I. Les approches compétences :
6. Les capabilités à l’épreuve de nos terrains de recherche
6.2. L’exemple d’un cabinet de conseil X
6.2.1. Contexte de la recherche
Le cabinet de conseil X dans lequel nous avons réalisé la recherche (Fernagu Oudet, 2014) que nous allons présenter très partiellement, pour des raisons de confiden-‐ tialité, intervient, entre autres, dans le champ du management. Il s’agissait de repé-‐ rer les freins et les leviers à l’agir collectif, et de réfléchir à la manière dont l’organisation pouvait appréhender ces derniers pour s’inscrire dans une logique d’environnement capacitant (ici, favorisant l’agir collectif).
L’agir collectif est devenu une préoccupation importante dans de nombreuses organisations, et « plusieurs modèles d’efficacité des équipes de travail ont été propo-‐
sés pour comprendre comment les membres se coordonnent et partagent les informa-‐ tions pour prendre des décisions ou résoudre des problèmes complexes » (Michinov & Michinov, 2013, p2). L’agir collectif est bien plus que la simple agrégation des com-‐
portements individuels et des actions de chacun, il puise sa force dans l’articulation de ces derniers et leur contribution respective à un objectif visé commun (Weil-‐
Fassina & Benchekroun, 2000 ; Caroly, 2011). Il prend forme au travers l’interdépen-‐
dance des transactions et des interactions qui opèrent dans groupe, et la nature des compétences qui sont mobilisées. Il est au service de l’efficacité organisationnelle, de la performance.
L’entreprise est constituée d’une trentaine de personnes. Douze d’entre elles ont participé à l’enquête exploratoire (entretiens semi-‐directifs) et quatorze à l’enquête confirmatoire (questionnaire).
6.2.2. Apports de cette recherche au regard des capabilités
Deux types de pratiques collectives ont pu être repérées : formelles et informelles. Les premières sont le résultat de la volonté organisationnelle de voir exister des temps collectifs (réunions, séminaire), mais aussi une conséquence directe de ses activités (équipe projet, groupe de travail, etc.). Les secondes sont le résultat d’initiatives individuelles de personnes exprimant le désir de travailler ensemble, et de résoudre collectivement les problèmes. Les témoignages recueillis montrent que les regroupements informels sont motivés par la complémentarité des exper-‐ tises, et la confiance réciproque. Les logiques à l’œuvre sont le plus souvent coopé-‐ ratives, il s’agit d’assembler les compétences et non pas de les intégrer. Chacun, se-‐ lon son domaine d’expertise, participe à la résolution des problèmes posés (concep-‐ tion ou rédaction de réponse à projet, animation d’interventions, etc.). Ces temps semblent faciles à mettre en place malgré la difficulté de croiser les agendas, et pro-‐ curent beaucoup de satisfaction intellectuelle et d’occasions d’apprentissage.
Ce sont des temps où l’on se choisit, au cours desquels les membres sont cooptés
Concernant les regroupements formels (réunions, équipe projet, groupes de tra-‐ vail), les témoignages indiquent qu’ils sont chronophages et peu efficaces en termes de pratiques collectives. Ce constat peut surprendre dès lors qu’est exprimé un désir de travailler ensemble, et que le groupe est identifié comme un vecteur de la professionnalisation des acteurs et des activités. Il est intéressant de chercher à comprendre pourquoi ils ne fonctionnent pas, ou pourquoi les choses deviennent difficiles lorsqu’il s’agit de passer d’une logique coopérative à une logique collabo-‐ rative (la collaboration est plus impliquante donc plus risquée sur les plans conatif,
cognitif et affectif).
Les temps collectifs balisés ne sont pas vécus comme des temps de mise en pers-‐ pective des pratiques. Les ordres du jour, trop importants, ne permettent pas de laisser place à un travail plus cognitif sur les pratiques. Le sentiment d’être jugé (si l’on ne partage pas les mêmes valeurs, la même conception du métier, les mêmes expériences, etc.) limite l’expression des difficultés et du besoin de partager les problèmes. On parle ainsi, sur ces temps, essentiellement de ce qui va bien, de ce qui permet d’être valorisé aux yeux des collègues, de ce qui ne risque pas d’être discuté. Le collectif effraye, ou génère de la méfiance, qu’il œuvre en grand groupe ou en petits groupes. Certaines personnalités fortes et inhibitrices imposent leur vision du monde, du travail, des activités, ont une haute opinion d’elles-‐mêmes et souhaitent se valoriser quitte à dévaloriser le travail des autres.
