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Unité et sentiment d’intégration

Dans le document Identité (Page 125-130)

5 L’IDENTIFICATION GROUPALE

5.4 Unité et sentiment d’intégration

On comprend mieux maintenant le besoin d’unité groupale et le fait que tout ce qui donne aux participants l’impression d’un groupe non intégré, épar- pillé, divisé peut provoquer des angoisses plus ou moins fortes de morcelle- ment et de désintégration de l’identité personnelle.

Aurélie : « Après l’éclat entre Anne et Florence, un lourd silence s’installe ; je sens une très forte tension qui devient insupportable à mesure que le silence dure ; c’est pour y échapper, je pense, que plusieurs personnes échangent peu à peu quelques propos à voix basse avec leurs voisins ; mais j’ai alors l’impression d’un groupe éparpillé, complètement éclaté ; je me sens très mal, perdue, angoissée, sans savoir très bien pour- quoi je prends tout ça aussi à cœur. »

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Il semble qu’au niveau imaginaire existe une certaine équivalence entre unité – intégration – force et consistance identitaire d’un côté et division – non-intégration – vulnérabilité et fragilité identitaire de l’autre. Nombreuses sont les expressions qui manifestent une telle équation.

Ainsi à la deuxième séance d’un groupe de formation, les participants, à la demande de l’un d’eux, notent leurs prénoms sur un carton placé devant eux ; Pascale remarque à ce propos : « Au début le groupe était serré,

fermé sur lui ; à présent, il m’apparaît plus ouvert, plus large, mais éga- lement plus vulnérable parce que chacun s’est individualisé. » Dans une

autre session, Philippe note : « J’avais un désir d’unité, je le sens mainte- nant, parce qu’au début du groupe je me sentais isolé, fragile, dispersé. Je ne savais pas trop où j’étais, comment je pouvais exister là-dedans et quand je sentais le groupe uni, c’était comme si j’étais porté et soutenu par l’ensemble. »

Dans ce sens, le groupe apparaît comme une sorte d’écran sur lequel chacun projette le degré d’intégration et de solidité de son sentiment d’iden- tité. Il apparaît que le besoin d’unité est d’autant plus fort que le sujet est plus incertain de son identité personnelle. La capacité à tolérer l’hétérogé- néité du groupe est en relation avec la sécurité que donne un sentiment fort d’intégration, qui implique lui-même un sentiment d’unité et de continuité intérieures1.

Pour éclairer ce processus, on peut le rapprocher de la réaction aux plan- ches du test de Rorschach ; là aussi les perceptions qu’a le sujet de la « réalité » de la planche ne sont que la projection de sa structure interne et là aussi le sujet réagit spontanément à l’unité ou à la dispersion ressentie :

Demandons-nous, écrit par exemple N. Rausch, si la notion d’unité n’est pas la première à envisager, chacune des planches ayant à des degrés différents, une unité ou un manque d’unité, c’est-à-dire une dispersion. L’unité implique peut-être la solidité, comme la dispersion implique la fragilité. L’individu n’est pas sans en percevoir inconsciemment l’importance et d’emblée il ré- pond à une situation en recherchant l’unité et en projetant son besoin d’unité (Rausch, 1990, p. 35).

Il est remarquable de voir combien ces réflexions, à partir d’une démarche totalement différente, rejoignent les observations que je viens d’évoquer et pourraient s’appliquer directement aux réactions face à la situation de groupe.

Ajoutons que l’individu projette d’autant plus aisément son sentiment d’unité, d’intégration et de permanence identitaire sur le groupe que ce senti- ment s’est élaboré dans un contexte groupal ; il s’étaye d’une certaine façon

1. Certains aspects de cette problématique ont été particulièrement analysés par D. Winnicott et notamment dans De la pédiatrie à la psychanalyse, p. 245-253.

sur l’introjection d’une groupalité qui est, dans les premières années de la vie, celle de la famille ; que l’on pense tout spécialement au caractère struc- turant pour l’identité du complexe d’Œdipe qui se construit par l’intériorisa- tion de la triangulation familiale (père-mère-enfant). Nous rejoignons ici, d’ailleurs, la perspective que R. Kaës a développée à partir de la notion d’appareil psychique groupal (1976).

5.4.1 L’appareil psychique groupal

Kaës définit cette notion comme « la construction commune des membres d’un groupe pour constituer un groupe » (1976, p. 189) ; c’est une « fiction efficace » dans la mesure où il s’agit d’une représentation inconsciente qui assure une médiation entre la réalité psychique et la réalité groupale ; elle oriente les relations entre les membres du groupe et se traduit, au niveau conscient, par des représentations idéologisées et idéalisées puisées dans les modèles socio-culturels du groupe. En effet, dans la réalité concrète, le groupe est confronté à la pluralité des individualités et aux différences de motivations, de comportements, de projets qu’elle implique ; cette situation est ressentie comme un obstacle à la réalisation narcissique de chacun ; la représentation d’un ensemble unifié, continu, doté d’une sorte d’individua- lité (le groupe) permet alors de masquer la multiplicité et les discontinuités réelles. La notion d’appareil psychique groupal amène donc à distinguer le groupe en tant que structure sociale concrète, organisation matérielle, rela- tionnelle et expressive, et le groupe en tant qu’objet imaginaire, représenta- tion marquée par les processus inconscients. L’hypothèse développée par R. Kaës est qu’il existe une homologie de structure entre l’appareil psychi- que individuel et la groupalité, homologie qui facilite l’articulation de l’indi- viduel et du collectif ; elle s’éclaire par la seconde topique freudienne qui figure l’appareil psychique comme système de relations entre plusieurs instances, sortes de « personnages » intériorisés : le ça, le moi, l’idéal du moi, le surmoi ; il y aurait donc une groupalité du psychisme personnel, comme il y a une personnification du groupe. La groupalité se retrouve aussi dans le fantasme en tant que ce dernier « tend à affecter des places, à définir des relations, à consigner à des positions, diverses figurations d’objet » (1976, p. 199).

