I. Les approches compétences :
2. Développer l’agir avec compétence
2.2. Ce que le travail "fait" aux compétences
2.2. Ce que le travail
"fait" aux compétences et aux apprentissages
L’engouement actuel pour la question de l’apprentissage en situation de travail, tant sur le terrain des pratiques d’entreprises que du côté de la recherche, cherche à mieux se saisir de la manière dont on développe ses compétences en travaillant, des conditions et moyens permettant de le faire, et de rendre le travail (plus)
formateur. La formation au sens conventionnel du terme tendrait à disparaître
(plus modestement, diminuer !), pour privilégier des modalités de formation plus innovantes et plus proches du travail (Bourgeois & Durand, 2012 ; Bourgeois
& Enlart, 2014 ; Fournier & al., 2017 ; Endrizzi, 2015 ; Charlier, Roussel & Boucenna, 2013). Pour certains chercheurs, les emplois seraient même désormais appris « au cœur même du travail » (Jørgensen, 2004 ; Nilsson, 2010b).
Différentes raisons permettent d’expliquer (en partie) cette apparente désaf-‐ fection pour la formation au sens classique du terme. La plus récurrente tient au fait qu’elle n’a pu, dans nombre de cas, faire ses preuves en matière de transfert des apprentissages en milieu organisationnel (Presseau & Frenay, 2004; Solar & al.,
2016 ; Roussel, 2011, 2017). Elle coûte cher et il n’est pas toujours possible de
chiffrer son retour sur investissement (Yennek, 2014). Elle ne peut résoudre l’ensemble des problèmes qui se pose aux organisations. Enfin, elle ne peut dans certaines situations faciliter l’appropriation de certains savoirs qui s’acquièrent
in vivo, au fil de l’exercice et de l’entraînement (Bourassa, 2005) ou qui se mobi-‐
lisent collectivement parce qu’ils sont partagés, distribués (Chassaing, 2012 ;
Chrétien & Olry, 2015; Thébault, 2016).
L’intérêt porté à de nouvelles pratiques de formation se traduit du côté des pratiques d’entreprise, par la multiplication de dispositifs d’accompagnement en tout genres: coaching, mentoring, tutorat, supervision, communauté de pratiques, espace de co-‐working ou collaboratifs, etc., et du côté des pratiques de formation, par des dispositifs orientés vers les analyses de pratiques ou de l’activité, la simulation, la formation action, l’alternance, la réalité virtuelle, les
corporate open online courses (COOC), la formation intégrée au travail ou en
situation de travail, etc.
Que cela soit du côté du travail comme celui de la formation, ces nouvelles pra-‐ tiques ont souvent pour dénominateur commun, de s’intéresser à l’activité (au sens psycho-‐ergonomique du terme), et traitent l’apprentissage comme une dimension inhérente à l’activité (Lussi Borer, Durand & Yvon, 2008 ; Vidal-‐Gomel, 2016; Mou-‐
chet, 2016 ; Tourmen, 2014). On s’attache, dans ce cadre d’analyse, à la dimension
constructive (Rabardel & Pastré, 2005) des activités de travail – et pas seulement opératives –, au comment ces dernières permettent d’apprendre et à ce qu’elles permettent d’apprendre. Il ne s’agit pas de caractériser, d’évaluer, de normer ou de qualifier le travail, mais de comprendre ce qui fait obstacle aux apprentis-‐ sages professionnels, ou au contraire potentialise les situations de travail.
La diversité des approches conceptuelles et méthodologiques (psychologie ergono-‐ mique, clinique de l’activité, anthropologie culturaliste, didactique professionnelle, sémiotique de l’activité ou cours d’action, etc.) mobilisées en fait un champ de recherche extrêmement riche et prolifique. Toutes ces approches se caractérisent par « une entrée dans l’apprentissage par le travail » mais l’on pourrait aussi avec un autre courant, celui du Work Place Learning -‐ WPL (Billett, 2001, 201O ; Tynjälä,
2008 ; Fenwick, 2008 ; Malloch &al., 2011), « entrer par l’apprentissage dans le
travail ». Cette approche consiste à examiner comment les mécanismes généraux d’apprentissages opèrent dans ce contexte particulier qu’est la place du travail (Bourgeois & Monatra, 2012).
