• Aucun résultat trouvé

Le groupe comme totalité

Dans le document Identité (Page 111-114)

5 L’IDENTIFICATION GROUPALE

5.1 Le groupe comme totalité

Après K. Lewin (le fondateur de la « dynamique des groupes », inspirée par la théorie de la forme), l’approche systémique a conceptualisé le fait que le groupe constitue une totalité, différente des éléments qui la composent, et obéissant comme telle à des processus et des mécanismes spécifiques1. C’est

ce qui explique que l’on puisse repérer des phénomènes propres au groupe largement indépendants des individualités qui le composent et qu’il soit possible d’élaborer une dynamique ou une systémique des groupes. La grou- palité constitue donc un ordre de phénomènes originaux qui appartiennent à un autre « type logique » que l’individualité ou la relation duelle (ainsi peut- on constater qu’un couple, en présence d’amis, ne peut avoir la même conversation intime qu’en tête à tête). Dans un groupe, chaque membre devient un élément de la totalité et, comme tel, ses perceptions, ses senti- ments et ses comportements sont affectés et contraints par l’ensemble.

5.1.1 Un être indifférencié

Ce fait est ressenti intensément par les participants mais retraduit souvent dans le langage et la logique de la « psychologie » individuelle (celle du « sens commun » et des « théories implicites de la personnalité »). Le groupe est alors perçu comme une individualité, entité uniforme et indivisible ; citons un témoignage parmi bien d’autres, celui de Laurence : « Une chose me frappe […] : la perception que j’ai du groupe comme une entité où les individus me semblent au départ indifférenciés aussi bien dans leurs person- nalités que dans leurs sexes. » Le discours des participants reflète bien cette vision à travers des expressions sans cesse employées comme « le groupe pense… », « le groupe souhaite… », « le groupe ressent… », « le groupe est de bonne humeur aujourd’hui », etc. Cette représentation d’un être à la fois massif et composite où se fondent et disparaissent les individualités n’est pas sans provoquer un certain malaise et même, quelquefois, un certain effroi qu’exprime bien Bruno : « Ma perception du groupe se réduisait à la consi- dération d’un monstre à plusieurs têtes, plusieurs bras et plusieurs jambes. Autrement dit, j’ai toujours considéré le groupe comme une totalité. »

Cette sensation est souvent ressentie avec acuité lorsqu’une personne pénètre dans une pièce et se trouve face à une réunion d’inconnus ; elle a alors le sentiment d’une entité homogène et fermée dans laquelle il n’est pas facile de s’inclure (même si, en fait, les participants ne se connaissent pas et n’ont pas l’impression de former un groupe). C’est, par exemple, ce qu’éprouve Anne en entrant dans un groupe de formation à la troisième séance : « Lorsque je suis arrivée, le groupe avait déjà deux semaines ; je me

L’IDENTIFICATION GROUPALE 103

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

suis trouvée en face de quelque chose de cohésif dont je ne faisais pas partie, dont j’étais exclue ; j’étais mal à l’aise. »

Cette image du groupe comme entité indivisible peut se saisir aussi symboliquement dans la disposition spatiale qu’adoptent spontanément la plupart des groupes, quand elle est possible : le cercle1. Lorsque les partici-

pants sont autour d’une table, le fait que certains s’asseyent en retrait est mal vécu par les autres ; c’est interprété comme la volonté de leur part de « rester en dehors du groupe ». Jacques note à propos d’une séance : « Elle m’a semblé plus réussie ; le groupe donnait une impression d’unité du fait que tout le monde était assis autour de la table. » Le cercle apparaît comme la « bonne forme » qui renvoie aux participants l’image d’un groupe plein, cohésif, unifié où chacun est à égale distance du centre.

Ainsi, dans un groupe de développement personnel, l’animatrice propose aux participants à la fin d’une journée assez éprouvante en raison de nom- breux conflits de former un cercle debout en se tenant les uns les autres par les épaules ; peu à peu ce cercle s’anime spontanément d’un mouve- ment ondoyant comme un lent bercement collectif ; les participants sor- tent apaisés de cette expérience ; plusieurs disent avoir fermé les yeux « pour se sentir plus en union avec le groupe » ; ils ressentent de la satis- faction à « s’être fondus dans un seul groupe »). À l’inverse, une disposi- tion éparpillée dans la salle provoque souvent une impression de morcellement et de malaise, comme l’exprime cette participante (la salle en question, avec ses bancs fixes ne permettant pas une disposition circulaire) : « Je ne me sens pas bien dans cette salle ; j’ai l’impression

que nous ne pourrons jamais former un groupe.

