• Aucun résultat trouvé

Usage apodictique et usage hypothétique de la rai- rai-son

Le jugement synthétique et l’idée d’une méthode de l’enquête

1.3 Les jugements déterminants et réfléchissants et les raisonnements kantiens

1.3.2 Usage apodictique et usage hypothétique de la rai- rai-son

L’« Appendice à la Dialectique transcendantale » de la Critique de la rai-son pure a pour objet de dégager l’usage régulateur des Idées de la rairai-son. La « Dialectique transcendantale » à laquelle elle succède montre l’illégitimité de la métaphysique spéciale à vouloir construire une connaissance relativement à ses trois objets : l’âme, le monde et Dieu. L’idée de départ de l’« Appen-dice » est celle selon laquelle les Idées de la raison ne peuvent pas être inutiles dans la mesure où elles sont fournies par la raison elle-même :

Tout ce qui est fondé dans la nature de nos facultés doit nécessairement être conforme à une fin et en accord avec leur usage légitime, dès lors que nous sommes à même d’éviter un certain malentendu et parvenons à découvrir l’orientation authentique de ces facultés22. [CRP , A 642-643/B 670-671]

Ainsi, la « Dialectique transcendantale » ne se termine pas par une conclu-sion complètement négative quant à l’usage des Idées de la raison. La méta-physique spéciale dogmatique, celle qui est critiquée dans les trois chapitres de la « Dialectique transcendantale », est un usage illégitime des Idées de la raison, mais ce n’est pas le seul usage possible. L’objet de l’« Appendice à la Dialectique transcendantale » est alors de découvrir cet usage légitime, notamment en prenant en considération l’« orientation authentique » de la raison. C’est ainsi qu’après avoir précisé que la raison ne se rapporte qu’in-directement aux objets en passant par l’entendement, Kant distingue entre l’usage apodictique de la raison et l’usage hypothétique de la raison.

Kant formule cette distinction assez rapidement dans le cours de l’« Ap-pendice à la Dialectique transcendantale » en la fondant sur une différence du statut modal de la connaissance de la règle :

Si la raison est un pouvoir de dériver le particulier à partir du général, ou bien le général est déjà en soi certain et donné, et par suite il ne

22. « Alles, was in der Natur unserer Kräfte gegründet ist, muß zweckmäßig und mit de richtigen Gebrauche derselben einstimmig sein, wenn wir nur einen gewissen Mißverstand verhüten und die eigentliche Richtung derselben ausfindig machen können. »

requiert que la faculté de juger pour procéder à la subsomption, et le particulier se trouve par là même nécessairement déterminé. C’est ce que je nommerai l’usage apodictique de la raison. Ou bien le général n’est admis que de façon problématique, et il est une simple Idée ; le particulier est certain, mais l’universalité de la règle conduisant à cette conséquence est encore un problème : ainsi plusieurs cas particuliers, qui, tous sont certains, sont-ils rapportés à la règle pour savoir s’ils en découlent ; et dans le cas, s’il apparaît que tous les cas particuliers que l’on peut indiquer s’ensuivent de celle-ci, on conclut à l’universalité de la règle, puis de celle-ci à tous les cas, y compris ceux qui ne sont pas en eux-mêmes donnés. C’est là ce que je nommerai l’usage hypothétique de la raison. [CRP , A 646-647/B 674-675]

On voit ici que la raison procède à une descente du général au particulier. Cette description de l’usage apodictique de la raison ressemble de près à ce que Kant a décrit comme étant de l’ordre de l’usage logique de la raison dans l’introduction à la « Dialectique transcendantale ». Le général joue le rôle de la règle, la faculté de juger subsume un cas particulier sous cette règle afin de pouvoir affirmer la conclusion. La différence entre les deux usages réside ici dans le statut modal de la connaissance de la règle. Dans le cas de l’usage apodictique, la règle est connue apodictiquement alors que dans l’usage hypothétique elle n’est donnée que problématiquement. Cela engendre alors une différence dans la production du raisonnement. En effet, dans le cas où la règle est donnée apodictiquement, la subsomption du cas particulier sous cette règle permet de transmettre cette apodicticité à la connaissance de la conclusion. Mais il en est de même en ce qui concerne l’usage hypothétique : dans la mesure où la règle n’est que problématique, la conclusion ne sera, elle aussi, que problématique.

