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Sous le regard d’autru

Dans le document Identité (Page 93-98)

4 L’EXPÉRIENCE DU GROUPE

4.1 Sous le regard d’autru

Se retrouver face à des inconnus, dans un contexte qui s’éloigne des normes et des rituels de la vie sociale, avec l’impression qu’il n’y a pas de tâche précise1 et que personne ne prend en charge l’organisation du groupe, a un

caractère déroutant. La situation est insécurisante et paradoxale : la plus grande liberté est laissée aux participants et pourtant ils la ressentent comme une contrainte. L’initiative qui leur est dévolue est perçue comme un vide angoissant. C’est ce qu’exprime, par exemple, Michel à la deuxième séance d’un groupe de formation : « Il faut trouver quelque chose à faire ! On ne va

pas rester là comme ça à se regarder en chiens de faïence ; ce vide est trop pénible. » Nicole note, quant à elle : « Dans ce type de groupe tout peut être

dit, cela est une des règles fondamentales ; mais c’est ce qui est vécu qui est différent […] C’est toute la relation à autrui qui fait que cette règle de libre parole n’est pas totalement respectée et qu’en fait nous n’avons pas l’impres- sion d’être libres mais contraints. » En effet, la possibilité d’une libre expres-

1. En fait, il y a bien une tâche puisqu’il s’agit, à travers l’expression et l’analyse en commun du vécu, de comprendre les processus psychosociologiques qui se manifestent « ici et maintenant » dans le groupe. Mais les participants n’arrivent pas à avoir une perception claire de cette démar- che et à se l’approprier que progressivement.

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sion, proposée par l’animateur, suscite d’emblée chez les participants un questionnement, une inquiétude et des défenses (parler de quoi ? Peut-on vraiment tout dire ? N’est-ce pas dangereux ? Quelles limites va-t-on se fixer ? Quelle image de soi peut-on donner ?). Ils se rendent compte que, lorsque les obstacles extérieurs à l’expression de soi sont théoriquement levés, chacun se heurte aux barrières que lui-même s’impose : normes socia- les, inhibition, anxiété, peur d’autrui et de ses jugements…

Rien ne vient préciser aux participants ce qu’ils peuvent ou souhaitent montrer d’eux-mêmes, quelle facette de leur identité va être en jeu et s’exté- rioriser dans la communication. Ce flou est donc vécu très souvent comme une sorte de menace pesant sur l’individualité et l’identité de chacun, senti- ment fréquemment verbalisé lors des premières séances.

4.1.1 Les craintes suscitées par la situation

La situation engendre ainsi un climat diffus d’anxiété et suscite chez les participants un ensemble de craintes : crainte d’être noyés dans la masse, de s’exprimer devant plusieurs personnes, d’avoir à se livrer ; peur du jugement d’autrui, de l’image que l’on va donner, de la contrainte que représente la présence des autres. Ce sont ces craintes qui leur donnent l’impression que leur individualité est menacée et leur identité remise en cause.

Une des premières craintes qui s’exprime face à l’anonymat et au nombre est celle d’être « noyé » dans le groupe, de perdre son identité singulière. Annie, par exemple, éprouve lors des premières séances une sensation profonde de malaise, « l’impression que l’on a plus ou moins d’être noyé dans le groupe, d’être laminé par une collectivité qui anéantit par là même cette spécificité subjective que chacun s’attribue ». Même sentiment chez Philippe : « Face au groupe, je ressentais une menace pour moi-même et mon identité ; j’ai peur d’être noyé dans le groupe et de perdre ainsi toute individualité. » On constate d’ailleurs qu’une des premières propositions qui est faite est souvent de « se présenter » pour tenter d’échapper à l’anonymat et se rendre présents en tant qu’individus singuliers.

Cependant, les premières relations s’établissent plutôt à travers le regard ; celui-ci permet de se faire une première image des autres, d’essayer de les évaluer sans forcément s’exposer soi-même. L’échange de regards est aussi une façon d’ébaucher un premier lien affinitaire, d’adresser à l’autre une invite ou une demande muette, de trouver des points d’appui ; comme France, qui note que la présence de Claire, assurée, souriante et apparem- ment à l’aise la rassure : « Quand j’entre dans un nouveau lieu, c’est

sécurisant de s’accrocher au regard, à la parole de quelqu’un. »

Mais cette relation « imaginaire » immédiate n’est pas sans susciter aussi des appréhensions. Car chacun est incertain de l’impression qu’il peut produire et de l’image que les autres vont se faire de lui. Christine souligne

cet aspect : « Participer à un groupe de formation constitue une démarche qui va engager notre individualité, peut-être la risquer dans la rencontre avec l’autre, ou plutôt les autres, puisqu’il s’agit d’une rencontre plurielle. C’est donc venir y faire l’épreuve de son identité, se remettre en question à travers la parole et le regard des autres qui jouent un rôle de miroir. » Jean-Louis note aussi : « Ce qui revient souvent dans la dynamique de groupe, du moins au début, ce sont des questions du genre : “Que suis-je ici, pour moi et les autres participants ?”. » Murielle relève encore cette vacillation qu’entraîne le regard d’autrui : « Je ne prenais pas forcément la place que je souhaitais prendre dans le groupe ; l’image de moi-même que je voulais donner n’était pas toujours celle que l’on me renvoyait. »