– Pourquoi ? lui demande-t-on.

– Ce serait mieux si on pouvait se mettre tous en cercle. »

5.1.2 Le besoin de former un groupe

Un autre fait frappant est que, dans l’évaluation du succès ou de l’échec d’une session, le sentiment d’« avoir réussi à former un groupe » est un des premiers critères mis en avant par les participants. Pourtant, il ne s’agit pas généralement d’un objectif posé explicitement par l’animateur ; il est néan- moins ressenti, plus ou moins consciemment, comme un but essentiel. Si l’on interroge les intéressés sur ce qu’ils entendent par « former un groupe », leurs réponses les plus fréquentes sont : « avoir un sentiment d’unité, de cohésion », « avoir le sentiment d’être ensemble, de constituer une unité », « former une équipe cohérente et équilibrée », « avoir quelque chose en

1. Cette disposition a aussi, bien sûr, un aspect fonctionnel car elle assure à chacun la meilleure visibilité sur l’ensemble du groupe.

commun », « avoir ensemble un vécu commun », « aller tous ensemble dans le même sens », « avoir une histoire commune », « c’est quand tout le monde participe et s’exprime », « quand tout le monde se connaît »… On retrouve certains de ces éléments dans des notations plus élaborées ; la première, de Dominique, intervient après la troisième séance : « Avec ce retour sur ce moment vécu par le groupe [autour du « problème Françoise »], je sens mieux que le groupe – même hésitant, à la recherche d’un équilibre, d’un modus vivendi pour évoluer – a déjà une petite histoire, un passé. S’il n’existe pas encore en tant qu’entité, il a déjà existé, vécu. Je sens cela comme une confirmation de cette norme implicite de “faire partie du groupe”, de “faire que le groupe existe”. » La seconde, de Christophe, est faite vers la cinquième séance : « Nous constituons de plus en plus un groupe uni, dans la mesure où nous nous connaissons de plus en plus, et notre intérêt de ce fait pour le groupe croît constamment, où notre “ressenti”, notre “vécu” commun se développe ; par là, nous veillons de plus en plus à cet équilibre que nous élaborons ensemble, à son maintien, à son intégrité. »

L’objectif de former un groupe constitue ainsi une norme implicite, forte- ment intériorisée, avec les connotations dominantes d’unité, d’ensemble cohésif et intégré, de communauté et d’interconnaissance, d’évolution commune, d’équilibre. On constate que la plupart de ces traits pourraient caractériser un sujet individuel et instaurer une sorte de « moi groupal1 ».

D’ailleurs le groupe n’« existe » aux yeux des participants que lorsqu’il présente ces caractéristiques.

Dominique : « Il faut que nous soyons tous ensemble pour parler de la

même chose et c’est pourquoi j’ai l’impression que la séance ne com- mence qu’au moment où nous sommes face à la même chose, en l’occur- rence ici le silence. »

Le groupe, en tant qu’ensemble, « moi groupal », est perçu comme « supérieur » aux membres qui le composent et il apparaît légitime à ceux-ci que leurs désirs et leurs volontés personnels lui soient subordonnés.

Maria : « J’ai donc pu noter combien un groupe, ou plutôt ce que j’ai pu y percevoir, exerce un pouvoir sur mon individualité. J’ai préféré être en accord avec le consensus général que de répondre à un besoin personnel. »

C’est dans ce sens que la groupalité impose nécessairement une limitation au sentiment d’identité personnelle ; cela résulte d’une sorte de contradiction logique : on ne peut être à la fois une partie d’un tout et une totalité en soi ; la « souveraineté » perçue du groupe, comme entité collective, n’est pas

1. Sur cette notion, cf. R. Kaës, « Identification multiple, personne conglomérat, moi groupal »,

L’IDENTIFICATION GROUPALE 105

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

compatible avec la souveraineté individuelle1. Si le groupe est doté d’une

identité singulière, comparable à celle de l’individu, cette identité ne peut se constituer qu’au détriment des identités individuelles.

Cependant, ce qui fonde la groupalité n’est pas seulement la réunion de plusieurs individus : tout groupe tend à se constituer en institution exerçant un effet structurant sur l’identité.

Dans le document Identité (Page 111-114)