Une certaine forme de souffrance émane des échanges que nous avons eus avec plus de la moitié des personnes interviewées. Un sentiment d’isolement transpire, alors même qu’une demande s’exprime concernant le besoin de bénéficier de repères sur les actions, les pratiques, le bien-‐fondé de ces dernières, ou leur effica-‐ cité. Le désir de travailler ensemble, lorsqu’il est ressenti, trouve à s’expliquer par les occasions que les personnes ont rencontrées et qui leur ont semblé riches, nourricières, porteuses de développement. Les freins à la mise en œuvre de pra-‐ tiques collectives sont tout à la fois individuels (regard critique de certains col-‐ lègues, esprit de compétition, concurrence, individualisme...) et organisationnels (rareté des situations de travail collaboratives, organisation géographique du travail
éclatée, charge de travail importante, management du travail et non des activités...).
Les témoignages montrent que des pratiques collectives en groupes restreints existent (intervention en binôme, résolution conjointe de problèmes, analyse réflexive
sur des chantiers, conception ou animation de projets d’intervention, etc.). Elles sont
pour partie informelles, buissonnières, non officielles, fruits de relations affini-‐ taires, d’envie de travailler ensemble. Elles ont lieu dans des cercles de confiance au sein desquels on partage des valeurs, une culture, des modes d’intervention, des modèles théoriques, etc., où l’on se respecte, où l’on s’écoute, où l’on poursuit des objectifs communs. Ces expériences sont porteuses de développement, mais les occasions de les vivre sont rares car les activités quotidiennes, l’obligation de résul-‐ tats et leur non-‐institutionnalisation ne permettent pas de les multiplier sans inci-‐ dence sur l’activité globale.
Des temps dédiés au fonctionnement du collectif existent, sous la forme de re-‐ groupements réguliers qui rassemblent l’ensemble des salariés ou des groupes de travail. De l’avis général, ces espaces sont inefficaces parce qu’ils sont d’abord l’occasion de valoriser des réussites individuelles et de faire circuler des informa-‐ tions descendantes, avant d’être des lieux où travailler et apprendre ensemble. Se-‐ lon les acteurs interrogés, ces espaces n’offrent pas l’occasion d’échanger, de con-‐ fronter les pratiques, de faire circuler les expertises et de résoudre ensemble des problèmes. Le regard que l’on pose sur autrui et la méfiance du regard de l’autre constituent de vrais handicaps. A cela s’ajoute le fait que le collectif ne se vit pas comme une équipe au regard des différences d’origines (experts vs généralistes ; anciens vs nouveaux ; théoriciens vs praticiens, etc.). Il en résulte un sentiment de méfiance et d’incapacité à travailler ensemble, sauf à choisir les personnes avec les-‐ quelles on va travailler
Ainsi décrites, les pratiques collectives relèvent plus souvent d’un assemblage que d’un partage des compétences ou des expertises. Les coordinations sociales à l’œuvre diffèrent. L’assemblage des compétences permet à chacun de valoriser son expertise et de moins s’exposer. Le travail est réparti autour d’un objectif commun et les échanges se limitent à la coordination des chantiers sans élaboration de synchronisa-‐ tion cognitive.
6.2.3. Apports de cette recherche au regard des environnements capacitants
A l’issue de cette recherche, nous avons pu constater combien l’approche par les capabilités offrait une grille d’analyse pertinente pour étudier les freins et les le-‐ viers à la capacité d’accomplir (ici agir collectivement). Elle a été, en effet, très utile pour repérer les facteurs qui en freinent le développement, et imaginer la manière dont ces freins pouvaient être levés. Par exemple, si l’on souhaite instaurer la con-‐ fiance réciproque et la traduire en capabilité, il convient de s’interroger sur les op-‐ portunités proposées pour construire cette confiance, et sur les moyens mobili-‐ sables pour cela, car la confiance n’est pas un donné, mais une élaboration (Karsen-‐
ty, 2013).
Parce que nous avons tenté de distinguer au cours de cette recherche la différence entre les pratiques de collaboration et les pratiques de coopération, nous avons pu voir combien l’outil d’analyse mobilisé grâce aux capabilités ne peut être pensé que de manière située, au regard de problématiques précises. Ressources et facteurs de conversion ne peuvent être interprétés qu’en situation, selon les accomplissements
en jeu, et selon la perspective d’étude souhaitée (collaboration/coopération). Ce travail n’a cependant pas permis de travailler sur les facteurs de choix mais seu-‐ lement permis une exploration des ressources et des facteurs de conversion.