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Que la conception kantienne de la modalité du ju- ju-gement met en jeu la conception transcendantale

Les modalités du jugement

2.4 Construction des modalités épistémiques chez Kant

2.4.2 Que la conception kantienne de la modalité du ju- ju-gement met en jeu la conception transcendantale

de la copule

Maintenant que les deux conceptions kantiennes de la copule ont été dé-taillées, il faut déterminer à quelle conception Kant fait référence dans sa détermination de la modalité du jugement comme ne concernant que « la valeur de la copule ». [CRP , A 74/B 100] L’interprétation des modalités du jugement qui va suivre se fonde sur l’idée que Kant fait référence à la conception transcendantale de la copule dans ce passage. Cependant, il faut souligner que le fait que Kant fasse référence à cette conception de la copule dans la détermination de la modalité du jugement ne va pas de soi. Il y a deux arguments qui vont contre cette idée de la détermination de la modalité du jugement relativement à la conception transcendantale de la copule.

Le premier argument est celui selon lequel la définition du jugement qui précède immédiatement la table des formes du jugement, et relativement à laquelle il semble que cette table soit construite, appelle plutôt la définition formelle de la copule68. Cet argument est donc en faveur de l’idée selon laquelle ce serait la conception formelle de la copule qui interviendrait dans la détermination de la modalité du jugement. Une première définition du jugement est donnée dans le cours de la Critique de la raison pure. Cette

68. Il a été montré p. 121 que la conception formelle de la copule se rattache plutôt à la définition du jugement que l’on trouve aux p. A 68/B 93-A 69/B 94 de la Critique de la raison pure.

première définition appelle la conception transcendantale de la copule. Puis il est fait référence à la copule, sans autres précisions, dans la détermination de la modalité du jugement. Il semble tout à fait naturel de considérer que la référence soit faite à la conception de la copule qu’appelle la définition du jugement qui précède. Cependant, le caractère indirect de cet argument, c’est-à-dire la passage par la définition du jugement, et le fait même que la définition du jugement en question ne fait pas explicitement mention de la notion de copule, rend cet argument relativement faible et non suffisant à lui seul pour décider que la détermination de la modalité du jugement fait référence à la conception formelle de la copule. D’autre part, il faut souligner que les deux définitions du jugement, celle que l’on trouve avant la table des jugements et celle que l’on trouve dans le paragraphe 19 de la « Déduction transcendantale » ne sont pas opposées l’une à l’autre. Il n’y a donc pas de contradiction à ce que la première définition du jugement soit suffisante pour l’exposition de la table des formes du jugement mais que l’explication plus détaillée du quatrième titre de cette table fasse appelle à une autre définition du jugement.

La second argument est celui selon lequel la conception transcendantale de la copule n’apparaît que dans la seconde édition de la Critique de la raison pure, alors que la détermination de la modalité du jugement et sa mention de la notion de copule sont présentes dès la première édition. Il s’agit donc là d’un argument historique et qui semble un peu plus fort que le précédent. Soutenir que la détermination de la modalité du jugement se fait relative-ment à la conception transcendantale de la copule consisterait alors à faire intervenir des propos propres à la seconde édition dans l’explication d’un passage de la première édition. Cependant, là encore, l’argument n’est pas non plus complètement convaincant. En effet, ce n’est pas parce que Kant ne thématise pas à proprement parler la conception transcendantale de la copule dès la première édition de la Critique de la raison pure que les éléments de cette conception auxquels fait appel la détermination de la modalité du juge-ment ne sont pas déjà présents dans sa philosophie. En outre, la conception transcendantale de la copule est une précision, sous l’aspect de la relation du jugement à l’agent épistémique, de la conception formelle et Kant fait cette

précision dans la seconde édition de la « Déduction transcendantale » parce que, dit-il, il n’a « jamais pu être satisfait par la définition que les logiciens donnent d’un jugement en général » [CRP , B 140]. Si la conception transcen-dantale de la copule n’est exposée que dans la seconde édition de la Critique de la raison pure, ce n’est donc sans doute pas parce qu’elle est nouvelle, mais parce que jusque là, l’argumentation ne la nécessitait pas.

Ces deux arguments contre l’idée de l’intervention de la conception trans-cendantale de la copule dans la détermination de la modalité du jugement ne sont donc pas concluants et nous semblent relativement faibles. Nous avons en réponse, à l’inverse, deux arguments en faveur de cette intervention qui, même s’ils ne sont pas non plus absolument concluants, semblent cependant plus forts.

