbindung in einer Natur, die bloß Objekt der Sinne ist, niemals anders als zufällig stattfinden und zum höchsten Gut nicht zulangen kann. »

usage spéculatif et un besoin de la raison pure dans son usage pratique116. Il note que le besoin de la raison pure dans son usage spéculatif ne conduit qu’à des hypothèses, alors que le besoin de la raison pure dans son usage pratique aboutit à des postulats. L’idée est celle selon laquelle dans l’usage spéculatif, l’agent rationnel a besoin de faire l’hypothèse de ce qui explique ce qui est observé. Ainsi, voyant « de l’ordre et de la finalité dans la nature » [CRPr , v, 256], l’agent rationnel n’a pas d’autre choix, s’il veut expliquer la présence de l’ordre et de la finalité dans la nature, que de supposer l’existence d’un auteur intelligent du monde. Cependant, cette supposition n’est que « l’opinion la plus raisonnable » [CRPr , v, 256]. Ainsi, en s’appuyant sur une distinction présente dans l’opuscule de 1786, c’est-à-dire une distinction qu’il a élaborée au moins avant la seconde édition de la Critique de la raison pure, Kant situe ce qu’il concevait, dans le cadre de la première critique, comme relevant de la croyance doctrinale du côté de l’opinion. Autrement dit, l’hypothèse théorique d’un auteur intelligent du monde est de l’ordre de la croyance doctrinale dans la première critique et de l’ordre de l’opinion dans la seconde.

De son côté, le besoin de la raison dans son usage pratique donne lieu à une croyance de la raison. Le besoin n’est en effet plus dépendant d’une activité arbitraire, c’est-à-dire dépendant de la volonté de l’agent, mais d’un commandement. La loi morale nous commande de poursuivre la réalisation du souverain Bien, qui, par conséquent, doit être possible. La croyance morale, contrairement à l’hypothèse théorique d’un auteur intelligent du monde, n’est pas relative à un besoin théorique de la raison mais à un commandement pratique de celle-ci. Dans la mesure où il s’agit d’un commandement moral, l’agent n’a pas vraiment le choix. Cependant, Kant insiste sur le fait que la croyance elle-même n’est pas un commandement, elle est la conséquence d’un commandement : « une croyance qui est commandée est une chose absurde » [CRPr , v, 144]. Pour autant, le lien de cette croyance au commandement de la loi morale en fait une modalité de l’assentiment tout à fait particulière

116. En réalité, il reprend cette distinction de son opuscule sur l’orientation [Orientation]. Nous étudierons plus en détail ce que Kant dit de la croyance dans cet opuscule dans le chapitre suivant dans la mesure où il y met en avant le rôle d’orientation que joue la croyance morale (cf. p. 214 ss.)

qui n’a rien à envier, en terme de solidité de l’assentiment et de confiance de l’agent, à la modalité de l’usage théorique qu’est le savoir.

C’est donc là un besoin dans une intention absolument nécessaire, et qui justifie qu’on le suppose, non seulement comme hypothèse permise, mais comme postulat dans une intention pratique ; et, si l’on accorde que la loi morale pure oblige inflexiblement tout un chacun comme commandement (non comme règle de prudence), l’homme intègre peut bien dire : je veux qu’il y ait un Dieu, que mon existence dans ce monde soit encore, en dehors de la connexion naturelle, une existence dans un monde pur de l’entendement, enfin que ma durée aussi soit sans fin, j’y tiens fermement et je ne me laisse pas enlever cette croyance ; car c’est la seule chose en laquelle mon intérêt, parce qu’il ne m’est en rien permis de le modérer, détermine inévitablement mon jugement, sans avoir cure des arguties, quelle que soit ma faiblesse à être en mesure de leur répliquer ou à leur opposer de plus vraisemblables117. [CRPr , v, 143]

Dans ce passage, Kant insiste sur le fait que la croyance morale de la raison est liée à un besoin inconditionnel, un besoin qui ne dépend pas de l’activité particulière de l’agent rationnel. Cela signifie que, à la différence du besoin théorique, le besoin pratique concerne tous les agents rationnels. Tous les êtres rationnels doivent obéir au commandement moral de la raison. Évi-demment, tous les êtres rationnels n’ont pas un comportement moral. Mais la raison leur commande à tous sans exception. Ainsi, la croyance qui découle de ce commandement, bien que n’ayant pas une validité objective théorique, possède une validité au moins aussi solide. C’est ainsi que Kant souligne la manière dont l’homme intègre tient fermement, pour ainsi dire s’accroche à sa croyance. Il faut cependant bien comprendre qu’il est tout à fait légitime

