• Aucun résultat trouvé

L’intérieur et l’extérieur

Dans le document Identité (Page 134-140)

6 SOI SOCIAL/SOI INTIME

6.2 L’intérieur et l’extérieur

La psychanalyse a donc mis en lumière et conceptualisé la division du sujet entre le conscient et l’inconscient et entre les différentes instances de la personnalité, de même qu’elle a souligné les conflits engendrés par cette division. Cependant, l’expérience groupale permet de saisir aussi une autre coupure, qui se révèle phénoménologiquement très importante, celle que le sujet perçoit entre l’intérieur et l’extérieur de lui-même.

En effet, la conscience de soi établit une distinction nette entre les aspects extérieurs et donc publics du sujet (ceux qui tombent sous le regard d’autrui et qui ont par là même un caractère social) et les aspects intérieurs et donc privés (qui ne sont accessibles qu’au sujet lui-même).

Les premiers constituent le paraître et l’agir du sujet : son aspect physi- que, son apparence, sa tenue (sa physionomie, la façon dont il est coiffé, habillé, apprêté et les caractéristiques qui s’en dégagent), ses comportements corporels (sa posture, sa gestualité, ses mimiques), ses comportements verbaux (sa façon de parler, son intonation, ses prises de parole), ses condui- tes interactives (sa manière d’entrer en communication avec autrui, de se situer par rapport à lui, son style relationnel, etc.). Tous ces éléments consti- tuent la « façade » extérieure dont le sujet sait qu’elle va être perçue et jugée par autrui et qui demande donc une « mise en scène » soignée et contrôlée, pour employer une notion développée par E. Goffman (1973).

Le sujet a une certaine conscience, une certaine représentation de la façade qu’il présente, mais cette représentation est largement médiatisée par le regard d’autrui qui en est le destinataire ; on peut dire qu’elle constitue son identité sociale, dans le sens où elle spécifie la manière dont il se présente et se perçoit dans les relations sociales et dont il souhaite ou pense être perçu par les autres1.

Les aspects intérieurs et privés ne sont pas, quant à eux, accessibles à autrui ; le sujet est le seul à les connaître, même s’il peut en laisser filtrer quelque chose à l’extérieur à travers ses manifestations émotionnelles, ses

1. Dans ce sens, la notion d’identité sociale n’a plus ici tout à fait la même signification que celle qui lui est donnée habituellement et que nous venons de rappeler au paragraphe précédent.

attitudes, son comportement, son discours… Ce soi intime est fait de sensa- tions, d’affects, de représentations et plus largement de tout le vécu somato- psychique du sujet (son vécu corporel, ses émotions, ses sentiments, ses désirs, ses pensées, ses souvenirs, son discours intérieur…). Dans la mesure où cette conscience intérieure a pour objet le sujet lui-même, elle constitue son identité intime, celle qu’il ressent face à lui-même et qu’il aura tendance à préserver et même à cacher au regard des autres.

6.2.1 L’identité sociale

Si l’on retient cette notion d’une identité « extérieure », identité pour autrui qui s’actualise sur les relations sociales et d’une identité « intérieure », iden- tité intime pour soi, largement soustraite à la communication avec autrui, le concept d’identité sociale peut trouver une nouvelle définition. Il ne se limite plus à l’appartenance ou la référence à des groupes sociaux, dont le sujet tire une certaine perception et certains sentiments de lui-même. Notons d’ailleurs que le terme de groupe est ici imprécis : il renvoie, comme on l’a montré, aussi bien à des catégories bio-psychologiques (comme le sexe et l’âge), à des milieux socioprofessionnels (classes sociales, catégories profes- sionnelles…), à des communautés historiques et culturelles (groupes ethni- ques, cultures régionales, nations…) qu’à des affiliations institutionnelles et idéologiques (organisations, Églises, partis, écoles de pensée…). Si tous ces « groupes » influencent l’identité des individus qui y participent, c’est parce qu’ils proposent des systèmes de valeurs, des modèles de conduite, des représentations types du « bon membre » ainsi qu’un registre de rôles prescrits ; c’est à travers ces images identificatoires, ces représentations normatives et ces schèmes d’interaction que le milieu environnant modèle l’identité sociale des individus.