Le premier argument est tout simplement que les quatre remarques qui suivent la table des formes du jugement constituent une pièce de logique transcendantale et qu’elles impliquent à ce titre au moins la possibilité d’une référence à la conception transcendantale du jugement et de la copule qui va avec. En dehors même du simple fait que cette table et les remarques qui la suivent et l’expliquent se situent dans la partie de la Critique de la rai-son pure appelée « Logique transcendantale » le point de vue transcendantal est précisément ce qui explique les différences entre la table des formes du jugement et « la technique habituelle des logiciens » [CRP , A 70/B 96]. Au moins en ce qui concerne la quantité et la qualité, le point de vue transcen-dantal est ce qui explique que chacun de ces titres comprend trois moments alors qu’ils n’en contiennent que deux dans la logique traditionnelle. En ce qui concerne la quantité, la logique traditionnelle traite le jugement singulier de la même manière que le jugement universel. En effet, d’un point de vue extensionnel, les jugements « tous les hommes sont mortels » et « Socrate est mortel », attribuent le concept qui sert de prédicat logique (dans les deux cas la mortalité) à la totalité de l’extension du concept qui sert de sujet logique (toute l’humanité dans le premier jugement et tout Socrate dans le second jugement). Par contre, si les jugements sont considérés « non pas simplement d’après [leur] validité interne, mais aussi en tant que connaissance[s] en gé-néral » [CRP , A 71/B 96], c’est-à-dire d’un point de vue transcendantal, les

jugements singuliers et les jugements universels doivent être distingués. De la même manière, la logique simplement formelle ne distingue pas entre les jugements infinis et les jugements affirmatifs alors que la logique transcen-dantale fait cette distinction entre les jugements qui affirment un prédicat par rapport à un sujet et les jugements qui affirment la négation du prédicat (ou un prédicat négatif comme « non-mortel ») par rapport à un sujet. Ainsi, même s’il ne semble pas vraiment y avoir de différence entre ce qui est dit des formes de la relation et leur conception traditionnelle, il n’y a pas de raison pour que la quantité et la qualité soient expliquées du point de vue transcendantal et la modalité du point de vue simplement formel.

Le second argument est celui selon lequel la conception transcendantale de la copule permet de mieux expliquer pourquoi la modalité du jugement ne « contribue en rien au contenu du jugement » [CRP , A 74/B 100]. Cet argument va gagner en force avec l’exposé du détail des définitions des trois modalités du jugement qui découlent de l’adoption de la conception trans-cendantale de la copule dans la détermination de la modalité du jugement. Mais pour lors, il est possible de souligner que la conception formelle de la copule est liée aux trois formes du jugement selon la relation. En ce sens, cet aspect de la copule, bien que formel, est en lien avec le contenu du jugement. En réalité, la copule dans son aspect simplement formel décrit la forme du contenu du jugement, c’est-à-dire la forme du contenu propositionnel du ju-gement. De son côté, la conception transcendantale de la copule est liée à l’acte de juger. Elle ne concerne donc pas le contenu du jugement.

Même si ces deux arguments ne sont pas complètement concluants, ils sont suffisamment forts pour rendre légitime l’exposé de ce que seraient les trois modalités du jugement qui découlent de cette conception transcendantale de la copule. Dans la mesure où la modalité du jugement est définie comme une attitude de l’agent épistémique et que la conception transcendantale de la copule implique la manière dont est justifié le contenu du jugement, il semble, au moins à première vue, légitime de vouloir appliquer les modalités à la justification du contenu du jugement. Ainsi, la modalité du jugement serait la modalité de l’objectivité de la justification du jugement. La modalité d’un jugement concernerait la valeur que l’agent épistémique donne à sa

justification du contenu propositionnel de son jugement et les trois modalités du jugement seraient définies comme suit :

— Un jugement problématique serait un jugement dont la justification, la manière dont il est justifié par l’agent épistémique, est vue comme possiblement objective ;

— un jugement assertorique serait un jugement dont la justification, la manière dont il est justifié par l’agent épistémique, est vue comme réellement objective ;

— un jugement apodictique serait un jugement dont la justification, la manière dont il est justifié par l’agent épistémique, est vue comme nécessairement objective.

Bien que relativement tentante en elles-mêmes et relativement à la possi-bilité de les faire intervenir dans une méthode de construction de la connais-sance, ces définitions posent un grave problème par rapport à la modalité du jugement. En effet, elles impliquent que la modalité d’un jugement soit en réalité un jugement de second ordre, un jugement dont l’objet est la justi-fication que propose l’agent épistémique pour un autre jugement. Or, selon Kant, les jugements ont nécessairement une modalité. Ainsi, d’après ces dé-finitions, il serait impossible de juger sans en plus porter un jugement sur la justification qui est proposée pour le premier jugement. En dehors du fait que cela semble être plutôt improbable (nous pouvons manifestement juger sans pour autant porter un autre jugement sur la justification du premier), cette interprétation conduirait à une régression à l’infini. En effet, le jugement sur la justification du premier jugement est également un jugement et a donc également une modalité. Le second jugement en appelle donc un troisième sur sa propre justification, et ainsi de suite.