Il faut cependant noter que cet usage correspond à un procédé classique d’induction par énumération. Dans l’induction, on veut conclure du parti-culier au général. Le point de départ est donc l’observation de plusieurs cas particuliers. À partir de cette observation, l’induction conclut à une règle générale légiférant les cas observés ainsi que les cas similaires. Ainsi, voyant que le soleil se lève un certain nombre de matins de suite, l’induction conclut à la règle générale selon laquelle le soleil se lève tous les matins et continuera à se comporter ainsi. Afin de donner du poids à ce raisonnement et d’étayer

sa conclusion, le procédé d’énumération consiste à accumuler un nombre de cas particuliers jugé suffisant afin de produire la conclusion. C’est ce que Kant invite à faire dans ce texte au sujet de l’usage hypothétique de la rai-son. Avant de pouvoir conclure à l’universalité de la règle et à la conformité des cas particuliers non observés à cette règle, il faut d’abord rapprocher plusieurs cas particuliers connus à cette règle afin de déterminer s’il s’y rap-portent. C’est uniquement dans le cas où tous les cas particuliers « que l’on peut indiquer » se rapportent à cette règle que l’on peut conclure, sous forme d’hypothèse, à l’universalité de cette règle et par conséquent à la conformité des cas inconnus à cette règle.

Du point de vue formel, la manière dont Kant expose l’usage hypothétique ne correspond pas exactement à la manière dont Peirce expose le raisonne-ment d’induction. Mais, les deux raisonneraisonne-ments sont proches quant à leur fonctionnement. Dans les deux cas, la règle n’est pas à proprement parler connue au départ. Kant indique que la règle est donnée problématiquement au départ. Pour Peirce, la règle se situe dans la conclusion. Mais dans les deux cas, il s’agit de raisonnements dont la conclusion porte sur le statut universel de la règle et de raisonnements ne produisant pas une certitude absolue.

Cependant, Kant n’en reste pas à un simple procédé d’induction. Il pro-pose en effet dans son « Appendice à la dialectique transcendantale » tout d’abord trois principes, la diversité, l’affinité et l’unité, qui orientent la raison dans son travail, puis l’idée selon laquelle les trois Idées de la raison ont un rôle régulateur pour l’activité théorique. Ce rôle régulateur et l’orientation de la raison seront traités plus en profondeur dans le quatrième chapitre. Mais pour lors, il faut remarquer que cette idée d’orientation n’est pas à propre-ment parler dirigée vers la construction de connaissance mais davantage vers leur organisation.

C’est ainsi par exemple que Kant retrace l’évolution de l’astronomie. Il explique dans les pages qui suivent la présentation des trois principes que sont la diversité, l’affinité et l’unité [CRP , A 662-663/B 690-691]. Si l’expérience nous donne d’abord la trajectoire des planètes comme étant circulaire, nous constatons par la suite une certaine diversité. Nous allons alors chercher des

affinités au sein de cette diversité afin de préserver l’unité conceptuelle des trajectoires des planètes. Ainsi, guidés par ces principes, nous passons de la conception de trajectoires uniquement circulaires à la conception incluant des trajectoires elliptiques, puis, après l’observation de certaines comètes, à la conception incluant des trajectoires paraboliques et hyperboliques. Kant conclut alors qu’« en suivant les directives de ces principes » [CRP , A 663/B 691] nous arrivons à réunir l’univers sous « une seule et unique force motrice » [CRP , A 663/B 691], à savoir la force de gravitation. Autrement dit, nous réussissons à construire des connaissances bien au-delà de celles auxquelles pourrait prétendre la simple l’induction puisque elles dépassent de loin ce dont nous pouvons concrètement faire l’expérience.