Apportons-en un exemple tiré de l’expérience groupale :

Agnès vient d’annoncer qu’elle va se fiancer : « Ben, si tu veux j’ai côtoyé

beaucoup d’amies qui actuellement ont un bébé, sont mariées, sont fiancées et puis moi, je me retrouve comme une imbécile, je suis depuis quatre ans avec mon ami et puis toujours rien, quoi […] Je me retrouve un peu sur la touche… Me fiancer, ça me donne un statut. Mes parents depuis quatre ans n’arrêtent pas de m’embêter là-dessus ; donc ça va régler pas mal de cho- ses […] C’est une façon de sortir de l’adolescence, de passer à l’âge adulte.

Louis. – Donc, c’est pour avoir un statut, une identité…

Agnès. – Oui, tout à fait et aussi pour mon copain ; je serai plus obligée

de dire mon copain, mon ami, je pourrai dire mon fiancé.

SOI SOCIAL/SOI INTIME 127

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Agnès. – Je vais m’appeler « Mme X », ce sera chouette ; j’ai pas encore

trouvé la signature ; mais je crois que je vais garder mon nom de jeune fille ; je ne sais pas si c’est par respect pour mes parents, mais à travers mon nom, j’ai une identité, je suis attachée à mon groupe familial et j’ai pas envie de perdre cette identité pour en acquérir une autre.

Catherine. – Moi, je peux te dire qu’on la perd pas, même si on change de

nom, son identité…

Agnès. – Mais ouais, mais c’est vis-à-vis des autres, pas vis-à-vis de moi ;

c’est quand même quelque chose de changer de nom du jour au lende- main. J’aurais l’impression que les gens n’arriveraient pas à percevoir une partie de moi qui représente quand même une vingtaine d’années de ma vie. »

Dans cet échange, Agnès témoigne de l’impact de la comparaison et des modèles sociaux dans la perception de soi ; mais aussi de son ambivalence quant au changement d’identité qu’implique, pour une part, le changement de nom.

L’identité sociale désigne donc la représentation de soi que le sujet cher- che à construire et à donner dans les interactions où il est impliqué, représen- tation qui demande à être reconnue et confirmée par autrui et qui s’élabore toujours en relation avec les modèles culturels et sociaux. Par là même, l’identité sociale présente de multiples facettes correspondant aux divers rôles sociaux et situations interactives dans lesquels le sujet est engagé, et aux styles spécifiques avec lesquels il les assume ; car, ainsi qu’on l’a noté, le rôle constitue à la fois un modèle extérieur, socialement prescrit, et une expression singulière exprimant la personnalité de l’acteur. La notion de personnage correspond bien à cette dimension de la personnalité qui s’actua- lise dans les rapports sociaux ; elle présente plusieurs aspects : on peut distinguer avec J. Maisonneuve (1977, p. 77) le personnage comme rôle stéréotypé (le devoir être de coloration surmoïque), comme masque (le paraî- tre), comme refuge (en liaison avec les mécanismes de défense) et comme idéal personnel (le vouloir être en relation avec l’idéal du moi). Selon la personnalité du sujet, ces aspects seront plus ou moins présents et accentués dans le personnage qu’il actualise face aux autres. Mais il y a toujours un écart entre la conception de soi (mon personnage tel que je me le représente) et sa mise en acte (le personnage agissant tel qu’il est perçu par soi et par les autres).

6.2.2 L’identité intime

L’identité sociale tend donc à s’adapter et à se montrer conforme aux normes, aux valeurs et aux modèles sociaux (à part si le sujet cultive une identité d’« original », d’« excentrique », de « marginal ») ; elle est façonnée

par les représentations et les codes culturels, projetés dans les attentes et les jugements d’autrui. Par comparaison, l’identité intime est beaucoup plus marquée par le corps et ses pulsions, par les émotions et les affects, par l’imaginaire. Le fait qu’elle soit inaccessible à autrui permet son étayage plus direct sur les sentiments narcissiques, les rêves de toute-puissance, le désir, la recherche d’amour et de séduction. Mais elle est plus vulnérable aussi aux blessures narcissiques, aux sentiments d’échec et de déva- lorisation, aux complexes d’infériorité ; la structure maniaco-dépressive montre l’extrême de cette oscillation de l’identité intime entre la méga- lomanie de la fusion du moi avec le moi-idéal et l’autodépréciation destruc- trice du moi écrasé par le surmoi.

