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Détour par Peirce et sa classification des inférences

Le jugement synthétique et l’idée d’une méthode de l’enquête

1.2 Détour par Peirce et sa classification des inférences

Afin d’explorer plus avant le caractère extensif du jugement synthétique et son rôle possible au sein d’une méthode de l’enquête scientifique, un dé-tour par la notion d’abduction telle qu’elle est présentée par Charles Sanders Peirce va permettre de mettre en lumière un certain nombre de pistes de lecture et de réflexion. En effet, Peirce est à la fois un philosophe qui cherche à développer une méthode de l’enquête, une méthode orientée vers la dé-couverte, ou la construction, de nouvelles connaissances, et un lecteur de la première critique de Kant. De fait, Peirce propose sa notion d’abduction, centrale dans sa méthode de l’enquête, en la mettant en relation avec la distinction kantienne entre les jugements analytiques et les jugements syn-thétiques. [Peirce 1992, p. 189]

Cependant, il faut être tout à fait clair sur la perspective selon laquelle Peirce est perçu dans ce détour. Tout d’abord, il ne s’agit en aucun cas de prendre Peirce comme un historien de la philosophie. Il ne s’agit en aucun cas d’aller chercher le sens du texte kantien dans celui de Peirce. Au demeurant, Peirce n’a, à notre connaissance, jamais prétendu être un historien de la phi-losophie. Il s’agit davantage d’aller chercher des pistes possibles de lectures de Kant. Peirce s’est en effet manifestement inspiré de Kant, il y fait pour ainsi dire directement référence. Mais ce qu’il a fait avec cette source d’inspiration est complètement autre chose : Peirce n’a pas trouvé son pragmatisme dans les textes de Kant et le pragmatisme de Peirce n’est pas déjà présent dans les textes de Kant. Il y a alors deux questions qui se posent :

— Qu’est-ce qui gênait Peirce chez Kant, ou pourquoi est-ce autre chose ? — Qu’est-ce que cela donnerait si l’on reste chez Kant ?

Ces deux questions vont en quelque sorte animer notre réflexion en toile de fond. Mais, de manière plus concrète, nous allons commencer par porter notre attention sur la relation entre l’abduction et la question d’une méthode de l’enquête chez Peirce avant de concentrer l’étude sur les caractéristiques propres à l’abduction, et notamment son caractère extensif en lien avec l’idée d’un jugement synthétique.

De manière générale, l’abduction est un type d’inférence dont l’étude est relativement récente dans l’histoire de la logique. Si nous devons à Charles Sanders Peirce sa découverte, son étude et les questions qui ont été soulevées à son sujet ont largement dépassé le cadre de la seule philosophie pragma-tique de Peirce. C’est ainsi que Jaakko Hintikka [Hintikka 1998, p. 503] a pu écrire que Peirce est un des plus grands philosophes dans la mesure où il a mis en avant le problème central de l’épistémologie contemporaine, à savoir le problème de l’abduction en tant qu’il s’agit d’une inférence qui conclut à une nouvelle théorie et dont la logique reste à expliciter. Quoiqu’il en soit, aujour-d’hui l’abduction est également liée au nom de Peter Lipton et à sa définition de l’abduction comme inférence à la meilleure explication. [Lipton 1991] Il est vrai que Lipton n’utilise pas, à notre connaissance, le terme d’abduc-tion dans son ouvrage et qu’il construit son modèle d’inférence à la meilleure explication comme une réponse au problème de l’induction et non comme une définition ou une description de comment fonctionne l’abduction. Ce-pendant, il fait clairement référence à Peirce, même si c’est parmi d’autres noms, lorsqu’il introduit son chapitre sur l’inférence à la meilleure explica-tion. [Lipton 1991, p. 58] Or, l’objectif de Lipton est également de rendre compte de l’innovation scientifique.

Comme l’explique clairement Daniel Campos [Campos 2011, p. 420], qui défend l’idée selon laquelle il ne faut pas confondre l’abduction de Peirce avec l’inférence à la meilleure hypothèse de Lipton, l’abduction est à propre-ment parler le procédé de formation des hypothèses alors que l’inférence à la meilleure explication implique à la fois la formation d’hypothèses et le choix de la meilleure hypothèse parmi plusieurs hypothèses.

Ainsi, indépendamment des questions mêmes de ce qu’est, de comment fonctionne l’abduction, et de sa relation à la notion d’inférence à la meilleure

hypothèse, il apparaît assez clairement que l’abduction se situe dans le cadre de l’interrogation sur la possibilité et les mécanismes de l’innovation épisté-mologique. Originellement, c’est-à-dire dans les écrits de Peirce, l’abduction apparaît également et tout aussi clairement dans le cadre d’une recherche d’une méthode de l’enquête. Le pragmatisme lui-même en tant que méthode de construction de nouvelles connaissances est qualifié de « logique de l’ab-duction19.

