I. Les approches compétences :
4. L’approche par les capabilités dans le champ du travail et de la
4.2. Une thématique en cours d’exploration :
4.2. Une thématique en cours d’exploration :
les environnements capacitants
La notion d’environnement capacitant fut avancée par Mahbub ul Haq (1934-‐ 1998), auteur (avec Sen) du rapport mondial sur le développement humain. Pour ce dernier, un environnement capacitant est un environnement qui favorise le développement humain. Pour Mahbub ul Haq, l’objectif du développement hu-‐ main est d’accroître les possibilités de choix des personnes dans tous les domaines économiques, sociaux, culturels et politiques et de développer leurs capacités en ce sens. Dans le champ de l’économie, « la notion de développement humain comporte
deux aspects fondamentaux et inséparables, l'un concernant la mise en place de champs possibles (par exemple l'amélioration de la santé, et la possibilité d'acquisi-‐ tion de connaissances et d'aptitudes), l'autre qui a plus précisément trait à l'utilisa-‐ tion que les individus peuvent faire des possibilités qu'ils ont acquises (sur le plan des loisirs, des activités culturelles, sociales ou politiques, par exemple) » (Larousse, 2016).
Cette définition permet d’étendre la notion à d’autres champs que ceux dans les-‐ quels elle a été investie initialement (faim, pauvreté, situation des femmes, inégalités
de sexe notamment) et dans notre cas, à celui des champs du travail et de la forma-‐
tion.
Au cours de nos travaux de recherche, nous avons tenté d’approfondir cette no-‐ tion sur différents terrains, pour la mettre à l’épreuve des réalités, et comprendre comment elle est à même de dynamiser les environnements de travail et/ou de formation, du point de vue de leurs effets sur les individus, les collectifs de travail, les organisations…
Nous définissons un environnement capacitant comme un environnement porteur de capabilités, « un environnement susceptible de contribuer au dévelop-‐
pement du pouvoir d’agir des individus » (Fernagu Oudet, 2012, 2016), autrement dit, de leurs capacités d’action et de choisir. Il ne s’agit pas de réinventer les organisa-‐
tions pour faire apprendre ou de les revisiter, mais de se servir de la grille d’analyse
qu’il est possible de produire à partir de l’approche par les capabilités, pour en faire un outil de compréhension de ce qui freine ou promeut les capacités des indi-‐ vidus à agir et à apprendre dans les organisations. On porte son attention sur la manière dont les dimensions organisationnelles et individuelles s’opérationnalisent au regard d’un contexte et de problématiques donnés et sur la manière dont il se-‐ rait possible de dépasser les impensés pédagogiques des organisations pour faire apprendre.
Aux côtés de la notion d’environnement capacitant, une autre notion se développe, celle d’organisation capacitante (Arnoud & Falzon, 2017 ; Vero, 2016 ; Zimmer-‐
Cette notion se positionne à la fois du côté du développement personnel et du déve-‐ loppement professionnel (Vero, 2016 ; Zimmermann, 2011 ; Vero & Zimmermann,
2018). Elle « se montre attentive à la pluralité des accomplissements, institue des lieux d’expression et de discussion des finalités et des moyens que requiert la mise en œuvre de ces accomplissements, vise un égal accès aux ressources, aux opportunités et aux espaces de délibération, se sent responsable du développement de la capacité
d’agir de ses salariés » (Vero & Zimmermann, 2018, p144-‐146). De la sorte, « La grille
d’analyse proposée permet de contribuer de manière significative à une critique des organisations à travers l’identification, enquêtes empiriques à l’appui, de leurs con-‐ tradictions internes, en confrontant les exigences qui pèsent sur les personnes au tra-‐ vail – de performance, de prise de responsabilité – à leur capacité effective d’agir dans un environnement et une organisation donnés » (Vero & Zimmermann, 2018, p146).
Ainsi définies, les organisations capacitantes semblent être très proches des envi-‐ ronnements capacitants. D’abord, ils permettent le développement, ensuite les unes et les autres ne peuvent être évalués sans circonscrire les accomplissements que l’on cherche à mettre en lumière en termes de ressources, d’opportunités, de con-‐ version et de choix pour pouvoir être pensés en termes de capabilités. Ce ne sont pas en ce sens des catégories empiriques de portée générale, elles sont situées dans le temps et l’espace, et il serait vain de vouloir fabriquer des normes à leur endroit. Pour notre part, nous avons choisi d’opter pour la notion d’environnement capaci-‐ tant plutôt que celle d’organisation capacitante, car plus à même de rendre compte de ce qui se passer au sein des organisation du travail, dans les ateliers, les services, les équipes, in fine, dans les situations.
