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L’image d’autru

Dans le document Identité (Page 161-166)

7 LE MIROIR DE L’AUTRE

7.3 L’image d’autru

On peut noter d’abord que la verbalisation des images que les participants se font les uns des autres ne va pas sans difficultés. Dire comment on voit l’autre c’est porter un jugement sur lui et toucher à son identité ; et donc faire intrusion dans son espace personnel, transgresser la réserve qu’il convient de garder face à autrui. Cette transgression peut être un acte de rapprochement et de sympathie, surtout si l’image verbalisée est positive ; mais elle peut être vécue aussi comme un acte agressif, violant l’intimité d’autrui.

Adeline souligne les défenses que suscite dans le groupe le fait de s’expli- quer sur les perceptions mutuelles : « Le plus frappant est, à mon avis, la force des résistances à l’explication, comme si éclairer la situation, c’était porter atteinte à la partie secrète de chacun. Cela découle sans doute de cette idée qu’on dissèque la personnalité de l’autre en exprimant les ima- ges qu’il suscite. »

Pourtant, comme on l’a déjà noté, cette démarche provoque souvent la curiosité de l’intéressé, même si elle est teintée d’appréhension, car l’intui- tion est profondément ancrée en nous que les autres peuvent nous révéler ce que nous sommes.

Dans un groupe, quelqu’un propose que l’on fasse des « portraits imaginaires » des participants ; cette suggestion rencontre beaucoup d’enthousiasme car le fait que les portraits soient dits « imaginaires » per- met de libérer l’expression et de relativiser par le jeu la portée des traits attribués à autrui. Christophe commente cette démarche : « Esquisser le portrait « imaginaire » de quelqu’un, c’est une façon d’entrer en relation avec l’autre, d’établir un rapport nouveau dans la mesure où l’on donne à autrui la perception que l’on a de lui, celle-ci n’étant jamais sans connota- tions diverses. Enfin la synthèse de ces portraits permet une certaine éva- luation de l’image effective que l’on donne au groupe et aussi la possibilité de s’interroger sur les « choses » qui ont motivé ces portraits. »

7.3.1 Catégorisation et attribution

Un autre facteur qui inhibe l’expression dans ce domaine est la crainte d’être « catégorisé », figé dans une image réductrice.

Roland exprime, lors d’une séance, la façon dont il perçoit les différents rôles pris spontanément par chacun dans le groupe ; Thierry écrit à ce propos : « Ses remarques m’ont fait peur dans le sens où elles nous enfer- ment bien souvent impitoyablement dans une fonction précise […]. Elles nous gênent car elles nous mettent face aux regards catégorisateurs des autres qui définissent notre place et négligent notre individualité propre à laquelle nous semblons tellement attachés. »

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En effet, de nombreuses recherches en psychologie sociale montrent qu’il y a à la base de la perception d’autrui un mécanisme d’attribution de caracté- ristiques lié à un processus de catégorisation ; c’est souvent à partir de la classification d’un individu dans une catégorie sociale déterminée (comme le sexe, l’âge, la profession, le groupe ethnique, la croyance idéologique…) que lui sont conférés certains traits plus ou moins stéréotypés : « Les sujets feront, dans cette optique, des attributions à autrui en fonction de la représen- tation cognitive qu’ils ont de la catégorie d’appartenance de cet alter » (Deschamps, 1977, p. 12). Ce processus est d’autant plus actif que cette caté- gorie est éloignée de celle du sujet.

Yolande : « La conversation s’est centrée, entre autres choses, sur com- ment nous voyons Michèle. Tout comme Jacques, elle a la particularité d’être parmi les plus âgés du groupe ; cela lui donne une position de diffé- rence, c’est-à-dire qu’appartenant à une autre classe d’âge, elle “hérite” des stéréotypes sociaux d’autant plus facilement que la distance entre elle et nous (jeunes d’une vingtaine d’années) nous paraît grande. Il faut ajou- ter à cela le fait qu’elle nous ait appris avoir un enfant de notre âge, ce qui a pu faciliter la projection sur elle d’images parentales. »

La démarche de catégorisation se conjugue donc avec un mécanisme d’attribution ; celui-ci « consiste à émettre un jugement, à inférer “quelque chose”, une intuition, une qualité, un sentiment sur son état ou sur l’état d’un autre individu, à partir d’un objet, d’une disposition spatiale, d’un geste, d’une humeur » (Moscovici, 1972, p. 60). C’est dire qu’en dehors de la caté- gorie d’appartenance, c’est à partir de certaines caractéristiques perçues, associées au physique, à la tenue, aux comportements, au discours de la personne que vont être inférés les traits psychologiques qui lui sont attribués. Ainsi, dans le jeu des « portraits imaginaires », évoqué plus haut, on a pu constater que c’était, selon les cas, l’habillement, la coiffure, les postures et les mimiques, l’intonation de la voix ou des comportements habituels de la personne qui induisaient certaines perceptions.

