• Aucun résultat trouvé

L’identification projective

Dans le document Identité (Page 121-125)

5 L’IDENTIFICATION GROUPALE

5.3 L’identification projective

Nous avons souligné à plusieurs reprises la tendance à la personnalisation du groupe comme l’une des composantes de l’identification groupale. Cepen- dant, ce n’est pas seulement comme totalité que, dans l’imaginaire, s’établit une correspondance entre l’individu et le groupe ; c’est aussi, comme on l’a vu, certaines dimensions spécifiques de son identité que le sujet projette,

L’IDENTIFICATION GROUPALE 113

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

selon les occasions et les moments, sur le groupe : instance surmoïque, idéal du moi, fonction moïque ou aspects pulsionnels.

5.3.1 Rôle de la personnalité centrale

Ce phénomène de projection peut prendre comme support soit la totalité, soit un sous-groupe, soit certaines individualités assumant des fonctions particulières. On a trop tendance à ramener ces fonctions à la notion de

leadership ; en fait, le groupe peut se structurer autour de personnalités

« centrales » occupant des positions très diversifiées (leader, bouc émissaire, héros, adjuvant, opposant1…) ; elles peuvent remplir différents rôles que

F. Redl a bien mis en lumière : rôle de surmoi, d’idéal du moi, de soutien du moi ou de stimulation pulsionnelle2

L’importance prise par la « personnalité centrale » tient à ce qu’elle est souvent une image identificatoire à la fois pour l’individu et pour le groupe (comme support à sa personnalisation) ; c’est pourquoi, lorsqu’elle fait défaut, cela présente un caractère déstabilisant pour celui-ci.

C’est notamment ce que ressent vivement Florence lorsque Françoise qui a assuré l’« animation » du groupe pendant plusieurs séances semble se retirer : « Le groupe qui se croyait bien en place est d’un coup en déséquilibre : un des membres abdique. Chacun est blessé dans son amour propre ; il est touché au plus profond de lui-même. Chaque membre s’était intégré dans ce groupe tel qu’il était ; et en un instant, c’est une remise en question : un des piliers s’écroule. C’est comme un château de cartes qui s’abat lorsqu’une carte faiblit. » Florence souligne bien comment la défaillance du « pilier » que constituait Françoise atteint à la fois l’inté- gration du groupe et le sentiment interne d’intégrité de chacun montrant par là même la relation étroite entre les deux et la blessure narcissique res- sentie lorsque le groupe est touché.

5.3.2 L’affectivité groupale ?

Ce qui ancre fortement le sentiment d’unité et d’analogie entre l’individu et le groupe, c’est l’existence d’une affectivité groupale. Cette existence, qui ne peut que frapper l’observateur, a été mise en relief et analysée notamment par W. Bion (1965) ou M. Pagès (1969). Elle est indéniablement l’une des dimensions fondamentales de la vie des groupes. Cependant son interpréta- tion soulève des questions théoriques complexes. En faisant de ce phéno- mène l’indice d’une affectivité du groupe (dans le sens d’un sentiment éprouvé collectivement par la totalité du groupe), ne cède-t-on pas précisé-

1. On pourrait notamment s’inspirer avec profit des catégories actantielles dégagées par l’analyse sémiotique.

ment à cette illusion d’un groupe personnalisé éprouvant des sensations, des émotions, des sentiments à l’instar d’un individu ? Ne peut-on comprendre plutôt l’affectivité groupale comme la réaction similaire d’individus placés dans la même situation ? Irait dans ce sens le fait aisément constatable que tous les participants n’éprouvent pas toujours les mêmes sentiments et que chacun réagit aussi en fonction de son implication présente et de sa personnalité ; il est d’ailleurs fréquent que lorsqu’un participant s’exclame « le groupe est angoissé » ou « le groupe est bloqué »…, il y en ait souvent un autre pour le contredire : « Mais moi je ne suis pas angoissé du tout » ou « je ne me sens absolument pas bloqué »… ce qui montre bien à la fois qu’une émotion est ressentie comme dominante, et que certains n’y partici- pent pas.

On retrouve ces deux aspects dans ce témoignage d’Éva : « Presque à tout moment, je vivais les émotions et affects en accord avec le restant du groupe. Je ne me suis sentie à l’écart du vécu général que deux ou trois fois […] Je ressentais le groupe comme très unifié dans le sens où chaque thème élaboré correspondait à ce que je vivais à ce moment-là. C’est pour cela que toutes les gratifications et frustrations vécues par le groupe, je les vivais tout aussi intensément que les autres. »

Mais il ne faudrait pas non plus interpréter l’affectivité dans le groupe comme la simple addition de réactions individuelles à un même stimulus. En effet certains processus groupaux contribuent à l’amplification et à l’unifica- tion du vécu collectif : c’est le cas, par exemple, d’une sorte de « contagion » affective, très souvent observée ; elle résulte d’une empathie élémentaire qui fait que chacun, en se mettant « à la place » de l’autre, est amené à ressentir des sentiments semblables aux siens.

Joël : « J’ai vu que Gérard se troublait, il est devenu assez pâle et sa voix tremblait ; je le sentais mal à l’aise et j’ai eu peur, un instant, qu’il ne se mette à pleurer ; je me suis senti moi-même très mal à l’aise, car, involon- tairement, je m’imaginais à sa place. »

Il s’agit là d’une forme passagère et minimale d’identification qui se fait à partir d’une réaction commune, ou imaginée commune, face à une même situation de base (peur, compassion, honte, rire, colère, attaque, défense…) ; elle constitue une des composantes fondamentales de l’affectivité groupale.