L’idée de dynamique capacitante pourrait être intéressante, pour faciliter l’usage de ces notions d’organisation et d’environnements capacitants, trop souvent con-‐ fondues dans leurs usages sur le terrain. L’idée de dynamique capacitante indi-‐ querait un mouvement produit par des forces orientées vers un développement, avec des différences d’intensité, des contrastes, des temporalités, des régularités, des dissonances, des rythmes, des appareillages particuliers, etc. sans que ni l’organisation, ni les environnements ne soient figés une fois pour toute dans le re-‐ gard que l’on porte sur eux. L’idée reste à explorer dans des travaux futurs.
Avant d’aller plus loin, il importe néanmoins, de s’intéresser à la manière dont la notion d’environnement capacitant est appréhendée et utilisée par les cher-‐ cheurs, et comment elle est opérationnalisée sur le terrain, puisqu’elle est au cœur de nos travaux depuis plusieurs années.
Le tableau 14 témoigne, sur le plan scientifique (indépendamment de la discipline et du
milieu d’investigation), de son caractère confidentiel. C’est une notion qui a envahi le
discours courant, tel un folk concept, mais dont la théorisation semble nécessaire pour envisager d’en faire une notion opérationnelle, solide et utile pour le monde du travail et de la formation. Néanmoins, pour s’assurer de son caractère scientifique, il faut con-‐ sulter plus finement les bases de données internationales (cf. tableau 15 & 16).
Tableau 14: Le concept dans les bases de données
(items saisis entre guillemets avec l’opérateur booléen « et »
)
Bases de données en anglais en sciences humaines et sociales (Juin 2018)
Tableau 16: Analyse discriminante du concept dans la base Business Source Complet (BSC) (Juin 2018) (items saisis entre guillemets avec l’opérateur booléen « et »)
Google english* Google france
Eric* Cairn Open edition
JSTOR* SAGE* Academic search premier* Environnement capacitant (EC) (enabling envi-‐ ronment)(EE) 2280000 85400 95 15 100 242 832 2181
EC et formation
(EE & training) 485000 1140 10 34 97 118 512 1090
EC
et apprentissage (EE & learning)
451000 1850 41 22 70 78 443 734
EC et travail
(EE & work) 1760000 1300 8 4 93 156 661 1331
EC et développe-‐ ment (EE &
development)
1700000 1040 43 36 91 229 815 1960
Tableau 15: Analyse discriminante du concept dans la base Business Source Complet (BSC) (Juin 2018) (items saisis entre guillemets avec l’opérateur booléen « et »)
dans tout le Recherche texte
Recherche avec EC
dans le résumé Recherche avec EC dans le titre « enabling environment » + « capability approach » 20 1 0 « enabling environment » 1578 139 6 « Capability approach » 120921 7951 214 « environnement capacitant » « enabling environment »
Eric* Cairn Open
edition JSTOR* SAGE* Academic search premier* Business source Complete*
Dans le texte 95 16 110 242 834 2181 2368 Dans le titre 4 3 0 1 2 18 11 Dans le résumé 94 1 6 4 31 293 155
Ce que nous avons fait en étendant nos recherches aux occurrences dans le texte, le titre et le résumé. Le nombre d’occurrences est très limité, et l’analyse de ces dernières est loin de révéler un « concept » significatif, et « nul » lorsque l’on com-‐ bine les termes d’« environnement capacitant » et d’« approche par les capabili-‐ tés ». Ainsi, si les occurrences sont nombreuses, lorsque les requêtes s’intéressent à la présence du terme dans les textes dans leur intégralité, elles diminuent vertigi-‐ neusement lorsqu’on les cherche dans les résumés, et sont quasi inexistantes lors-‐ que la requête porte sur sa présence dans le titre des contributions. Sa validité scientifique n’est donc pas avérée et se trouve en construction. C’est cette construc-‐ tion que nous allons maintenant analyser au travers l’étude d’un certain nombre de travaux le concernant.