On peut mettre en relation les notions d’identité sociale et d’identité intime avec ce que H. Rodriguez-Tomé (1972) a désigné comme « image sociale de soi » et « image propre ». Il définit l’image sociale de soi comme conscience de soi pour autrui, dans le sens où l’autre est sa source et son destinataire ; cependant lorsqu’il écrit : « Nous appelons image sociale de soi celle qui se constitue justement à partir des indices sur soi-même que l’individu reconnaît comme venant d’autrui ou qu’il attribue à autrui » (p. 29), il semble donner à cette notion un contenu assez limité ; en effet, si l’image sociale est bien conscience de soi pour autrui, on ne saurait la restreindre, à mon avis, à l’image que l’on pense que les autres se font de soi ; elle correspond plutôt à l’identité que le sujet se ressent et actualise dans ses relations aux autres. D’ailleurs H. Rodriguez Tomé souligne lui-même que « communiquer avec autrui implique une définition, à la fois relative et réciproque, de l’identité des partenaires : il faut être et se savoir quelqu’un pour l’autre tout comme l’on se fait une représentation de ce que l’autre est en soi et pour nous » (ibid.). Quant à l’image propre, elle se présente, propose-t-il, « sous la forme d’un agencement de traits de personnalité que le sujet admet comme lui appartenant ; c’est un ensemble de caractéristiques telles que dispositions, habitudes, tendances, attitudes ou capacités, à quoi s’ajoute ce qui relève de l’image du corps propre » (p. 28). Là aussi, cette définition peut sembler trop restrictive ; il n’est pas sûr, en outre, que le sujet se perçoive comme « un agencement de traits » ; il y a certainement à ce niveau une confusion entre l’objet étudié et la méthode pour le saisir (à savoir un échantillon d’items à partir duquel le sujet est appelé à s’auto- évaluer)1.

Ne faut-il pas à ce niveau distinguer aussi entre la conscience de soi « réfléchie » qui est celle que l’on sollicite lorsqu’on demande à un sujet de

1. Dans ce sens, le test du « Qui suis-je ? » de Kuhn et de McPartland, développé par M. Zavalloni (1984), est moins inducteur ; cependant, comme il constitue une réponse communiquée à autrui, il exprime davantage, à mon avis, l’identité sociale que l’identité intime, ce que les résultats du test semblent d’ailleurs confirmer.

SOI SOCIAL/SOI INTIME 129

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

répondre à un questionnaire, à un test ou de s’autodéfinir, de l’image propre spontanée. Rodriguez-Tomé signale justement cet aspect :

Comme toute conscience de soi, elle est un regard qui se regarde ; mais se re- garder n’implique pas réfléchir sur soi-même, d’où il s’ensuit que toute cons- cience de soi n’est pas conscience réfléchie (p. 29).

Cette remarque est importante à prendre en compte pour ne pas attribuer à l’image propre les caractéristiques de l’image réfléchie telle qu’on peut la saisir en réponse à un test ou un questionnaire (d’autant que dans ces cas l’outil d’appréhension contribue fortement à imposer sa propre structuration explicite ou implicite à l’objet qu’il prétend décrire). L’identité doit être distinguée de son expression rationalisée ; il ne faut pas oublier qu’elle est largement préconsciente, voire inconsciente dans certaines de ses dimensions.

6.2.3 La coupure entre l’intérieur et l’extérieur

Le rapport entre l’identité sociale et l’identité intime est un rapport étroit et non arbitraire. On serait tenté d’utiliser la métaphore du « reflet » en disant que la première reflète la seconde. Mais cette formule risque d’être double- ment trompeuse. D’abord parce qu’elle suggère une sorte de détermination univoque allant de l’intérieur vers l’extérieur, alors qu’il s’agit plutôt de rela- tions réciproques, jouant dans les deux sens. Et aussi parce qu’elle peut induire l’idée d’une espèce d’homologie directe entre l’externe et l’interne.

Cependant, s’il y a bien une relation entre les deux (dans le sens où, entre les caractéristiques de l’identité sociale d’un individu et celles de son identité intime opère tout un ensemble de correspondances), cette relation est complexe et fait intervenir notamment les notions de limite, de coupure et de mécanismes de défense.

La coupure entre l’intérieur et l’extérieur, l’intime et le social, est consti- tutive de l’identité. C’est elle qui permet au sujet de se percevoir comme une individualité ayant des limites précises et séparée des autres. Toute atteinte à ce qui constitue une sorte de barrière de protection, dont l’enveloppe corpo- relle apparaît comme la symbolisation1, est vécue comme une menace pour

l’identité du sujet. Le moi social est à la fois une expression et une défense du moi intime.

