I. Les approches compétences :
2. Les mondes des compétences :
2.3. Le monde des pratiques
2.3. Le monde des pratiques
2.3.1. Des usages polyphoniques
L’observation des pratiques de gestion des compétences donne l’impression d’une grande hétérogénéité. Elles dévoilent de nombreuses manières de les interpréter et de les décrire jusqu’à révéler de véritables ruptures entre le discours sur ces dernières et les pratiques auxquelles elles donnent lieu8 (Fernagu Oudet, 2016). Les travaux de Bouteiller et Gilbert (2016) dans les entreprises Nord américaines et le travail de Sandra Enlart (2011) en France en offre une belle illustration. Il n’existerait pas de convergences entre les pratiques et donc les manières d’opérationnaliser la notion de compétence. Par exemple, Enlart identifie cinq types d’approches compétences ayant cours dans les entreprises: approche par les sa-‐ voirs, les savoir-‐faire, les savoir-‐être, mixte et cognitive, qui renvoient chacune à des conceptions très différentes de ce que peuvent être les compétences (de facto de la manière dont il est possible d’en penser le développement). L’approche mixte
(ou trilogie « savoir, savoir-‐faire, savoir être ») étant la plus utilisée pour décrire les compétences. D’autres typologies ont pu être mises à jour (notamment Coulet,
2015 ; Bronckart & Bronckart, 2016 ; Pigeyre & Dietrich, 2016) : behavioristes, cogni-‐
tivistes, psychologiques, socio-‐cognitives, sociales, etc. qui témoignent toutes d’une pluralité qui rend, aujourd’hui, difficile la lecture, la compréhension et l’opérationnalisation des compétences (Fernagu Oudet & Batal, 2013 ; Durrive, 2016 ; Bronckart & al., 2002) que cela soit en terme de formalisation, d’évaluation
ou de formation (développement).
La diversité du vocable que l’on est amené à associer aux compétences n’est pas non plus sans poser de problème et témoigne de l’amplitude des interpréta-‐ tions possibles lorsqu’il s’agit de discuter compétences. Ainsi, nous avons montré (Fernagu Oudet & Batal, 2013) que les substantifs ou les qualificatifs qui sont utili-‐ sés pour les nommer sont nombreux, qu’ils viennent du monde scientifique ou du terrain sous forme d’ « appellations maisons ». Les compétences sont ainsi indi-‐ viduelles, collectives ou organisationnelles… mais aussi transversales, cognitives, com-‐ portementales, discriminantes, seuils, de troisième dimension, fondamentales, de base, techniques, conatives, métacognitives, relationnelles, d’organisation, d’adaptation, d’intégration, seuils, discriminantes, contributionnelles, méthodologiques, techniques, esthétiques, tactiques, juridiques, etc. quand elles ne sont pas, personnelles, interper-‐ sonnelles, tacites, explicites, incorporées, formelles, informelles, critiques, clés, sen-‐ sibles, génériques, spécifiques, etc.. Comment s’y retrouver ? Et lorsque l’on parle de développement des compétences, de quelles compétences parle-‐t-‐on en dé-‐ finitive dès lors où chacun s’approprie un langage qui lui est propre ? Que nous donnent à voir l’ensemble de ces termes, ce jargon dédié aux compétences, si ce n’est une idée de la complexité du monde des compétences, voire des « mondes des compétences » qui leur vaut désormais un ensemble de sobriquets qui parlent d’eux-‐mêmes (Fernagu Oudet, 2016a). Sans chercher à l’exhaustivité, nous avons croisé au cours de nos lectures et recherches plus d’un vingtaine de mots qui tendent à valider le fait que les compétences sont un véritable « folkcon-‐
cept » (Fernagu Oudet & Batal, 2013) (cf. vignette 2) jusqu’à se demander s’il ne faudrait pas « brûler la gestion des compétences » (Pichault & al., 2006) après en avoir fait une « bataille » (Cannac, 1985)? En 2013, nous avions interpellé différents experts des compétences (Fernagu Oudet & Batal, 2013) et leur avions demandé de réagir aux critiques que nous formulions alors à propos des compétences. Tous convenaient d’un usage polyphonique et polysémique des compétences.