Pour éviter ce problème, il est important de garder à l’esprit que la moda-lité du jugement est une attitude envers l’affirmation ou la négation de l’en-semble du contenu propositionnel. Les modalités du jugement ne sont pas, à proprement parler, des attitudes envers la seule justification du contenu pro-positionnel sur laquelle l’affirmation ou la négation se fonde. Pour autant, l’adoption de la conception transcendantale de la copule invite à considé-rer que la modalité d’un jugement, si elle n’est pas une attitude envers la

valeur de la justification du contenu propositionnel, n’en est pas moins dé-terminée par cette valeur. La modalité d’un jugement est alors l’attitude de l’agent épistémique, ou l’attitude que doit avoir l’agent épistémique, envers l’affirmation ou la négation du contenu propositionnel du jugement et cette attitude est déterminée par la justification que propose l’agent épistémique en question. Cette configuration permet donc d’éviter à la fois le problème de régression à l’infini lié à la configuration précédente et l’idée que les modalités du jugement soient de l’ordre du psychologisme. La modalité du jugement est bien une attitude propositionnelle, mais non psychologique. La modalité d’un jugement est l’attitude propositionnelle que doit adopter l’agent épisté-mique au regard de la justification qu’il a à proposer pour le contenu de son jugement. C’est ce caractère normatif qui fait que la modalité du jugement n’est pas du côté du psychologisme.

Dans cette perspective, un jugement problématique est un jugement dont la justification, la manière dont l’agent épistémique justifie, dans son juge-ment, le contenu propositionnel n’est pas suffisante pour déterminer la va-leur de vérité de ce contenu propositionnel. La manière dont les éléments du contenu propositionnel sont rassemblés n’est pas objective et par conséquent, l’affirmation et la négation restent libres :

La proposition problématique est donc celle qui exprime une simple possibilité logique (qui n’est pas objective), c’est-à-dire un libre choix d’accorder une valeur à une telle proposition, une acceptation simple-ment arbitraire de celle-ci dans l’entendesimple-ment69. [CRP , A 75/B 101]

De fait, un des buts, si ce n’est le but principal de la « Dialectique trans-cendantale » est de montrer que l’argumentation en faveur des différentes thèses possibles dans le domaine de la métaphysique spéciale n’est pas conclu-sive. Autrement dit, il s’agit de montrer que la justification de ces différents jugements ne permet pas de déterminer la valeur de vérité de ces thèses. Ainsi, du point de vue théorique, les thèses de la métaphysique spéciale ne peuvent être l’objet que de jugements problématiques.

69. « Der problematische Satz ist also derjenige, der nur logische Möglichkeit (die nicht objektiv ist) ausdrückt, d.i. eine freie Wahl einen solchen Satz gelten zu lassen, eine bloß willkürliche Aufnehmung desselben in den Verstand. »

Si la définition du jugement problématique ne semble pas poser plus de problèmes, il en va autrement pour ce qui est de la définition du jugement assertorique et de sa distinction d’avec le jugement apodictique. En effet, il semble, au moins à première vue, qu’il n’y a que deux types de justification au sens large : les bonnes justifications, celles qui assurent l’objectivité du juge-ment, et les mauvaises justifications, celles qui n’assurent pas l’objectivité du jugement et qui déterminent par conséquent des jugements problématiques. Ainsi, dans la mesure où il y a bien trois modalités du jugement et que les mauvaises justifications ne peuvent déterminer que des jugements probléma-tiques, il doit y avoir deux types de bonnes justifications : une qui détermine des jugements assertoriques et une autre qui détermine des jugements apo-dictiques.