Ainsi Colette vient de raconter un épisode très personnel de sa vie, qui donne d’elle une image assez différente de celle qu’elle avait montrée auparavant :

Denise. – Tout ce que tu nous dis là, si on était en tête à tête je l’écouterais

très volontiers ; là, la présence du groupe, ça me dérange.

Colette. – Moi, si tu veux, à partir du moment où je le dis en groupe, c’est

que déjà ça ne me gêne pas, je sais à quoi je m’engage et je sais que ça peut gêner certains d’entendre une histoire très personnelle […] Mais, ça m’intéresse justement de sentir le regard et la réaction des autres face à quelque chose de très intime […] Mon côté à raconter des histoires mar- rantes, à me montrer comme quelqu’un d’insouciant, à mon avis, n’est qu’une façade qui n’a rien à voir avec ma réalité qui est complètement speedée, à me morfondre, à me remuer les sangs dans tous les sens. En fait, je voulais vous donner une image que je crois plus réelle, pour que vous réussissiez à faire un pot-pourri de tout ce que je suis… C’est pas encore tout ce que je suis parce qu’il y a plein d’autres trucs mais, disons, une bonne partie de ce que je suis ; ce qui me fait parler comme ça aujourd’hui, pour qu’on comprenne ; je ne veux pas que ce soit un individu qui me comprenne mais que ce soit le groupe ; tu vois ce que je veux dire ?

Denise. – Oui, je vois très bien […] Ce que tu dis maintenant c’est plus

grave et avant, l’image que j’avais de toi – mais je pense que c’est aussi toi – de quelqu’un, je sais pas, un peu naïf, enfin ça me fait drôle […] Je me dis que dans tout ça – l’image sociale que tu donnes et puis ce que tu dis après – j’ai du mal à te percevoir… Quelle est la part de provocation, de vérité, enfin je sais pas…

Colette. – Non, c’est pas de la provocation […] Donner une image de moi

candide, naïve, petite fille gentille […] C’est une façon de cacher l’aspect plus dramatique de ma personnalité…

Cet échange montre clairement le rôle défensif du soi social et sa fonction de masque (ou de « formation réactionnelle »).

Cependant, la coupure et la barrière entre les deux peuvent être plus ou moins accusées, plus ou moins rigides et plus ou moins perméables. Dans les cas extrêmes, l’identité sociale constitue un « faux self », servant à masquer et à protéger le « vrai self », pour utiliser des notions élaborées par D. Winnicott. On peut aussi invoquer la notion rogérienne de « congruence » pour évaluer le degré de correspondance entre le moi intime, la conscience qu’en a le sujet et la façon dont il l’exprime socialement dans ses relations à autrui (Rogers, 1968). Les réflexions que l’on peut tirer de la psychopatholo- gie permettent d’avancer l’hypothèse que plus les limites du moi sont mal établies, plus l’identité est fragile et plus fortes seront la coupure et la barrière entre le soi social et le soi intime1.

L’identité sociale est marquée aussi par les mécanismes de défense qui interviennent dans l’expression de soi. Elle peut relever, par exemple, de la

1. Ainsi, dans la schizophrénie, les limites entre l’intérieur et l’extérieur deviennent floues, ce qui fait que le sujet peut percevoir comme venant du dehors ce qui lui appartient (hallucinations) et l’inverse.

SOI SOCIAL/SOI INTIME 131

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

formation réactionnelle, au sens psychanalytique, en constituant une sorte d’inversion défensive des tendances du moi intime : ainsi une politesse appuyée peut être une barrière contre les mouvements agressifs que le sujet contient à l’intérieur ; une certaine théâtralisation du soi social, dans le sens notamment de la séduction, peut tendre à masquer les sentiments intérieurs authentiques du sujet (notamment un doute sur son identité sexuelle). Il existe donc toute une série de mécanismes de nature essentiellement défensive qui permettent de mettre en relation les caractéristiques de l’iden- tité sociale et celles de l’identité intime d’un sujet. Cependant, la première n’est pas seulement un masque protecteur ; elle est en même temps un prolongement de la seconde et une expression de celle-ci dans les relations à autrui.

Dans le document Identité (Page 134-140)