Caroline : « J’ai attendu qu’André se coupe les cheveux pour avoir envie de lui parler. André suscitait sans doute, avec ses cheveux longs, sa barbe, son comportement, une image trop typée que je rejetais. En abandonnant ces caractères, il devenait abordable et non plus assommant. »

Ce que l’on constate aussi, c’est que chacun est tenu pour responsable des impressions qu’il produit. Plus encore, on présuppose souvent qu’une inten- tion se cache derrière chacune des manifestations d’un individu. Cette obser- vation rejoint les conclusions de nombreuses recherches expérimentales ; comme le souligne H. Tajfel, elles « montrent que l’intention est considérée comme cause des actions individuelles bien au-delà des informations objec- tives dont les sujets disposent » (in Moscovici, 1972, p. 299). La logique qui préside à ce type de causalité repose souvent sur une démarche associative et

analogique ; elle renvoie à la perception intuitive d’un lien entre le physique et le psychologique, l’apparence et les attitudes profondes, l’intention et l’effet produit.

Joseph vient d’exposer devant le groupe un problème personnel, important pour lui ; Sabine réagit : « Je comprends pas pourquoi tu nous racontes

ça… moi ça me gêne, je trouve que c’est trop intime, je n’aurais pas l’idée de dire ça au groupe, peut-être à une amie, mais pas ici… Tu crois pas que tu es un peu exhibitionniste ? Je suis sûre aussi que tu nous dis ça pour nous mettre mal à l’aise. »

On pourrait évoquer aussi la notion de théories implicites de la personna-

lité (Bruner et Tagiuri). Ces théories implicites peuvent s’appuyer, pour une

part, sur l’expérience ; comme le note H. Paicheler, on peut « supposer que les individus les ont acquises au contact des autres personnes. Leurs expé- riences sociales ont multiplié les occasions de percevoir des corrélations existant objectivement dans le réel » (in Moscovici, 1984, p. 291). Mais elles s’inscrivent aussi dans des modèles culturels largement axiologisés : « L’impression que nous nous formons d’une autre personne résulte donc de la mise en place des structures définies par une représentation sociale de la personne » (ibid., p. 297). Chaque groupe social, à chaque époque, est porteur de représentations de la personnalité, faites d’ensembles de traits valorisés ou dévalorisés ; ainsi J. Maisonneuve (1979) en analysant à vingt ans de distance l’image de la personne sympathique a pu montrer une évolu- tion significative de cette représentation sociale.

Cependant, s’il est important de prendre en compte ces mécanismes d’inférence, d’attribution, de catégorisation sur lesquels la psychologie sociale a mis l’accent, ils ne suffisent pas à éclairer tous les aspects de l’image d’autrui ; l’expérience groupale montre qu’interviennent dans son élaboration d’autres mécanismes, notamment des mécanismes de nature projective.

7.3.2 La dimension projective

Parler de projection implique que la subjectivité du sujet percevant est tout entière engagée dans l’image qu’il se fait d’autrui ; ses états affectifs et notamment ses désirs, ses attentes, ses peurs, de même que ses représenta- tions et ses fantasmes l’imprègnent profondément. Comme dans un test projectif, l’autre constitue une sorte d’écran sur lequel le sujet réfracte le prisme de sa subjectivité, sa structure de personnalité, ses mécanismes de défense, ses états émotionnels.

L’expérience groupale permet de mettre en lumière ce mécanisme ; d’abord en mettant en évidence la pluralité des images que les participants peuvent se faire d’une même personne et donc la façon dont chacun est engagé dans sa perception ; elle permet aussi à la personne de valider ou

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d’invalider (même si cette réponse n’est pas forcément décisive) les traits, les intentions, les sentiments qui lui sont attribués. Assez vite les participants repèrent cette dimension projective de l’image d’autrui.

Claudine : « On ne voit des autres que leurs comportements et on ne con- naît pas leur vécu intérieur : donc, on ne peut qu’interpréter leurs compor- tements. C’est exactement le processus mis en jeu dans les “portraits imaginaires”. Certains membres du groupe m’ont attribué un portrait ima- ginaire qui est celui de la poule de luxe ou de la femme qui mène une dou- ble vie, à savoir, le jour, l’image d’une femme rangée, et la nuit, celle d’une femme débauchée. Dans un premier temps, j’ai été assez choquée de renvoyer une image aussi négative. Ce qui me gênait vraiment, c’était le côté vulgaire de ce portrait car je déteste la vulgarité. Mais en réfléchissant plus longuement sur cette image, je me suis aperçue qu’elle n’avait pas que des aspects négatifs et la double vie de cette femme peut renvoyer à des fantasmes que les gens projettent sur moi. »

Le mécanisme de projection semble d’autant plus actif que la personne sur qui il porte donne peu à voir d’elle-même, inquiète, intimide, fait peur.