4.1.2 La peur d’autrui

Si l’on appréhende le regard d’autrui, c’est bien sûr parce que l’on redoute son jugement, que l’on a peur qu’il vous renvoie une image négative et dévalorisante de soi : « C’est en dynamique de groupe, témoigne Nadia, que j’ai pris conscience avec autant de force de cette peur constante du jugement d’autrui ; elle vient du regard que nous prêtons à autrui. Ne vont- ils pas me trouver stupide, inintéressante, antipathique ? Je crois que si l’on pense que les autres nous jugent aussi durement, c’est que l’on n’est pas sûr de soi, qu’on manque de confiance en soi. » La peur du jugement s’insinue donc là où chacun sent son identité fragile, mal assurée, pleine de failles. Jacques, qui est Antillais, est persuadé qu’il maîtrise mal le français (bien qu’il n’en soit rien) et que cela le met en position d’infériorité et entraîne un jugement négatif à son égard. Jeanine, parce qu’elle est la plus âgée du groupe, pense qu’elle va être rejetée par les plus jeunes (qui, de leur côté, se sentent jugés par elle). Isabelle qui a une allure un peu masculine : « J’ai peur que les autres me collent une étiquette, qu’ils ne me

voient que sous cette apparence et que j’en sois prisonnière, que je ne puisse plus m’en débarrasser. »

L’expérience groupale rejoint donc de manière saisissante la perspective développée par la phénoménologie existentielle, et tout spécialement par J.- P. Sartre. Pour lui, c’est d’abord dans le regard de l’autre que chacun saisit son identité ; mais ce regard est réifiant et aliénant car à travers lui le sujet s’éprouve comme objet de points de vue qui lui échappent et d’appréciations inconnaissables. C’est dans la mesure où j’en suis intrinsèquement dépendant que le regard de l’autre menace mon identité : « Le fait d’autrui est incontestable et m’atteint en plein cœur. Je le réalise dans le malaise ; par lui je suis perpétuellement en danger… » (Sartre, 1943, p. 322).

Ce sentiment originaire est intensément vécu dans les débuts du groupe et progressivement verbalisés.

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France qui, en tant qu’observatrice, vient de retranscrire les échanges tenus la première séance d’un stage, en fait le constat : « Comme on a pu le pressentir dans les propos tenus par les membres du groupe, autrui devient vite menaçant, agressant, et peut mettre en danger votre propre intégrité, que ce soit par des regards insistants, par une demande de recon- naissance à laquelle les autres ne peuvent répondre d’emblée, soit en se dérobant à votre appel ou en vous empêchant de vous exprimer. » Souli- gnons que ces différentes « raisons » sont souvent davantage de l’ordre de l’imaginaire que de la réalité, car elles résultent de ce que chacun projette sur l’autre, du sens qu’il attribue à son regard, à ses paroles, à ses comportements ; ce mécanisme de projection est d’autant plus actif qu’autrui est mal connu et la situation floue et insécurisante.

On peut référer à cette problématique la peur de se dévoiler que, dans une perspective psychanalytique, on pourrait aussi interpréter comme une défense à l’égard des tendances exhibitionnistes et voyeuristes ; elle exprime, à un niveau plus primitif, la crainte de la « perte de soi ».

Comme le ressent une participante, Estelle : « Mes premières paroles tournent autour de la représentation que j’ai de l’implication : une perte de soi. Cette représentation est alors enrichie par d’autres membres du groupe en termes de peur du “dévoilement”, de l’“exhibition”, du danger de l’authenticité. »

Ce qui montre le caractère archaïque de l’angoisse qui transparaît ici, c’est qu’à la thématique de l’« exhibition » (qui est verbalisée à travers des expressions comme « se montrer », « se dévoiler », « se déboutonner », « se déshabiller », « s’exposer », « se mettre à nu »…) se mêle une thématique plus « orale » tournant autour de la « dévoration » (peur de « se faire bouffer », « d’être décortiqué », « dépecé », « d’être jeté en pâture »…) : ainsi, dans la troisième séance d’un groupe, Nicole qui n’a rien dit jusque-là est interpellée sur son silence ; elle avoue alors qu’elle se sent angoissée et qu’elle n’ose pas prendre la parole ; on la presse de questions et elle finit par s’exclamer : « C’est justement ça qui me fait peur, que tout le monde se

précipite sur moi pour me déchiqueter. » Albert note aussi : « Dès le début

apparaît un problème qui reviendra dans l’ensemble de la séance, celui de notre vulnérabilité face au jugement d’autrui, jugement qui risque de ne pas correspondre à l’image que l’on se fait de soi. Nous parlerons plus tard de “dépeçage”. Le groupe peut apparaître comme une menace de déstructuration. »

