I. Les approches compétences :
5. Capabilités et environnements capacitants : conséquences
Un environnement capacitant étant un environnement porteur de capabilités, nous ne pouvons donc, échapper à la mesure de ces dernières. Sur le plan méthodo-‐ logique et empirique, l’évaluation de celles-‐ci peut sembler difficile à opérationnali-‐
ser. De nombreux experts de l’approche expriment d’ailleurs une vraie difficulté à
les évaluer (Robeyns, 2000 ; De Munck & Zimmermann, 2008 ; Nussbaum, 2012; Gi-‐
lardone, 2010). En effet « La multiplicité des informations sur des situations hypothé-‐ tiques que suppose le cadre des capacités [capabilités] – puisqu’il attache autant de valeur au comportement effectif qu’aux options que la personne a la capacité de choi-‐ sir – est évidemment embarrassante pour une enquête empirique. Ces difficultés sont d’ailleurs reconnues par Sen. Comme le souligne Le Clainche (1994), alors que Sen s’évertue à développer une formalisation mathématique, il ne fournit pas une manière précise d’appliquer le concept » (Lambert & Vero, 2008, p60). Tout analyser est qua-‐
si impossible, car quelle que soit la situation, les alternatives d’accomplissements
pour un individu peuvent être infinies. Les chercheurs privilégient de la sorte la méthode des accomplissements affinés (Bonvin & Favaque, 2007, p17, Lambert & Ve-‐
ro, 2008, p60 ; Sen, 1992 p. 79). C’est de cette manière que nous avons abordé nos
travaux sans chercher à approcher l’exhaustivité des fonctionnements possibles. L’idée étant en premier lieu de comprendre comment face à un fonctionnement donné, les personnes étaient mis en capacité de fonctionner de la sorte.
Sen avait proposé de raisonner de manière contrefactuelle en analysant les choix qui auraient pu être faits et qui ne l’avaient pas été. Cette méthode est peu employée. Globalement, la majorité des recherches sur les capabilités portent sur
les accomplissements réalisés. En les renseignant, on peut apprécier la qualité ou la
pertinence des ressources mises à disposition pour agir, et identifier les facteurs qui ont permis de les convertir en capacités d’action, et qui sont constitutives d’une plus grande liberté. Cela permet ainsi de porter un regard sur les trois processus
que nous avons mis en évidence supra : le « processus liberté », le « processus
opportunités » et le « processus capabilités » (cf. fig. 25).
Il est possible d’émettre quelques réserves, néanmoins, quant à son opérationnali-‐ sation, si les analyses ne venaient à porter que sur la contribution des environne-‐ ments de travail et de formation au développement des capabilités. En effet, si l’on attend d’un environnement capacitant que les individus soient mis en situation d’apprendre et de se développer, peut-‐on les y obliger ? Non, bien sûr ! Sans doute est-‐il possible de proposer des environnements susceptibles de leur donner envie de le faire, notamment au travers la question du bien être que nous avons abordé
supra. Il appartient alors au chercheur de baliser ce qu’il entend par bien-‐être, et
d’identifier les indicateurs sur lesquels il fera porter son analyse. De la sorte si nous faisons l’hypothèse qu’un environnement capacitant est un environnement qui fa-‐ vorise l’autodétermination, il nous faudra, sur la base (par exemple) des travaux de Deci & Ryan (2002) relever dans cet environnement, ce qui facilite la mobilisation d’attitudes d’autodétermination : le sentiment d’autonomie, le sentiment de compé-‐ tence et la relation à autrui (Fernagu Oudet, 2018b). Nous y reviendrons en faisant état de nos travaux pour l’APM.