« imaginaire de la compétence » (Trepos, 1992), « attracteur étrange » (Le Boterf, 1994), « mot valise » (Parlier & Gilbert, 1992), « caverne d’ali baba » (Crahay, 2009), « concept flou » (Bouteiller & Gilbert, 2005), « énigme » (Hillau, 2006 ; Dolz & Ollagnier 2002), « mot éponge » (Gilbert, 2011), « corps mou » (Muller, 2012), « dangeureux trublion » (Denimal, 2013), « impasse » (Mohib, 2016), « valse-‐hésitation » (Jorro, 2015), « mirage » (Rozenblatt, 2000), « nébuleuse » (Jonnaert et al., 2015), « cheval de Troie » (Causer, 2012), « faux nez » (Baron, 2016), « novlangue » (Neyrat, 2008), « gyroconcept » (Pemartin, 1999)
Vignette 2 : Les compétences comme folkconcept (Fernagu Oudet & Batal, 2013)
2.3.2. Des usages hétérogènes
En 2016 (Fernagu Oudet, 2016a), pour argumenter l’affirmation selon laquelle il n’existe pas, dans le domaine des pratiques, d’unité de construction, nous nous étions prêtée au jeu d’une recherche internet de quelques référentiels de compé-‐ tences (dans le monde du travail) et les avions comparés. Les formulations se sont avérées hétérogènes et disparates. Se côtoyaient sous le vocable de « compé-‐ tences », des choses, qui, de notre point de vue, relèvent de capacités, d’aptitudes, de qualités, de savoir-‐faire parfois cognitifs, parfois procéduraux, etc., voire de tâches, d’activités, d’actions, etc. qui ne peuvent être des compétences. Les for-‐ mulations relèvent soit d’éléments de compétences (capacité, qualités, savoir faire, etc.) mais ne peuvent s’y réduire, tandis que d’autres renvoient à ce qui est à faire (tâche) ou à ce qui est fait (action, activité). Contenu et forme des compétences sont ainsi souvent confondus, alors même que les construits théoriques, objets ou réalités auxquels les formulations renvoient ne décrivent pas les mêmes choses. Coulet (2016), à partir de l’étude de référentiels de compétences clés dans le do-‐ maine scolaire, a réalisé une démonstration quasi identique à la nôtre et souligné, comme nous, tout le flou des conceptualisations sous-‐jacentes et, l’incapacité des acteurs à utiliser une terminologie commune.
Au regard de nos préoccupations, et parce que les référentiels de compétences sont à la base de toutes les pratiques de gestion et de formation, leurs anomalies peuvent poser de vrais problèmes, lorsqu’il s’agit de les traduire en plan de forma-‐ tion ou sous la forme de stratégies managériales ou organisationnelles (Fernagu Oudet & Batal, 2013), en vue de les développer. Au-‐delà des problèmes de formula-‐ tions, transparaissent d’autres problèmes qui relèvent de ce que ces « compé-‐ tences » décrivent. Sorties de leurs contextes, ces compétences décrivent plutôt le travail prescrit (le contenus des référentiels) que le travail réel (ce qui se fait vraiment sur le terrain) (Olry, 2016 ; Chenu, 2016 ; Durrive, 2016). En second lieu, sorties de leurs contextes, elles se traduisent bien souvent par des attributs du sujet (ce dont il est porteur) plutôt que des conditions de réalisation (Fernagu Oudet, 2014), laissant à penser que les compétences peuvent exister indépendamment des contextes dans lesquels elles sont mises en œuvre puisqu’ils ne les décrivent jamais (contextes technique, matériel, organisationnel, humain, managérial, etc.), et de leur équation sociale (avec qui ?) (Fernagu Oudet, 2016a). Il est également possible d’ajouter un problème de mailles9, dans la manière dont sont formalisées les dites compétences, souvent trop larges ou trop étroites pour décrire la réalité du travail (en tout cas parcellaires) au-‐delà d’être a-‐contextuelles (Fernagu Oudet, 2016a). Nous avons ainsi pu montrer au cours de nos travaux de DEA et de thèse que les compétences ne peuvent exister indépendamment des contextes auxquelles elles
9 Pour la démonstration, admettons un instant que les tâches, les activités ou les savoir-‐faire décrits dans un certain nombre de référentiels soient des compétences. Prenons-‐en une: « animer un groupe de formation ». On ne peut voir dans cette formulation qu’une méga compétence qui recouvre bien d’autres compétences : analyser des besoins de formation, mobiliser des pédagogies, concevoir un scénario pédagogique, etc. Et derrière ces compétences gisent d’autres compétences… Concevoir un scénario pédagogique implique d’analyser une demande, de traduire des attentes en objectifs de formation, de mettre en lien méthodes et objectifs pédagogiques, de traduire des contenus théoriques en contenus d’activités, etc. et l’on peut continuer ainsi indéfiniment. Ainsi, on voit alors qu’animer un groupe de formation ne constitue pas en soi un descripteur de la réalité des compétences investies, au-‐delà du contexte même dans lequel
sont chevillées et dont elles prennent la couleur, voire qu’elles colorisent10. Tout est question de point de vue et les rapports aux compétences déployés ici ou là, dans les organisations ou la littérature académique, témoignent bien de conceptions sous-‐jacentes qui vont influencer la manière dont il est possible de penser les con-‐ ditions du développement des compétences. De toute évidence, la notion de com-‐ pétence reste difficile à opérationnaliser, de facto les conditions de son dévelop-‐ pement.
Alors, peut-‐on vraiment décrire les compétences ? Sans doute, si l’on pouvait en démontrer le caractère stable et permanent, quelque soient les situations et les individus qui en sont porteurs. Mais tout dépend, en définitive, de la manière dont on définit les compétences, si l’on considère qu’elles sont un état, un produit ou un processus (Fernagu Oudet, 2006) ; ou de la nature des tâches à réaliser qui sont plus ou moins complexes, et qui ne méritent pas toutes sans doute, entre autres, le même investissement cognitif ou ne comportent pas les mêmes dimen-‐ sions sociales. Il y a donc sans doute à conjuguer ensemble conditions d’exercice des compétences et compétences, et appréhender la notion de compétence, non comme un concept, mais comme « une catégorie de la pratique dont il importe
de saisir les représentations sur lesquelles elle se fonde pour mieux comprendre les usages qui en sont faits » (Monchatre, 2010).