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La distinction entre les deux conceptions de la co- co-pule

Les modalités du jugement

2.4 Construction des modalités épistémiques chez Kant

2.4.1 La distinction entre les deux conceptions de la co- co-pule

Dans la logique à l’époque de Kant, la copule est un concept central de l’analyse du jugement. Traditionnellement, les manuels de logique compre-naient un chapitre sur les concepts, puis un autre sur les jugements avant d’aborder les raisonnements. Comme nous l’avons vu, c’est le cas chez Cru-sius50 ainsi que chez Lambert51. Mais c’est également le cas dans le manuel de Meier qui servait de support à Kant pour son enseignement de la logique. Dans ce manuel, Meier définit le jugement comme « une représentation d’une relation logique entre plusieurs concepts52» [Meier 2008, p. 81 § 292]. Puis il précise que « la représentation du rassemblement de plusieurs concepts est le concept de liaison (copula)53 » [Meier 2008, p. 81 § 293].

C’est également le cas dans la philosophie de Kant. Il fait en effet inter-venir la notion de copule dans sa définition du jugement au sein de ses cours de logique. Mais il fait aussi intervenir cette notion dans la définition du jugement qu’il développe dans le cadre du paragraphe 19 de la « Déduction transcendantale » au sein de la seconde édition de la Critique de la raison pure. La présentation générale et le détour par les conceptions de Crusius et de Lambert ont permis de souligner le caractère central du concept de copule dans la conception kantienne des modalités. La détermination du concept de copule et la manière dont les modalités lui sont appliquées sont au centre de la discussion au sujet des modalités du jugement.

Nous allons voir que Kant reprend à son compte la conception classique de la copule que l’on trouve dans les manuels de logique de l’époque. Mais, dans le cadre de l’argumentation du paragraphe 19 de la « Déduction trans-cendantale », il développe également une autre conception de la copule. Il y a donc deux conceptions de la copule au sein du discours kantien. La question qui se pose alors immédiatement dans le cadre d’une interprétation de la

50. Voir p. 109. 51. Voir p. 112.

52. « eine Vorstellung eines logischen Verhältnisses einiger Begriffe »

53. « Die Vorstellung der Übereinstimmung mehrerer Begriffe ist der Verbindungs-begriff. »

modalité du jugement est celle de savoir à quelle conception Kant fait réfé-rence dans sa définition de la modalité du jugement. C’est uniquement après avoir répondu à cette question qu’il sera possible de comprendre ce qu’est la conception kantienne de la modalité du jugement et de déterminer plus préci-sément ce que sont et comment fonctionnent les trois modalités du jugement. Pour répondre à cette question, il faut au préalable détailler chacune de ces conceptions pour elle-même. C’est l’objet de cette sous-section. Dans la suite, nous allons appeler la conception kantienne de la copule que Kant reprend de la conception classique sa conception formelle de la copule, et celle qu’il développe dans le cadre de la « Déduction transcendantale » sa conception transcendantale. Cependant, avant d’entamer les analyses des présentations des conceptions kantiennes de la copule et de son rôle dans le jugement, sou-lignons que ces deux conceptions ne sont ni exclusives ni contradictoires. Il s’agit davantage de deux points de vue sur un seul et même objet logique : la relation que le jugement établit entre ses éléments. Il est important de garder cela à l’esprit afin de ne pas construire une contradiction artificielle dans le discours kantien.

La conception formelle de la copule

La conception formelle du jugement est celle que l’on trouve dans les cours de logique de Kant. Plus précisément, elle est développée dans la sec-tion discutant les trois formes du jugement relativement à la relasec-tion. Cette conception, elle est liée à la conception du jugement que l’on trouve dans les p. [CRP , A 68/B 93-A 69/B 94] précédant la table des formes du jugement dans la Critique de la raison pure.

Le texte de la Logique de Jäsche dans lequel la notion de copule est exposée est le suivant :

Dans les jugements catégoriques, c’est le sujet et le prédicat qui en constituent la matière ; quant à la forme qui détermine et exprime le rapport (l’accord ou la contradiction) entre le sujet et le prédicat, elle s’appelle la copule54. [Log., iv, 105]

dersel-Dans ce passage, la copule est définie comme constituant la forme du juge-ment. C’est pourquoi nous appelons cette conception de la copule la concep-tion formelle de la copule. La copule exprime alors la forme de la relaconcep-tion entre les éléments qui constituent la matière du jugement (ici deux concepts). Ainsi, la copule formelle dans le jugement catégorique est exprimée, sur le plan linguistique, par le verbe « être ». Par exemple, dans le jugement « So-crate est mortel », la copule exprime l’appartenance du concept qui sert de prédicat logique, ici la mortalité, au concept qui sert de sujet logique, ici celui de Socrate.