Pour opérationnaliser l’idée d’environnement capacitant, il faut donc utiliser les apports de l’approche par les capabilités de manière analytique, et non rhéto-‐ rique, c’est à dire comme grille d’analyse des libertés de choix et des espaces
possibles des personnes. Nous proposons dès lors de porter son attention sur les intentions d’usage (ce que l’on pense qu’il est possible de faire), les conditions d’usage (ce que l’on peut faire) et les usages (ce que l’on fait). Dans les écarts entre
ces trois pôles, il est alors possible de se questionner sur l’opérationnalité et l’accessibilité des ressources disponibles, les conversions réalisées pour faire évo-‐ luer les ressources ou agir sur les conversions, et sur les facteurs de choix, sans perdre de vue que si les environnements peuvent être capacitants, ils peuvent aussi, être incapacitants (au sens de travail ou d’apprentissage empêché), voire décapaci-‐
tants (au sens de dégradation des conditions d’apprentissage) (Fernagu Oudet,
2016a). Sur le plan méthodologique, nous avons cherché à prendre en compte ces trois pôles, déterminants pour penser en terme de maîtrise d’usage. On ne fa-‐ brique pas des ressources dans l’absolu, mais pour qu’elles servent, utilement, adé-‐ quatement, pro-‐activement.
5.1. Du côté des ressources et des facteurs de conversion
En s’intéressant aux ressources, on peut s’interroger, au regard de l’accomplis-‐ sement étudié, d’abord sur leur présence, puis sur leur nature (internes, externes, formelles, informelles), leurs attributs (repérables, accessibles, disponibles, utili-‐ sables voire attractives, inclusives, flexibles, etc.), leurs fonctions d’usage et leur périmètre (à quoi sont-‐elles censées servir ? A quoi servent-‐elles effectivement?), mais aussi sur leur incomplétude : sont-‐elles suffisantes ? (cf. tableau 14). Ce qui permet de questionner leur utilisation en termes de moyens, de contraintes et d’opportunités pour en mesurer l’effectivité, l’efficacité et l’efficience.
Définition opérationnelle Variables à observer
Ressources formelles :
• Ressources externes : désignent l'ensemble des moyens dont l'organisation dispose, qu'elle contrôle, et qu'elle peut engager, par le biais de ses processus productifs et organisationnels, pour créer de la valeur au sein de son activité.
• Ressources internes : elles sont propres à l’individu, intrinsèques ou acquises
(expérience, formation, savoirs, dispositions…)
Ressources informelles :
• Non institutionnelles, non institutionnalisées, in-‐ ternes ou externes
1. Nature
2. Attributs (ou caractéristiques) 3. Périmètre (ou fonctions d’usage :
potentielles, visées, réelles mais aussi contraintes et empêchées)
Tableau 14: Rappel définition ressources et pistes de questionnements
En s’intéressant aux facteurs de conversion, on cherchera à affiner la typologie exis-‐ tante (personnels, sociaux, environnementaux), ce qui nous conduira à mieux les discriminer, pour mieux envisager leur impact sur les accomplissements.
Les facteurs présents dans les situations sont propres aux personnes et aux situa-‐ tions elles-‐mêmes. Pour ne pas confondre ressources et facteurs de conversion, la problématisation des situations portées à l’analyse est déterminante.
Supra, nous nous sommes appuyée sur l’exemple des techniciens orange en montrant
que « réaliser des interventions techniques » n’était pas la même chose que « réaliser des interventions techniques avec sa tablette ». Dans le premier cas, les formateurs experts sont des ressources, dans le second cas, des facteurs de conversion négatifs puisqu’ils sont systématiquement sollicités pour contourner l’utilisation de la tablette.
5.2. Du côté des facteurs de choix
En s’intéressant aux facteurs de choix, on portera son attention sur la manière dont les individus sont mis en situation de s’autodéterminer, et à la nature et aux pro-‐ priété des motifs qui les ont conduit à agir ou apprendre de telle ou telle manière (intérêt personnel, intérêt situationnel, marge de décision, moyens, etc.).
Ces facteurs renseignent la manière dont l’individu s’adapte aux contraintes qu’il perçoit dans les situations, et construit ses préférences (adaptatives ou non) dans l’écosystème qui est le sien (avec des valeurs, une culture, des règles de métier, etc.).