Le simple fait d’avoir à se présenter peut être ressenti par certains, à un niveau imaginaire, comme « se livrer » et entraîner une réaction anxieuse, comme celle que décrit Catherine : « J’ai tout d’abord été envahie par une vague d’angoisse et de tremblements internes que je connais bien et qui précèdent souvent pour moi ce type d’exercice. « Décliner son identité » est toujours une véritable corvée. J’éprouve en effet une sorte de gêne à parler

de qui je suis, de ce que je fais. » Le fait de parler de soi, même de manière ritualisée, peut entraîner un sentiment de vulnérabilité.

De telles réactions peuvent sembler excessives ; elles interviennent cepen- dant de façon plus ou moins marquée (selon le degré de « timidité » de chacun) dans les relations interpersonnelles. Mais en groupe, elles sont amplifiées par la multiplicité des regards1 et la difficulté d’adresser la parole

à plusieurs individus à la fois (il est en effet, pour beaucoup de personnes, plus aisé de se situer face à un ou deux partenaires que face à un groupe où l’interlocuteur devient insaisissable). C’est ce qui explique, en partie, l’acuité des sentiments éprouvés par certains qui, de l’extérieur, peut sembler surprenante.

« Les séances les plus difficiles à supporter, témoigne Françoise, ont été pour moi les deux premières : j’explique ce vécu par ma propre difficulté à vivre à la fois un sentiment de vide et un sentiment de dépersonnalisation. » Christian évoque bien, lui aussi, le climat du début de session : « Chacun se sentant seul au milieu de tous, perdu dans un monde inconnu et hostile, un monde bizarrement silencieux, étrangement anxiogène […] Difficulté à prendre la parole, à trouver quelque chose à dire, à faire, et à découvrir un terrain de dialogue […] Crainte des autres, de leurs réactions, de l’anima- teur et surtout peur de soi-même. » Notons cependant que le climat de ces séances n’est pas aussi anxiogène pour tous et que certains participants peuvent les vivre de façon beaucoup plus détendue.

La différence de réaction est fonction du sentiment de force ou de fragilité identitaire.

4.1.3 Le groupe, « machine à influencer »

Une autre crainte exprimée par de nombreux participants (et qui renforce le sentiment que leur identité est menacée), c’est que le groupe n’exerce une pression déformante sur eux ; il est ressenti comme plus puissant que l’indi- vidu et donc plus capable d’exercer sur lui une influence qui échappe à son contrôle.

Delphine : « Le groupe a un pouvoir sur chacun de nous qui n’est pas maî- trisable, et on se sent dépossédé de notre aptitude à nous gérer nous- mêmes. Ce que je ne peux maîtriser va me dévorer, je dois donc me défen- dre, me protéger, me retrancher derrière la façade que j’ai créée, sans trop faire de bruit, ni trop me faire remarquer. »

1. D. Anzieu (1975) a pu comparer l’expérience groupale à une multiplicité de miroirs renvoyant à l’infini des images éclatées.

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Se sentant plus vulnérable, l’individu a l’impression d’être plus malléable et plus perméable à la pression d’autrui, ainsi que l’exprime Sandrine : « Je

suis influençable et je dois me protéger des images et des jugements des autres car sinon je ne sais plus très bien où j’en suis » ; et elle ajoute :

« L’image que me renvoyait Anne m’intéressait beaucoup mais en même

temps m’inquiétait car au bout d’un moment je n’arrivais plus à faire la différence entre elle et moi. »

La communication groupale apparaît donc comme un processus qui peut troubler les limites du soi. Lorsque ces limites sont incertaines et que le sentiment d’identité est fragile, la multiplicité des regards peut entraîner un sentiment de « dépersonnalisation » dont témoigne par exemple Paul : « Dans le groupe, je ne savais plus trop si j’étais réuni avec des gens, si j’étais véritablement moi ou si j’étais dans les autres. »

Ce sont ces craintes que le sujet éprouve, face à la situation, qu’il tend à projeter sur le groupe et qui lui reviennent de l’extérieur comme une menace pesant sur son individualité et son identité ; elles se renforcent les unes les autres dans un mouvement circulaire que décrit bien Régine : « Dès le début, le groupe m’évoque la peur du vide, le malaise devant une situation facteur d’instabilité. L’angoisse s’amplifie du fait qu’il faut absolument réussir à prendre sa place afin d’être reconnue. On a aussi peur de la réaction du groupe contre nous. On se sent vulnérable […]. Le groupe est vécu comme exerçant une forte pression sur les individus, ce qui nous donne l’impression que notre individualité est soumise, dépendante vis-à-vis de lui. »

L’expérience groupale a, on le constate, un effet grossissant sur des réac- tions qui sont observables aussi dans la vie quotidienne, mais souvent de façon plus atténuée.

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