Il existe actuellement peu de définitions concernant cette notion d’environ-‐ nement capacitant, que cela soit en France ou à l’étranger. Elle est souvent utilisée comme une évidence, telle un concept indigène qui fait partie du vocabulaire courant. Sa vulgarisation est révélatrice d’une certaine idéologie qui voudrait naturaliser ce type d’environnement (la naturalisation consiste à donner force
d’évidence à une notion hypothétique, comme si elle existait réellement dans la "na-‐ ture"), en faire un idéal type au sens wébérien du terme (vision descriptive, compré-‐ hensive) et un modèle d’action (vision prescriptive). La notion d’environnement ca-‐
pacitant évoque, pour de nombreuses raisons, l’image d’un objet désirable (un envi-‐
ronnement qui met en capacité de…), et il est très tentant de l’utiliser, non pas
comme un outil d’analyse, mais de le considérer comme l’expression d’une réalité. C’est ce dont ont souffert les organisations pour faire apprendre, qui, en se substan-‐ tialisant, se sont retrouvées dans une impasse. Les impensés pédagogiques dont nous avons fait état, en témoigne (même si ces organisations auraient tendance
à revenir actuellement sur le devant de la scène, Vincent & Olry, 2018). Une bonne
théorisation des environnements capacitants pourrait éviter ces écueils, et nos travaux vont dans ce sens.
Sa filiation avec le concept de capabilité lui en donne toutes les chances, si elle est correctement conceptualisée et utilisée. Ce qui n’est pas toujours le cas.
Ainsi, Juhle (2016), dans le domaine du travail et de l’emploi (89 textes analysés
en sociologie) montre que les chercheurs qui s’inspirent de Sen, lui empruntent
ses concepts de manière très inégale. De fait, si « les notions de capabilité et de liber-‐
té sont privilégiées, apparaissant dans la totalité des documents, les autres notions de l’espace sémantique sénien étant finalement mobilisées de manière plus ponc-‐ tuelle : fonctionnement ou accomplissement (80 % des textes), agency (54 % des textes), conversion (50 % des textes), entitlement ou droit d’accès (36 % des textes) »
(Juhle, 2016, p333). Bien que Sen indique la nécessité pour chaque chercheur d’adapter l’approche par les capabilités au cas qui le préoccupe, « le lecteur éprouve
parfois le sentiment d’un usage "cosmétique" et "plaqué" des concepts » (Juhle, 2016, p333). Même si les concepts et le cadre théorique de Sen doivent être (ré)interprétés
en fonction des domaines (Salais, 2009), il serait bon que l’idée d’environnement capa-‐ citant ne souffre pas de trop faiblesses (conceptuelles et méthodologiques), si l’on souhaite qu’elle entre, de manière raisonnée, dans le langage courant, et qu’elle soit en phase du cadre théorique qui l’a vu naître. Ce qui ne fut ni le cas des organisation pour faire apprendre (cf. partie 2), ni des compétences (cf. partie 1).
Si la notion d’environnement capacitant bénéficie de moins de 100 000 occur-‐ rences sur Google France (Juillet 2018) et d’une littérature scientifique quasi balbu-‐ tiante en France, l’intérêt qui lui est porté va croissant. Nous avons montré qu’au niveau international, la littérature disponible ne permet pas d’en faire un concept significatif (cf. tableaux 15 & 16). Du côté de la littérature en anglais, nous avons analysé les 27 textes scientifiques disponibles sur Academic Search Premier (com-‐ prenant le terme d’« enabling environment» dans le titre); deux d’entre eux seule-‐
ment traitent de formation (Ellstrom & al., 2008 ; Morga & al., 2014) ; et aucun
n’apporte de définition au terme d’« environnement capacitant ».
Du côté de la littérature francophone, nous avons pu travailler sur la base de 24 textes (majoritairement en ergonomie) qui portent sur la gestion des ressources humaines et la manière dont elle peut soutenir les processus de développement en agissant sur la formation (dans toutes ses dimensions), le marché interne du tra-‐
vai
l
, l’organisation du travail et sa capacité à organiser le travail pour qu’il soit por-‐teur de développement, et les situations de travail et leurs contenus appréhendées dans leurs dimensions formatives. Tous convergent vers l’idée d’un environnement
qui permet de développer les capabilités et donc, de se développer18.
L’ensemble de ces textes, qu’ils soient en anglais ou en français, laissent à penser que la notion d’environnement capacitant transportée spécifiquement aux do-‐ maines de la formation et du travail apparaît comme un « concept franco-‐français » avec des travaux princeps en ergonomie constructive.