Kant formule la distinction entre les jugements assertoriques et les juge-ments apodictiques de la manière suivante :

La proposition assertorique porte sur la réalité logique, autrement dit la vérité : ainsi par exemple, dans un syllogisme hypothétique l’an-técédent intervient problématiquement dans la majeure, assertorique-ment dans la mineure, et montre que la proposition est déjà liée à l’entendement en vertu de ses lois. La proposition apodictique pense la proposition assertorique comme déterminée par ces lois mêmes de l’entendement, et par conséquent comme procédant à une affirmation a priori, et elle exprime de cette façon une nécessité logique70. [CRP , A 75-75/B 101]

Dans ce passage de la fin de la remarque explicative des modalités du jugement, il apparaît assez clairement que la justification qui détermine un jugement assertorique est une justification qui procure une validité objec-tive au contenu propositionnel du jugement puisque celui-ci y est considéré comme vrai. Mais la différence avec le jugement apodictique est que la jus-tification de ce dernier est a priori, c’est-à-dire absolument indépendante de

70. « Der assertorische sagt von logischer Wirklichkeit oder Wahrheit, wie etwa in einem hypothetischen Vernunftschluß das Antecedens im Obersatze problematisch, im Untersat-ze assertorisch vorkommt, und Untersat-zeigt an, daß der Satz mit dem Verstande nach dessen Gesetzen schon verbunden sei; der apodiktische Satz denkt sich den assertorichen durch diese Gesetze des Verstandes selbst bestimmt, und daher a priori behauptend, und drückt auf solche Weise logische Notwendigkeit aus. »

l’expérience. On retrouve ainsi le lien entre le caractère a priori d’un ju-gement et sa nécessité. Un juju-gement a priori est nécessaire parce que sa justification détermine un jugement apodictique, c’est-à-dire un jugement qui voit l’affirmation ou la négation du contenu propositionnel comme néces-saire au regard de sa justification. Cela semble suggérer que la justification qui détermine un jugement assertorique n’est quant à elle pas a priori mais bien plutôt a posteriori. La modalité assertorique est donc la modalité de la connaissance empirique. Elle est « liée à l’entendement en vertu de ses lois ». Une connaissance empirique est effectivement en accord avec les lois de l’en-tendement (en réalité aucune connaissance n’est en désaccord avec les lois de l’entendement). Mais cela ne signifie pas qu’elle dérive de ces lois : il ne s’agit pas de connaissance a priori. Ainsi, la justification qui détermine ce type de jugement s’appuie évidemment sur l’entendement et ses lois, sans quoi elle ne procurerait pas d’objectivité au jugement. Mais elle ne s’appuie pas que sur cela, elle s’appuie également sur une ou des expériences. C’est par exemple le cas dans l’exemple que donne Kant dans l’introduction à la seconde édition de la Critique de la raison pure au sujet de la personne qui sait que sa mai-son, dont les fondations ont été minées, va s’effondrer71. Cette connaissance est en accord avec les lois de l’entendement, mais sa justification se fonde aussi sur d’autres connaissances qui sont empiriques. Ainsi, une justification valide qui s’appuie sur l’expérience détermine un jugement assertorique alors qu’une justification valide et a priori détermine un jugement apodictique.

Arrivé à ce point, l’intérêt et l’importance de la perspective intersubjec-tive sur la question de la validité objecintersubjec-tive du jugement qui a été exposée par Kant dans les paragraphes 18 et 19 des Prolégomènes apparaît. En effet, grâce à cette perspective, il est possible de donner des caractérisations des trois modalités du jugement homogènes (et non pas en termes de types diffé-rents de justification) et de faire ressortir la possibilité d’un lien entre cette théorie des modalités du jugement et le rôle de l’argumentation avec autrui dans la construction de la connaissance72. Les définitions des trois modalités

71. Voir [CRP , B 2]

72. La réalité de ce lien sera défendue dans le chapitre portant directement sur la question de l’argumentation.

du jugement sont alors les suivantes :

— Un jugement problématique est un jugement dont la justification peut convaincre l’agent épistémique mais n’a pas besoin de convaincre d’autres agents épistémiques ;

— un jugement assertorique est un jugement dont la justification doit convaincre tous les agents qui ont fait les expériences, ou ont les connaissances empiriques impliquées par la justification ;

— un jugement apodictique est un jugement dont la justification doit convaincre tous les agents indépendamment de la diversité des expé-riences qu’ils ont pu faire ou de la diversité de leurs connaissances empiriques.

Ainsi, sur la base de ces définitions des trois modalités du jugement, la progression du jugement à travers les modalités du jugement se laisse comprendre aisément. Kant indique en effet, à la fin de sa remarque sur les modalités du jugement, qu’il y a une progression chronologique des modalités du jugement :

Or, puisque tout ici s’incorpore graduellement à l’entendement, en sorte que l’on juge d’abord quelque chose comme problématique, qu’en-suite on l’admet aussi assertoriquement comme vrai, et qu’enfin on l’af-firme comme lié inséparablement à l’entendement, c’est-à-dire comme nécessaire et apodictique, on peut désigner ces trois fonctions de la modalité comme constituant aussi autant de moments de la pensée en