5.3. Du côté du développement
En s’intéressant au développement, on analyse la manière dont les deux processus
« opportunités » et « liberté » interagissent. La compréhension du premier proces-‐
sus permettant d’étayer le second, et vice-‐et-‐versa. Une centration sur le premier processus permet de s’intéresser aux moyens et aux opportunités d’apprentissage ; sur le second, de regarder la manière dont l’individu réalise ses choix et oriente ses apprentissages. L’attention se porte sur les stratégies ou les conduites d’auto-‐ direction à l’œuvre et ce qui les facilite, tels que la perception de soutien organisa-‐ tionnel, l’estime de soi, le sentiment de compétence, l’intérêt situationnel ou per-‐ sonnel, etc. dont on imagine qu’ils peuvent les influencer. Mitchell (1993, p425) définit l'intérêt personnel comme « un intérêt que les individus portent à un certain
environnement ou contexte » et l'intérêt situationnel comme « un intérêt que les gens acquièrent en participant à un environnement ou un contexte » (in Yennek, 2015, p47). L’intérêt personnel traduit une disposition relativement stable par rapport
à un domaine ou une activité, tandis que l’intérêt situationnel est déclenché par les caractéristiques de l’environnement (Cosnefroy, 2007, p93).
Des dimensions extrinsèques et intrinsèques à l’individu interviennent ici. Les pre-‐ mières nous intéressent particulièrement dans le cadre de l’analyse des environne-‐ ments capacitants. En effet, nombre de chercheurs s’accordent à dire que « certaines
dimensions externes ou environnementales permettent de favoriser l’autodétermination et l’autorégulation tandis que d’autres les entravent ; par conséquent, elles peuvent in-‐ fluer sur les conduites autodirigées » (Jezegou, 2014, p272).
Un environnement pourra donc être plus ou moins capacitant, l’objectif de l’analyse est d’en fixer les contours de manière à identifier des leviers d’action pour le faire évoluer vers plus de pouvoir capacitant, ou d’en souligner le caractère in-‐ capacitant pour le faire évoluer vers plus de capacitation. Ce qui revient à dire,
qu’en agissant sur l’environnement et ses ressources, les capacités d’action, de choisir et les capabilités peuvent s’actualiser et donc évoluer.
Ci dessous, le schéma d’analyse simplifié (cf. fig.27).
5.4. Méthodes de recherche
La mise à jour de ces différents processus peut se faire à l’aide de différentes mé-‐ thodes d’investigation. Leur choix dépend des objets d’étude de chaque terrain, des conditions de la recherche, des possibilités de les mettre en œuvre, mais aussi de la temporalité de la recherche.
Nous avons pour notre part mobilisé des analyses documentaires (ONF, Police Nationale, Souriau, Orange & Fondation de France…) pour appréhender les con-‐ textes et milieux d’intervention. C’est souvent une étape incontournable pour re-‐ cueillir des données qui permettront notamment d’échantillonner la recherche (qui ?) et la problématiser (pourquoi ?). Cette analyse documentaire peut être com-‐ plétée par des informations recueillies en entretiens auprès des différents interlo-‐ cuteurs liés à un objet de recherche. Nous avons également réalisé des observa-‐
tions directes, indirectes (Cabinet de conseil, Orange, Fondation de France, APM…),
et participantes (Orange, Police Nationale…). Ces observations permettent de s’imprégner du contexte professionnel d’intervention et de ses spécificités (con-‐ traintes, moyens, etc.), notre immersion en Brigade Anti Criminels en témoigne ; ou de repérer des informations utiles pour construire des questionnaires d’entretien comme le suivi d’intervention des techniciens Orange. A la suite des analyses do-‐ cumentaires et des observation, des entretiens individuels (libres et semi-‐ directifs) et collectifs (focus group) étaient conduits. Il est arrivé, pour certaines recherches que nous coordonnions que des entretiens d’autoconfrontation et
d’explicitation soient mis en œuvre. Ce fut le cas à la Fondation de France (Prost &
Carrera in Fernagu Oudet & Carré, 2017). Plus rarement, le questionnaire a été uti-‐
lisé. Ce fut le cas, ici encore, dans une recherche que nous avons coordonné (Batal &
Carrera in Fernagu Oudet & Carré, 2017) et à l’occasion de nos recherches APM. Un questionnaire aurait du être mis en place auprès des 800 formateurs de la Police Nationale pour valider nos résultats mais des problèmes de sécurité informatique n’ont pas pu, à ce jour, être résolues. Il est donc en attente de passation.