Cependant, telle qu’elle est présentée dans ce passage de la Logique de Jäsche, cette conception de la copule est trop restreinte. Elle ne s’applique qu’au jugement catégorique puisqu’elle exprime la relation d’appartenance entre deux concepts. Mais la conception formelle de la copule est élargie dans d’autres retranscriptions de cours de logique. Sur le modèle de la copule formelle dans le cadre du jugement catégorique, la conception formelle de la copule est élargie au cas des jugements hypothétiques et des jugements disjonctifs. Ainsi, dans la Logique Dohna-Wundlacken, le forme du jugement hypothétique est également appelée la copule :

Ce qui est le fondement dans un judicium hypotheticum est appelé antecedens, la connexion avec le dernier est appelée la copule, l’infé-rence qui découle des deux jugements est appelée la consequentia55. [LogDohn., xxiv, 765]

Il y a donc trois éléments dans un jugement hypothétique : deux jugements (l’antécédent et le conséquent) et la connexion entre ces deux jugements. Cette connexion est celle de l’implication logique et elle est exprimée, sur le plan linguistique, par la structure « si. . .alors. . . ». La copule est donc toujours ici la forme du jugement. Mais elle n’est plus exclusivement celle du jugement catégorique. Elle peut aussi être celle du jugement hypothétique.

ben aus, die Form, durch welche das Verhältnis (der Einstimmung oder des Widerstreits) zwischen Subjekt und Prädikat bestimmt und ausgedrückt wird, heißt die Copula. »

55. « Was der Grund in einem judicio hypothetico ist, heißt antecedens, die Verknüpfung mit dem letzten heißt die Copula, die hernach folgende <Schlußfolge aus> beiden Urteilen heißt die Konsequenz. »

Par conséquent, la copule n’est plus la connexion entre deux concepts. Elle peut tout aussi bien être la connexion entre deux jugements.

La même généralisation a lieu relativement aux jugements disjonctifs. Ces jugements impliquent au moins trois éléments : au moins deux jugements et la forme de la disjonction. La copule est alors dans ce type de jugements la relation de disjonction, qui est chez Kant exclusive : l’un des jugements est vrai et tous les autres sont faux. D’un point de vue linguistique, la copule du jugement disjonctif est exprimée par la structure en « . . .ou alors . . . ».

Pour finir, la conception formelle de la copule dans un sens large fait correspondre la copule à la forme du jugement relativement à la relation. La copule elle-même peut prendre trois formes, elle peut soit exprimer la forme du jugement catégorique, soit celle du jugement hypothétique ou alors celle du jugement disjonctif. Ainsi, selon la conception formelle de la copule, la copule est reliée aux trois moments de la relation dans la table des formes du jugement.

Cette conception formelle de la copule n’est pas sans lien avec la défini-tion du jugement qui est donnée au début de la « Logique transcendantale » dans la Critique de la raison pure. Selon cette première définition, le juge-ment56 est principalement un moyen de représenter un objet en attribuant une représentation plus générale à une représentation de cet objet :

Dans tout jugement, il y a un concept qui vaut pour plusieurs et qui, parmi cette pluralité de concepts, comprend aussi une représentation donnée, cette dernière se trouvant, de fait, immédiatement rapportée à l’objet57. [CRP , A 68/B 93]

Du point de vue de la forme logique, le jugement est pris ici dans une pers-pective plutôt horizontale. Un jugement est la réunion, l’unité, de plusieurs concepts, ou plusieurs représentations. On voit assez clairement comment la copule dans sa conception formelle peut être mise à l’œuvre dans cette

56. La Critique de la raison pure donne une autre définition du jugement au paragraphe 19, c’est-à-dire dans le cadre de la « Déduction transcendantale ». Cette seconde définition du jugement est la base de la conception transcendantale de la copule.

57. « In jedem Urteil ist ein Begriff, der für viele gilt, und unter diesen Vielen auch eine gegebene Vorstellung begreift, welche letztere denn auf den Gegenstand unmittelbar bezogen wird. »

conception du jugement : elle est ce qui assure la relation entre les différents éléments du jugement. Le lien du jugement avec son objet, c’est-à-dire avec l’objet sur lequel porte le jugement, est simplement assuré du fait que l’une des représentations dans le jugement est une représentation reliée immédia-tement à l’objet, c’est-à-dire une intuition. Mais cela n’a rien à voir avec la forme du jugement et le rôle de la copule dans ce jugement.