En tant qu’inférence, l’abduction est étudiée dans le cadre du champ de la logique. Selon Peirce, la logique fait partie des disciplines normatives, c’est-à-dire des disciplines qui ne décrivent pas ce qui est mais qui étudient comment les hommes doivent, ou devraient se comporter. En cela, et malgré les critiques que Peirce a exprimé concernant la logique de Kant, il partage ici une certaine conception de la logique avec lui. L’arbre suivant reproduit la classification des sciences de Peirce :

Philosophie

Phénoménologie Sciences normatives

Esthétique Éthique Logique

Métaphysique

On y voit la logique, au sein des sciences normatives, aux côtés de l’éthique et de l’esthétique. Cela signifie que, tout comme l’éthique cherche à donner des règles de conduites aux hommes en ce qui concerne leurs actions, la logiques cherche à leur donner des règles de conduites pour leurs raisonne-ments, des règles de conduites épistémologiques. Le caractère normatif de l’esthétique est moins évident, d’autant que Peirce n’a pas beaucoup écrit à ce sujet, l’esthétique n’étant pas vraiment un de ses centres d’intérêt philo-sophique20.

19. Voire [Peirce 1998, pp. 226-241].

Plus généralement, la logique, en tant que discipline normative, est une discipline philosophique. Or la philosophie fait elle-même partie, avec les ma-thématiques et les sciences spéciales, de ce que Peirce appelle les sciences de la découverte. Dans sa classification des sciences, Peirce fonctionne le plus souvent par trichotomie. La science se divise une première fois en science de la découverte, science de la revue et science pratique. Sous la science pra-tique se trouve ce que nous appellerions aujourd’hui l’ingénierie (il ne s’agit donc pas de la science pratique telle qu’elle est entendue dans le contexte aristotélicien). La science de la revue est la discipline qui consiste à exposer les résultats de la science de la découverte. Cependant, la situation de la logique au sein de la science de la découverte signifie simplement qu’il s’agit d’un champ d’enquête, non que son objet est ce que doivent faire les hommes pour procéder à une enquête.

Plus spécifiquement maintenant, la logique se subdivise également en trois disciplines : la sémiologie, la critique et la rhétorique spéculative. Comme souvent dans les trichotomie de Peirce, chaque discipline est orientée vers la suivante : la sémiologie vers la critique et la critique vers la rhétorique spécu-lative. La sémiologie étudie et classe la nature des signes. La critique étudie et classe les arguments, leur validité et leur force. La rhétorique spéculative, que Peirce n’appelle pas toujours ainsi, étudie la méthode et l’application de la logique à l’enquête scientifique. Nous voyons donc ici que l’étude des raisonnements, et donc de l’abduction, est orientée vers l’idée d’une méthode de l’enquête.

L’une des premières fois que Peirce présente la notion d’abduction, il le fait en référence à la distinction kantienne entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques. Peirce distingue trois types d’inférences : la déduction, l’induction et l’abduction. Dans la présentation qu’il fait de cette trichotomie en 1878 [Peirce 1992, p. 189], Peirce en propose la classification suivante :

« An Outline Classification of the Sciences » [Peirce 1998, pp. 258-262] ainsi qu’à l’article de Ahti-Veikko Pietarinen [Pietarinen 2006].

Inférence

Analytique Déduction

Synthétique Induction Abduction

La première branche de l’arbre dessine la distinction entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques. Même s’il ne cite pas explicitement Kant dans ce passage, dans la mesure où Peirce a été un lecteur assidu de la Critique de la raison pure de Kant, il semble évident que cette distinction s’appuie sur celle de Kant. C’est d’ailleurs l’explication que donne Campos [Campos 2011, p. 422] de cette classification. L’idée est clairement de souli-gner le caractère extensif à la fois de l’induction et de l’abduction et c’est là que se situe l’inspiration kantienne de Peirce lorsqu’il étudie l’abduction.

Il faut cependant souligner, pour être tout à fait précis et en dehors de ce qui a déjà été dit concernant le fait que le jugement synthétique de Kant n’est pas une abduction, que Peirce se réfère aussi, et cette fois-ci de manière explicite, à Aristote lorsqu’il présente le raisonnement par abduction.