Une autre est le phénomène de « résonance fantasmatique » analysé par D. Anzieu (1975). Un des fantasmes unificateurs de la groupalité est, selon R. Kaës, celui de la fusion, de l’incorporation de chacun dans un corps grou- pal, fantasmé comme corps maternel1. Il présente un caractère sécurisant,

1. De même que l’identité personnelle s’étaye sur l’enveloppe corporelle (selon la notion de « moi- peau » développée par D. Anzieu, 1985), l’identité groupale requiert la fantasmatisation d’une enveloppe commune.

L’IDENTIFICATION GROUPALE 115

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

mais sa nature imaginaire le rend nécessairement fragile, ce qui peut être aussi source d’angoisse du fait de l’identification de l’individu au groupe. R. Kaës pose l’hypothèse que « les angoisses relatives au corps propre des membres d’un groupe sont la conséquence de l’absence du corps groupal et des projections faites sur l’objet fantasmatique qui en tient lieu » (1976, p. 206). En même temps, la corporéité est l’« épreuve de réalité » qui distin- gue la psyché individuelle et la structure psychologique du groupe, l’identité personnelle et l’identité groupale, comme le souligne D. Napolitani :

La dynamique intrasubjective se déroule, écrit-il, dans les limites précises de la corporéité (image du corps) individuelle qui se constitue comme donnée première, objectivement identifiable grâce à sa continuité dans le temps et dans l’espace, et à la fondamentale indivisibilité de ses parties. La dynamique intersubjective se déroule au contraire dans une structure relationnelle qui tend à assumer sa propre homogénéité, sur le plan fantasmatique de l’image du corps individuelle […] sans en avoir pour autant les mêmes caractéristiques de matérialité et de ferme identité1.

Cependant, au niveau imaginaire, il y a une correspondance et une mise en résonance entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’intrapsychique et l’interper- sonnel.

5.3.3 Intra- et intersubjectivité

Nous pouvons apporter quelques exemples de cette correspondance. Le premier est le fait que les conflits sont mal tolérés dans les groupes. La raison en est d’abord qu’ils donnent l’image d’un groupe divisé.

Thérèse note à propos d’un affrontement vif sur les conceptions des rela- tions et des échanges : « Cet affrontement me laisse l’impression pénible d’un groupe dispersé, désuni, profondément divisé ; sera-t-il possible après ça de recoller les morceaux ? »

Cependant, cette image est d’autant plus forte qu’une résonance s’établit entre le conflit groupal et le conflit intrapsychique ; le premier représente souvent la projection du second, de même que les conflits interpersonnels ravivent en chacun une conflictualité interne ; on peut comprendre notam- ment dans ce sens l’opposition fréquente et récurrente entre « parlants » et « silencieux » ; cette opposition qui semble diviser le groupe traverse aussi chaque participant car elle renvoie chacun au conflit entre le désir d’expres- sion, et les peurs et les défenses que ce désir mobilise et qui poussent certains à rester silencieux.

Un autre exemple est l’analogie qui s’instaure inconsciemment entre les processus groupaux et les processus internes et que l’on peut repérer notam-

ment au niveau des sensations corporelles verbalisées par les participants. Ainsi, une impression de tension intérieure peut être ressentie comme une tension à l’intérieur du groupe et inversement (Bernard : « Je suis sorti de cette séance avec une forte impression de contraction dans tout le corps ; c’est comme si j’avais pris en moi toute la tension qu’il y avait dans le groupe »). Une correspondance peut aussi s’observer entre la circulation de la parole et la circulation énergétique à l’intérieur de l’individu ; lorsqu’il y a un échange fluide de propos se répondant les uns aux autres, les participants se sentent bien et trouvent la séance animée ; si au contraire les échanges sont hachés, si les interventions tombent sans susciter d’échos, si le silence s’installe, les participants éprouvent une sensation de malaise, de tension, de blocage ou de vide intérieur. De même un participant ressentant de l’agressivité peut s’imagi- ner qu’elle circule dans le groupe. Il y a donc une sorte d’imprécision, de flou qui s’instaure quant aux limites de l’individualité et à la localisation des sensa- tions et des émotions ressenties : sont-elles individuelles ou groupales ? Chaque fois que Pierre prend, par exemple, la parole, il est envahi par l’émotion, s’empourpre, a une impression intense de chaleur ; il s’exclame alors : « Il fait trop chaud ici », localisant la chaleur dans la salle et non en lui.

Ainsi l’affectivité intrasubjective est projetée sur le groupe, alors que ce qui naît des relations et de la communication groupale suscite sensations et émotions intérieures. Ce double mouvement favorise le sentiment d’une fusion des individualités dans une affectivité groupale ; il entraîne une conta- gion et une uniformisation des réactions émotionnelles ; les frontières de l’individualité semblent se dissoudre dans une totalité symbiotique, suscitant une confusion, dans l’imaginaire, entre identité personnelle et identité grou- pale. C’est pourquoi ce qui affecte le groupe est vécu inconsciemment comme affectant l’individu (ainsi Sandrine, devant la proposition de former deux sous-groupes, se récrie : « Je ne veux pas me scinder »).

Dans le document Identité (Page 121-125)