Sylvie : « Ce qui me frappe, c’est qu’on arrive quand même à projeter pas

mal de choses sur les gens, alors qu’on les connaît à peine… Mais c’est peut-être justement ça… quand on les connaît peu on sent peut-être les gens intuitivement, simplement en les voyant. »

Le cas des « silencieux » en est un bon exemple ; donnant sur eux peu d’informations, ils apparaissent comme une surface projective privilégiée sur laquelle les autres peuvent accrocher leur peur d’être observés, jugés ou leurs propres résistances à l’expression.

Sandrine : « Je suis vraiment surprise de ce que vient de dire Anne, que, si

elle parle peu, c’est parce qu’elle a peur, qu’elle a de la peine à s’exprimer… Moi, j’étais persuadée qu’elle nous méprisait un peu, qu’elle ne s’intéressait pas à ce qu’on disait, qu’elle nous jugeait… Maintenant, je la vois différem- ment et je me rends compte que j’avais projeté plein de trucs sur elle. »

Dans un sens plus spécifiquement psychanalytique, on observe aussi que le sujet projette souvent sur autrui ce qu’il refuse ou méconnaît en lui-même. Dans un groupe Lucien et Jean-Pierre « s’accrochent » assez souvent et leurs joutes oratoires agacent un peu les autres. Catherine le fait remarquer et demande à Lucien : « Mais pourquoi tu n’arrêtes pas de “chercher” Jean-Pierre, qu’est-ce qu’il t’a fait ?

Lucien. – Je sais pas si c’est moi qui le cherche ; tu crois pas qu’il me

cherche aussi ? Mais c’est vrai que j’aime bien le titiller, je suis sûr qu’il va répondre… Enfin, ce qui m’énerve un peu chez lui, c’est qu’il veut tou- jours avoir le dernier mot…

Catherine (l’interrompant). – Tu crois pas que t’es un peu pareil, que toi

aussi tu veux avoir le dernier mot ?

Lucien. – Je sais pas… peut-être… T’es vache de le faire remarquer, peut-

être que les autres s’en étaient pas aperçus [rires]… Bon, maintenant que tu le dis, c’est vrai que j’ai peut-être cette tendance, mais c’est sûrement une raison de plus pour que ça m’énerve chez Jean-Pierre… »

On constate aussi que les membres du groupe ont besoin de se faire une image, d’essayer d’expliquer et de comprendre des individualités qui posent problèmes, qui sont source de conflits ou de tension. C’est un peu un moyen de les contrôler et au moins de trouver une raison au trouble qu’elles provoquent. Bénédicte : « En mettant une étiquette à quelqu’un, nous le maîtrisons ; et s’il s’avère dangereux ou menaçant pour notre image, il suffira de le ran- ger dans un rang inférieur à soi pour contrer le danger. »

Souvent ces individualités qui polarisent l’affectivité du groupe incarnent les conflits ou la problématique qui agitent le groupe et traversent chaque participant.

Ainsi dans un groupe Gérard cristallise le conflit entre la volonté d’impli- cation et la peur de la « casse » qui pourrait en résulter. Yolande note : « Beaucoup de personnes se sont exprimées à propos de l’image qu’ils avaient de Gérard, alors qu’il était absent. La conversation est devenue très animée. Ont été mis au jour des stéréotypes, des projections et beau- coup d’affectif au travers de critiques sévères. L’implication autour de l’affectif fut, à mon avis, très importante, ce qui explique l’animation, la tension ainsi qu’une culpabilité que certains ont exprimée. »

C’est en exprimant ce qu’ils ressentent face à cette personne, en essayant de cerner l’image qu’ils s’en font que les participants peuvent comprendre ce qu’ils investissent de leur problématique propre dans cette image et ainsi se la réapproprier.

Josette : « Aurélie se retranche toujours derrière une boutade comme pour atténuer ce qu’elle pense être trop agressif dans ses propos. Elle est la con- testataire du groupe. Comme beaucoup d’entre nous, elle est incapable de dire ce qu’elle attend du groupe et pourtant elle en attend beaucoup. Alors elle “ronchonne” car, insatisfaite, elle s’en veut et nous en veut peut-être également un peu de ne pas satisfaire son attente et sa demande. Elle est très consciente de son agressivité et voudrait la dominer. Son rôle est un peu par- ticulier pour moi, car il me semble avoir quelques points communs avec elle. » Et aussi : « Il m’est difficile de parler d’Albert contre qui mon agres- sivité naturelle s’est exercée. Aversion-attirance disait Dominique, ce que je réfute totalement. Par contre, que ce qu’il m’a montré de lui fasse résonner des sentiments semblables en moi, ça je ne peux le nier. En fait il se pose devant tout le groupe des questions que, peut-être, je me pose aussi. »

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