2.2.1. Entrer dans l’apprentissage par le travail
Les approches en termes d’analyse de l’activité, si elles tiennent en général compte des conditions externes de l’activité (moyens et conditions de travail, interactions sociales, etc.) et la manière dont elles influencent l’activité des individus, privilégient toutes dans leurs analyses ce qui se passe pour l’individu, ce qu’il
perçoit, pense, fait, ressent, etc. en vue notamment de transformer, d’apprendre ou de transmettre le travail.
Selon leur ancrage et leurs paradigmes (« système social d’activité » pour la clinique de l’activité ou « monde propre » pour la sémiotique de l’activité par exemple), elles se focaliseront sur l’individu et ce qui se passe pour lui (cognitivement, émotionnellement, etc.), ou alors sur le couplage individus-‐environnement, analy-‐ sant pour cela la manière dont les caractéristiques de l’environnement guident et orientent l’activité. Ainsi, par exemple, des artisans ne regarderont pas un mur de la même manière selon qu’ils vont avoir à le peindre ou le tapisser, réaliser une instal-‐ lation électrique ou hydraulique, œuvrer seul ou en équipe, etc.
2.2.2. Entrer dans le travail par l’apprentissage
Le Work Place Learning (WPL) nous vient des pays anglo-‐saxons et connaît un succès grandissant, un récent ouvrage lui a d’ailleurs été consacré : The SAGE
handbook of work place learning (Malloch, Cairns, Evans & O’Connor, 2011), et il dispose
depuis quasiment 30 ans d’une revue dédiée : Journal of workplace learning.
Les auteurs qui s’inscrivent dans ce courant insistent sur l’importance des interac-‐ tions entre les facteurs individuels (caractéristiques individuelles des sujets) et les facteurs situationnels (caractéristiques de l’environnement de travail) dans les processus d’apprentissage (Billett, 2001 ; Bourgeois & Durand, 2012 ; Malloch et al.,
2013). On doit à Billett la consécration de ce courant et sa théorisation. Ce modèle
d’analyse insiste prioritairement sur les ressources sociales de l’environnement comme ressources d’apprentissages et témoigne de l’importance des variables contextuelles et culturelles, de la sécurité psychologique, de l’expérience anté-‐ rieure, des interactions sociales, et de la pensée réflexive dans les processus qu’il permet d’étudier (Mornata & Bourgeois, 2012).
Les recherches conduites dans le champ du WPL semblent converger vers la mise en évidence de l’existence d’« un lien étroit entre caractéristiques des situations pro-‐
fessionnelles, types d’activités réalisées et type d’apprentissages » (Veillard, 2012).
La force de ce lien dépend pour partie (on n’oublie pas le sujet, son agentivité, sa motivation, sa détermination, sa part active dans l’apprentissage, etc.) de la configuration des environnements de travail dans toutes leurs dimensions : matérielles, techniques, spatiales, organisationnelles, etc. (Billett, 2001 ; Eraut,
2004). Pour Billett (2001), empruntant le concept à la psychologie de la percep-‐
tion de Gibson (1979), les environnements sont constitués d’« affordances » (Gibson, 1979). Ces dernières fonctionnent comme des « possibilités d’activités
et d’apprentissages offertes par les situations selon leurs propriétés techniques, spatiales et organisationnelles » (Veillard, 2012). Ce sont des ressources. Par
exemple, le fait de pouvoir être accompagné par un collègue expérimenté relève d’une affordance (Billett, 2001).
Le WPL se donne ainsi pour objectifs de comprendre comment les processus d’apprentissage opèrent sur la place du travail et de repérer les caractéristiques de l’environnement influant sur ces processus. In fine, il s’agit, à partir de cette compréhension, d’optimiser les environnements de travail, les dispositifs de forma-‐ tion, et d’accompagnement en situation de travail pour les rendre les plus « formatifs » possibles (Bourgeois & Mornata, 2012 ; Bourgeois & Durand, 2012). L’ambition est en quelque sorte de concevoir des grammaires de l’apprentissage
ou de débusquer les grammaires à l’œuvre ici et là pour diffuser et soutenir les meilleures d’entre elles. Cela explique sans doute qu’une bonne partie des travaux du WPL a surtout porté sur l’étude de dispositifs intentionnellement organisés pour faciliter les apprentissages. Peu de travaux en définitive, nous semble-‐t-‐il, s’intéressent aux espaces qui échappent à ces dispositifs formels tels que les modes d’organisation du travail, les aménagements spatio-‐temporels de l’espace de travail, les environnements matériels et techniques ou symboliques, etc., et qui pourtant peuvent afforder, proposer des opportunités d’apprentissage, ou au contraire, les limiter (Billett & al., 2012).