117. « Also ist dieses ein Bedürfnis in schlechterdings notwendiger Absicht und rechtfertigt seine Voraussetzung nicht bloß als erlaubte Hypothese, sondern als Postulat in praktischer Absicht; und zugestanden, daß das reine moralische Gesetz jedermann als Gebot (nicht als Klugheitsregel) unnachlasslich verbinde, darf der Rechtschaffene wohl sagen: ich will, daß ein Gott, daß mein Dasein in dieser Welt auch außer der Naturverknüpfung noch ein Dasein in einer reinen Verstandeswelt, endlich auch daß meine Dauer endlos sei, ich beharre darauf und lasse mir diesen Glauben nicht nehmen; denn dieses ist das einzige, wo mein Interesse, weil ich von demselben nichts nachlassen darf, mein Urteil unvermeidlich bestimmt, ohne auf Vernünfteleien zu achten, so wenig ich auch darauf zu antworten oder ihnen scheinbarere entgegen zu stellen im Stande sein möchte. »

de faire de la sorte. Il y a d’un côté des postulats pratiques qui permettent de penser comme possible l’objet que la loi morale commande de poursuivre, et de l’autre côté des « arguties. ». Ce qu’il faut garder à l’esprit est le résultat de la « Dialectique de la raison pure » de la première critique. Les thèses de la métaphysique spéciale concernant l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, mais aussi la liberté, sont d’un point de vue théorique de simples juge-ments problématiques. En cela, ce sont des « hypothèse[s] permise[s] ». Ainsi, l’homme intègre est tout à fait légitimé à conserver sa croyance sans avoir à répondre d’un point de vue théorique, du moins par des arguments positifs en faveur du contenu de sa croyance, à ceux qui nient ce même contenu118. Ce dernier point s’appuie sur l’idée du primat de l’usage pratique de la raison sur son usage théorique. Dans la mesure où il n’y a pas de contradiction entre l’intérêt de l’usage théorique et celui de l’usage pratique de la raison, l’intérêt de l’usage pratique est légitime à être plus fondamental que celui de l’intérêt théorique parce que l’idée même d’intérêt est une idée pratique.

Plus préoccupant est cependant la mention par Kant d’un lien entre la volonté et la croyance de l’homme intègre. Cela semble aller dans le sens d’un caractère volontaire de la modalité de la croyance. De fait, Andrew Chignell [Chignell 2007b, p. 64] s’appuie sur la seconde critique pour soutenir que la croyance est un assentiment volontaire. Il s’appuie plus particulièrement sur le passage suivant :

Cette croyance n’est donc pas commandée, mais, en tant que détermi-nation de notre jugement à admettre cette existence et, en outre, à la poser au fondement de l’usage de la raison – détermination volontaire, favorable à l’intention morale (commandée) et s’accordant, de surcroît, avec le besoin théorique de la raison –, c’est de la résolution morale qu’elle a surgi d’elle-même ; elle peut donc assez souvent, même parfois chez ceux qui sont bien résolus, devenir chancelante, mais elle ne peut

118. Nous reviendrons plus précisément sur ce que Kant dit de la pratique de l’argumen-tation concernant les thèses de la métaphysique spéciale dans le cinquième chapitre, à la section 5.2.2 p. 299 et suivantes. L’idée est principalement que l’agent rationnel doit s’as-surer que les arguments en face ne soient pas décisifs, mais il n’a pas besoin de répondre par des arguments positifs, notamment parce qu’il ne le peut pas du fait du caractère indécidable, d’un point de vue théorique, de ces questions.

jamais tomber dans l’incroyance119. [CRPr , v, 146]

Kant dit bien dans ce passage que la croyance est une détermination vo-lontaire du jugement. Cela signifie que la croyance, en plus d’être la seule modalité de l’assentiment qui se fonde sur une suffisance pratique des raisons de l’assentiment, est une modalité particulière dans la mesure où, contraire-ment à l’opinion et le savoir, elle semble être volontaire. Cela dit, son caractère volontaire n’est pas non plus évident et il faut le spécifier. Kant dit en effet dans ce même passage que la croyance « a surgi d’elle-même » à partir du moment où la résolution morale est présente et que l’homme moral ne peut pas ne pas croire, il « ne peut jamais tomber dans l’incroyance ». En quel sens peut-on encore dire que la croyance morale est volontaire si l’on ne peut pas ne pas croire ? En revanche, la relation à la volonté est plus forte qu’en ce qui concerne l’opinion et le savoir dans la mesure où ma croyance est liée à la résolution morale, c’est-à-dire à une détermination de la volonté. Ainsi, à partir du moment où la volonté de l’agent est déterminée moralement, cet agent donne son assentiment, ou doit logiquement (et non moralement) don-ner son assentiment sous la modalité de la croyance à l’existence de Dieu et à l’immortalité de l’âme. La détermination morale de la volonté, c’est-à-dire un événement volontaire dans la vie de l’agent, détermine, pour ainsi dire par effet de ricochet, la croyance. La détermination de la croyance n’est donc pas immédiatement volontaire. Par contraste, dans une situation purement épistémique, l’agent peut bien déterminer sa volonté à rechercher des élé-ments de preuves concernant un certain objet. La direction de la recherche est volontaire. Mais cela ne détermine encore en rien ce à quoi il va ou de-vra donner son assentiment. Cette détermination de l’assentiment dans des situations purement épistémiques relève entièrement des raisons que l’agent a à sa disposition et à son esprit. Il peut faire le choix de les chercher ou de ne pas les chercher. Mais cela ne détermine pas encore l’assentiment.

119. « Dieser ist also nicht geboten, sondern als freiwillige, zur moralischen (gebotenen) Absicht zuträgliche, überdem noch mit dem theoretischen Bedürfnisse der Vernunft ein-stimmige Bestimmung unseres Urteils, jene Existenz anzunehmen und dem Vernunftge-brauch ferner zum Grunde zu legen, selbst aus der moralischen Gesinnung entsprungen; kann also öfters selbst bei Wohlgesinnten bisweilen in Schwanken, niemals aber in Unglau-ben geraten. »