La conception transcendantale de la copule

Kant développe sa conception transcendantale de la copule principale-ment dans le paragraphe 19 de la « Déduction transcendantale » de la se-conde édition de la Critique de la raison pure. L’objet de ce paragraphe est de déterminer la forme logique du jugement. Kant a besoin de cette détermi-nation afin de souligner que les jugements expriment un contenu objectif puis de connecter cela avec le fait que les jugements impliquent les catégories. En effet, l’objectif général de la « Déduction transcendantale » est de prouver la réalité objective des catégories, c’est-à-dire le fait que, malgré leur origine a priori, elles peuvent être appliquées aux données de la sensibilité. Cepen-dant, ce qui nous intéresse ici est le rôle que joue la copule dans la validité objective des jugements.

Le paragraphe commence par une critique de la conception traditionnelle du jugement :

Je n’ai jamais pu être satisfait par la définition que les logiciens donnent d’un jugement en général : il s’agit, à ce qu’ils disent, de la représen-tation d’un rapport entre deux concepts58. [CRP , B 140]

Il s’agit bien là de la conception classique du jugement à l’époque. Elle se retrouve dans un certain nombre de manuels de logique comme celui de Crusius [Crusius 1965, p. 406-407], celui de Lambert [Lambert 1965, p. 77] et celui de Meier [Meier 2008, p 81, § 292] pour ne citer qu’eux. Dans cette conception du jugement, la copule est ce qui fait la relation entre les deux

58. « Ich habe mich niemals durch die Erklärung, welche die Logiker von einem Ur-teile überhaupt geben, befriedigen können : es ist, wie sie sagen, die Vorstellung eines Verhältnisses zwischen zwei Begriffen. »

concepts. Autrement dit, cette conception du jugement est reliée à la concep-tion formelle de la copule.

Kant fait deux remarques relativement à cette conception du jugement. Tout d’abord, cette définition ne convient qu’au jugement catégorique. En effet, seuls les jugements catégoriques mettent en relation seulement deux concepts. Les jugements hypothétiques mettent en relation deux jugements et les jugements disjonctifs au moins deux jugements. Il s’agit donc de jugements composés et ils ne peuvent pas être expliqués par la définition traditionnelle du jugement comme relation de deux concepts. Cependant, il faut souligner que Kant ne rejette pas complètement l’idée qui est derrière cette définition. Il pointe simplement une imperfection dans la formulation. Il considère bien le jugement comme une relation entre différents éléments, mais ces éléments ne sont pas nécessairement deux concepts. Il peut s’agir de deux jugements ou plus. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Kant précise que la conception formelle de la copule concerne également les jugements hypothétiques et les jugements disjonctifs.

La deuxième remarque que fait Kant relativement à cette conception tra-ditionnelle du jugement va permettre d’articuler les deux conceptions de la copule. En effet, c’est en réponse à cette deuxième remarque qu’il développe sa conception transcendantale du jugement et de la copule présente dans ce paragraphe de la « Déduction transcendantale » :

je remarque simplement que ce en quoi consiste ce rapport n’est pas ici déterminé59. [CRP , B 141]

Ainsi, la conception du jugement développée dans ce paragraphe vient en réponse à un manque de précision de la conception traditionnelle du juge-ment. Mais ce manque de précision concerne également la conception formelle du jugement telle que Kant la développe. Cependant, la conception formelle du jugement est tout à fait suffisante lorsqu’il s’agit d’étudier les différents jugements d’un point de vue formel. C’est simplement lorsque l’on adopte un point de vue transcendantal qu’elle n’est plus suffisante. Encore qu’elle ne soit pas fausse pour autant, elle doit être complétée par une conception

plus précise déterminant notamment la nature de la relation au cœur de tout jugement.

Pour opérer cette précision, Kant procède en s’appuyant sur une distinc-tion concernant le type de validité que peut avoir le contenu proposidistinc-tionnel d’un jugement. Il distingue entre la validité objective que l’on trouve dans les jugements et la validité simplement subjective qui ne donne pas lieu à un jugement :

Cela dit, si je recherche avec davantage de précision la relation existant dans chaque jugement entre les connaissances qui sont données, et si je la distingue, comme relevant de l’entendement, du rapport établi selon les lois de l’imagination reproductrice (lequel n’a qu’une validité subjective), je trouve qu’un jugement n’est pas autre chose que la manière de rapporter des connaissances données à l’unité objective de l’aperception60. [CRP , B 141]