On peut en résumé dire que « la notion d’affordance renvoie à la variété des
ressources susceptibles d’être offertes par l’environnement pour apprendre et se déve-‐ lopper sur le lieu de travail : elles peuvent être conceptualisées en termes de potentia-‐ lités » (Villemain & Lemonie, 2014). Ces ressources fonctionnent, à condition d’être
repérées, comme des leviers qui permettent aux individus d’entrer ou de s’engager dans l’apprentissage, ce que Billet nomme la « participation » – que cela soit en termes de rejet, d’utilisation, de contournement ou de dépassement de ces res-‐ sources (Billett, 2009). Dans ce cadre, « c’est moins les affordances qui conditionnent
le degré d’engagement que la perception que les opérateurs en ont » (Billett, 2009, in Villemain & Lemonie, 2014), c’est pourquoi on parlera volontiers d’espaces de
pratiques participatives – ces pratiques intégrant « une double relation entre d’une
part ce qu’un lieu de travail propose (affords) aux individus et d’autre part la façon dont ces derniers s’engagent avec ce qui leur est offert (what is afforded) » (Billett, 2008). Cet engagement, cette participation, se faisant écho à la fois « des subjectivi-‐ tés et des dispositions individuelles déjà façonnées (pre-‐mediate) par des expériences antérieures » (Billett, 2008) et des pratiques sociales et culturelles en vigueur de l’ici
et du maintenant – l’expérience présente et située (Billett, 2008). En transparence, on devine l’ombre des enseignements de Vygotsky (1985) que le WPL a repris pour fonder sa théorie de l’apprentissage en situation de travail.
Entrer dans le travail par l’apprentissage, c’est donc s’intéresser aux effets des activités de travail sur les apprentissages, et en particulier aux activités constructives, que celles-‐ci aient été élaborées seul ou collectivement dans l’entraide ou l’échange.
Entrer par l’apprentissage dans le travail, c’est s’intéresser:
-‐ aux dispositifs formels de formation et d’accompagnement (l’alternance, le tuto-‐
rat, le compagnonnage, la formation en situation de travail, la formation action, la simulation, etc.), qu’ils aient pour vocation la transmission, l’appropriation,
le transfert ou le développement des savoirs ; et à la manière dont ils facilitent les apprentissages,
-‐ aux environnements de travail, et à ce qu’ils produisent et configurent en termes de possibilités d’apprentissages, d’affordances.
On peut donc faire du WPL sans le savoir. Un certain nombre de travaux sur la transmission professionnelle n’emploie pas le terme de WPL (Divay & Legendre,
2014 en sociologie ; Balas, 2012 ou Chrétien & Olry, 2015 en Sciences de l’Education; Thébault, 2013 en psychologie, etc.)… ni ceux relatifs aux pédagogies de l’alternance
Pourtant un certain nombre de préceptes – voire de postulats – du WPL sont bien utilisés de part et d’autres.
Nous concernant, nous n’entrons pas par l’apprentissage dans le travail ou le travail dans l’apprentissage mais plutôt par ce qui l’entoure, cherchant à comprendre comment le milieu, les contextes organisationnels ou l’organisation du travail peuvent influencer, faciliter ou contraindre les processus d’apprentissages ; considérant par là, que l’apprentissage résulte de l’interaction du sujet avec son environnement de travail. Cela ne veut pas dire que nous perdons de vue que ce sont les individus qui apprennent, et qui mobilisent leurs dispositions à apprendre (Lefeuvre, Garcia & Namolovan, 2009 ; Bandura, 1999 ; Carré, 2005, 2016) mais partons du postulat que ces dispositions peuvent être soutenues et poten-‐ tialisées par l’environnement, et en particulier l’organisation du travail. Des théories comme celle du Work Place Learning que nous venons de présenter, et celle de l’apprentissage sociocognitif (Bandura, 1976, 1986) ont chacune contribué – et sans doute largement – à asseoir ce postulat. Celle des capabilités (Sen, 2001) apporte, nous le verrons, un regard complémentaire au travers de l’étude de la « mise en capacité à/d’/apprendre » (Fernagu Oudet, 2012, 2016, 2017) en milieu organisationnel.