Il y a, de ce fait, une sorte de prédisposition de chaque individu à produire une représentation inconsciente du groupe, traduction de la groupalité psychique internalisée, en une forme externalisée. Ainsi peut-on considérer cette représentation comme une « topique projetée », selon l’expression de D. Anzieu ; cela se manifeste, comme nous l’avons déjà souligné, par la distribution dans le groupe de rôles instanciels (le leader peut jouer, dans cette optique, le rôle d’un « moi groupal », tel autre participant jouant le rôle de surmoi – rappelant les règles, les interdits, les normes – tel autre incarnant

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le ça – la pulsion, le désir, la recherche de plaisir…). Une telle représentation favorise l’établissement d’un lien groupal :

Le lien groupal se consolide à travers les relations d’identifications : il est en raison directe de la capacité de l’appareil groupal de doter chacun de ses mem- bres d’une identité, à la fois partageable avec un nombre limité d’individus et

différenciatrice par rapport à ceux-ci et à d’autres ensembles groupaux (ibid.,

p. 212).

Ainsi la collectivité s’organise et se structure à travers la fiction efficace d’une personnification du groupe, doté d’un corps et d’un psychisme cons- truits analogiquement sur le modèle de l’individu ; cette transposition est favorisée par le fait que le psychisme individuel se construit par intériorisa- tion de la groupalité sociale et tout spécialement de la groupalité familiale.

On constate donc que l’expérience groupale articule plusieurs ordres de phénomènes : individuel et collectif, conscient et inconscient, subjectif et objectif, psychologique et social ; comme le souligne R. Kaës :

L’appareil groupal peut être analysé comme une formation de compromis en- tre les exigences de la subjectivité individuelle, celles de la logique de l’appa- reil psychique groupal et celles de la réalité sociale. Autrement dit, un groupe ne se constitue, n’évolue et ne survit que si son organisation permet que soient satisfaits à la fois certains des désirs inconscients et des exigences défensives correspondantes émanant de ses membres, les exigences de maintien et de co- hérence propres à l’appareil psychique groupal, et les exigences de la réalité sociale et matérielle (ibid., p. 277).

5.4.2 Une fiction défensive

Cette personnalisation du groupe présente, à mes yeux, une dimension défensive importante ; elle est là pour masquer ce que peut avoir d’angois- sant ou de difficile à vivre la pluralité concrète du groupe et la nécessité où elle place ses membres d’avoir à négocier leurs désirs, leurs projets, leurs places avec les autres et donc très souvent d’entrer en conflit avec autrui. L’image d’un groupe unifié et unanime a, par rapport à cette situation, une fonction à la fois idéalisante et rassurante.

Elle peut donc, dans un premier temps, favoriser l’instauration d’un climat de sécurité où chacun puisse prendre ensuite le risque de s’individualiser et de laisser s’exprimer son identité singulière. Cependant, si cette fiction s’installe et se cristallise, elle devient très vite paralysante ; la recherche d’unité et d’unanimité peut empêcher toute activité et toute progression. Ainsi un groupe s’enferme peu à peu dans le paradoxe suivant : il faut que les thèmes ou les activités proposés intéressent tout le monde ; mais comme cela se révèle impossible dans la réalité, le groupe est bloqué dans l’inaction et l’ennui ; jusqu’à ce que la situation devienne tellement insupportable qu’une crise éclate et que le groupe renonce à son unanimisme.

Souvent après une phase dominée par l’illusion d’une fusion possible et la recherche d’unité, les participants en viennent à reconnaître et à admettre l’hétérogénéité réelle du groupe, la pluralité des individualités, la différence des perceptions, des réactions et des attentes. Le rêve unanimiste se révèle utopique, irréalisable et paralysant. La singularité ose s’exprimer et est acceptée peu à peu comme légitime et ne devant pas nécessairement entraî- ner l’éclatement du groupe ; un compromis semble possible entre les motiva- tions et les aspirations individuelles et les contraintes de la vie collective.

Cependant cette évolution implique une phase de désillusion, vécue sur un mode dépressif, car la renonciation au rêve d’un groupe idéal est d’abord ressentie comme une perte et un échec.

Brigitte : « J’ai eu tendance comme Lucie à ignorer les différences d’âge ou à ne pas en tenir compte, de même que j’ai eu tendance à nier les diffé- rences entre nous en général ; j’ai considéré les autres comme étant identi- ques à moi et comme n’ayant pas d’existence individualisée. C’était plus facile de vivre avec eux dans l’illusion qu’ils étaient tous identiques à moi […] Parfois, je fais l’expérience du contraire et je m’enfonce dans la désillusion. »

Ou encore Jacques : « C’est une profonde déception ; nous ne formons pas un groupe mais un assemblage d’individus isolés ; chacun dans son coin s’efforce de tirer les choses dans son sens. Il faut bien renoncer au groupe où « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ». Mais peut-être est-ce la condition pour que chacun d’entre nous soit vraiment lui-même et que nous ayons des relations plus authentiques ? »

Le mouvement qui va de l’illusion groupale à la désillusion en traversant une phase dépressive est le passage nécessaire pour que chacun puisse accé- der à une identité autonome et à une communication authentique avec autrui.

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