Dans ce passage, Kant définit le jugement par la « manière » d’unifier des connaissances. Kant utilise ici le terme « connaissances (Erkenntnisse) » comme un terme générique qui permet de prendre aussi bien en considération les jugements catégoriques qui mettent en relation deux concepts que des ju-gements hypothétiques ou disjonctifs qui mettent en relation des juju-gements. Il y aurait alors plusieurs « manières » de réaliser cette mise en relation, Kant en donne deux dans ce paragraphe, et l’une d’entre elles donnerait lieu à des jugements. Ainsi, les mêmes connaissances étant données au départ, il est possible de les mettre en relation de différentes manières. Soit elles sont mises en relation par l’entendement, auquel cas le résultat est un jugement, soit elles sont mises en relation en conformité simplement avec les lois de l’imagination reproductive, auquel cas le résultat n’est pas un jugement et n’a une validité que subjective. Autrement dit, le jugement est défini dans ce passage par le type d’activité dont il est le résultat. Cela est rendu possible par la distinction entre le contenu du jugement et l’acte de juger. Les

connais-60. « Wenn ich aber die Beziehung gegebener Erkenntnisse in jedem Urteile genauer untersuche, und sie, als dem Verstande angehörige, von dem Verhältnisse nach Gesetzen der reproduktiven Einbildungskraft (welche nur subjektive Gültigkeit hat) unterscheide, so finde ich, daß ein Urteil nichts andres sei, als die Art, gegebene Erkenntnisse zur objektiven Einheit der Apperzeption zu bringen. »

sances données sont les éléments qui vont permettre de former le contenu du jugement. Ce dernier est la relation de ces éléments entre eux. Il y a là la place pour toute une diversité de jugements. Si les connaissances données sont par exemple deux concepts (celui d’homme et celui de sagesse), le jugement sera alors catégorique. Autrement dit, la relation entre les connaissances données sera celle de l’attribution du deuxième concept au premier. Le contenu du jugement doit encore être déterminé par une quantité et une qualité pour donner un contenu de jugement complet dont voici quelques exemples :

— Un homme est sage ;

— Tous les hommes ne sont pas sages ; — Cet homme est non sage.

En somme, le contenu du jugement est ce dont les trois premiers titres de la table des formes du jugement étudient la forme. En tant que ce contenu consiste à la fois en des éléments matériels (des concepts ou des jugements donnés) et en une mise en relation formelle, nous l’appelons le contenu propo-sitionnel du jugement. À ce stade, le jugement est simplement déterminé d’un point de vue formel et non d’un point de vue transcendantal : le contenu pro-positionnel du jugement est ce dont la perspective formelle étudie la forme. Ce qu’apporte la perspective transcendantale est la considération de la ma-nière dont est réalisée la relation présente dans le contenu propositionnel : d’où provient cette mise en relation ? L’idée est celle selon laquelle le contenu propositionnel d’un jugement est le fruit d’une activité, il est construit. C’est le type d’activité qui est à l’origine de la production du contenu proposition-nel qui fait qu’il s’agit d’un jugement ou non. Cela signifie également que le contenu propositionnel est le même qu’il s’agisse d’un jugement ou non. Ce qui fait la différence est seulement le type d’acte à l’origine de la production de ce contenu propositionnel. Si la logique et la conception formelles du juge-ment étudient la forme du contenu propositionnel, la logique et la conception transcendantales du jugement s’intéressent à la forme de l’acte cognitif qui produit ce contenu propositionnel. Si cet acte cognitif est un acte de l’enten-dement, alors il s’agit d’un jugement. Mais s’il s’agit d’un acte cognitif fait simplement en conformité aux lois de l’imagination reproductive, c’est-à-dire simplement sur la base de l’observation d’une récurrence dans la conjonction

de deux concepts par exemple, alors il ne s’agit pas d’un jugement car la validité est alors seulement subjective.

Après avoir défini le jugement par le type d’activité cognitive qui est à l’origine de la production du contenu propositionnel, Kant précise le rôle de la copule dans cette conception transcendantale du jugement :

à quoi vise la copule est dans ces jugements, afin de distinguer l’unité objective de représentations données et leur unité subjective. Car elle désigne la relation de ces représentations à l’aperception originaire et leur unité nécessaire, bien que le jugement lui-même soit empirique et par conséquent contingent, par exemple celui qui énonce : les corps sont pesants61. [CRP , B 140-141]

Ainsi, d’un point de vue transcendantal, le rôle de la copule dans le juge-ment est clairejuge-ment d’exprimer la validité objective de celui-ci. La copule est ce qui fait que la représentation d’un contenu propositionnel est le contenu d’un jugement. Sans copule cette représentation d’un contenu proposition-nel ne serait pas un jugement mais une simple représentation dans l’esprit d’une personne sans aucune prétention à l’objectivité. La copule exprime cette validité objective, ou du moins la prétention à cette validité objective, en exprimant la relation du jugement avec l’entendement. Plus précisément, la copule exprime la relation du jugement avec ce qui est au principe de l’entendement : l’aperception originaire.

Pour autant, cela ne signifie pas que la copule n’exprime pas, d’un point