Peirce aboutit en effet à sa trichotomie des inférences en intervertissant l’ordre des propositions dans un syllogisme déductif. La déduction, ou le syl-logisme déductif, « n’est en réalité rien d’autre que l’application d’une règle » [Peirce 1992, p. 187] à un ou des cas particuliers. C’est ainsi que Peirce pro-pose l’exemple suivant :

Règle Tous les haricots de ce sac sont blancs Cas Ces haricots viennent de ce sac

Résultat Ces haricots sont blancs

En partant de cette forme de base, Peirce propose d’intervertir l’ordre des propositions pour arriver à trois types d’inférences. Un point intéressant à noter est qu’il introduit cette idée d’intervertir l’ordre des propositions en imaginant un autre scénario dans lequel nous n’aurions pas les mêmes informations. Ainsi, après un exemple de déduction dans lequelle les haricots du sac sont aux deux-tiers blancs, Peirce change le scénario de départ et

propose la situation suivante :

Si, par contre, ne sachant pas quelle proportion de haricots blancs il y a dans le sac, nous en tirons une poignée au hasard et trouvant deux-tiers de haricots blancs, nous remontons le courant de la séquence déductive et nous concluons une règle à partir de l’observation d’un résultat dans un certain cas. [Peirce 1992, p. 188]

De la même manière, l’abduction est introduite par un troisième scénario :

Supposons que j’entre dans une pièce et que j’y trouve un certain nombre de sac contenant différentes sortes de haricots. Sur la table il y a une poignée de haricots blancs ; et, après quelques recherches, je trouve qu’un des sac ne contient que des haricots blancs. J’infère tout de suite comme une probabilité ou comme une bonne estimation que cette poignée de haricots a été prise de ce sac. Cette sorte d’inférence est appelée faire une hypothèse. C’est l’inférence d’un cas à partir d’une règle et d’un résultat. [Peirce 1992, p. 188]

La combinatoire qui mène à la trichotomie des inférences n’est donc pas gratuite, elle correspond à des situations différentes dans lesquelles nous avons des informations différentes. En conformité avec ces différences de scénario, Peirce propose les formalisations suivantes.

Pour l’induction :

Cas Ces haricots viennent de ce sac

Règle Tous les haricots de ce sac sont blancs Résultat Ces haricots sont blancs

Pour l’abduction :

Règle Tous les haricots de ce sac sont blancs Résultat Ces haricots sont blancs

Cas Ces haricots viennent de ce sac

Il apparaît donc que la combinatoire de l’ordre des prémisses et de la conclusion dans le syllogisme pour produire les trois types d’inférences est liée à différentes situations épistémiques dans lesquelles peuvent se trouver

les agents épistémiques. Les caractéristiques formelles de chaque type d’in-férence traduisent le comportement que doit adopter l’agent épistémique s’il veut produire un raisonnement en fonction des informations dont il dispose au départ. Cela signifie évidemment que la combinatoire que propose Peirce n’est pas gratuite. Mais cela pose également un problème dans un cadre kan-tien puisque la distinction entre analytique et synthétique n’est alors plus aussi tranchée qu’elle devrait l’être. En effet, dans le cadre que décrit Peirce, en ajoutant un peu plus d’information au contexte de départ, un raisonne-ment abductif devient une déduction. Or cela ne peut en aucun cas être vrai en ce qui concerne la distinction entre les jugements synthétiques et les ju-gements analytiques. Un jugement synthétique ne devient pas, en changeant le contexte dans lequel se fait le jugement, un jugement analytique.

Il s’agit donc ici d’une limite de l’inspiration kantienne de Peirce en ce qui concerne le caractère extensif de l’abduction. Cela dit, il faut souligner que l’abduction, tout comme l’induction et la déduction, sont des raisonnements alors que la distinction de Kant entre analytique et synthétique porte sur des jugements. Or, si un raisonnement est formalisable, ce qui est la condition de possibilité de la combinatoire proposée par Peirce en vue de déterminer et classer les trois types d’inférence, un jugement ne l’est pas nécessairement. Cette différence vient donc du fait que Peirce s’intéressait aux raisonnements, alors que Kant s’intéressait ici aux jugements.

Cependant, dans la mesure où, même si tous les jugements ne corres-pondent pas à un raisonnement, tous les raisonnements peuvent être le contenu d’un jugement, la perspective prise dans ce détour par Peirce fait émerger deux pistes de réflexion pour notre travail. Tout d’abord, le caractère hypo-thétique de l’abduction, lié à son caractère extensif et son rôle dans l’enquête et l’innovation scientifique, est peu compatible avec la possibilité de l’a priori. Il n’y a pas de sens à dire qu’une hypothèse possède une justification a priori. Il ne s’agirait alors plus d’une hypothèse. Cette question va être explicitement ouverte dans le chapitre suivant portant sur les modalités du jugement dans la mesure où ces modalités décrivent une progression des jugements partant du statut d’hypothèse, ou du moins de jugements dont la justification est insuf-fisante pour arriver à des jugements a priori. Ensuite, le fait que l’abduction

ne va pas, dans le cadre d’une enquête scientifique, sans l’induction et que ces deux types d’inférences sont rassemblées sous la catégorie des inférences synthétiques invite à poser la question de la distinction et de l’interaction, au sein des jugements synthétiques, entre les jugements déterminants et les jugements réfléchissants. Cela sera l’objet de la section suivante.

1.3 Les jugements déterminants et réfléchissants