I. Les approches compétences :
3. L’approche par les capabilités, pistes de travail pour une approche
C’est donc une dialectique individu-‐organisation (cf. fig. 24) qui est à la base de la mise en capacité des personnes d’apprendre et d’agir et c’est cette dialectique que nous interrogeons en mobilisant l’approche par les capabilités.
Figure 24 : La logique capabilités
Se pose alors la question de la manière dont il est possible d’étudier cette mise en capacité ? Nous avons proposé de le faire au travers l’analyse de 3 processus :
opportunité, liberté et capabilité (Fernagu Oudet, 2016b).
3. L’approche par les capabilités, pistes de travail
pour une approche processuelle de la capacité d’agir
et d’apprendre
3.1. Des processus opportunités, liberté & capabilités
Nous avons évoqué supra, l’idée selon laquelle, l’apport majeur de Sen est de faire porter le regard sur les moyens et les opportunités dont disposent les indivi-‐ dus pour agir, que cela soit du côté des conversions, ou de celui des choix. Lorsque l’on observe les compétences, ou que l’on cherche à les mesurer, il n’est possible de le faire qu’au travers des résultats des actions engagées, des performances. De la sorte, s’intéresser uniquement aux accomplissements réalisés (résultats) quand on s’intéresse aux capabilités conduirait à élaborer une vision très partielle de ce qui permet à l’individu d’agir (De Munck & Zimmermann, 2008 ; Zimmermann, 2011). Ainsi, par exemple, « Suivre une formation professionnelle par choix ou en raison d’un
manque d’opportunités (obligation de suivre telle formation pour pouvoir continuer à percevoir les allocations de chômage, réorientation professionnelle imposée par l’employeur, etc.) n’aboutit pas à un résultat identique en termes de capabilités »
(Bonvin & Farvaque, 2008, p51).
Cette approche insiste donc sur l’importance de retenir comme indicateur d’évaluation l’étendue de la liberté́ réelle d’accomplir – les capabilités – et non de se focaliser uniquement sur les résultats ou les accomplissements effectifs.
S’intéresser aux capabilités, c’est donc, dans un premier temps, faire porter son regard sur deux dimensions qui nous semblent essentielles : le « processus opportunités » et
le « processus liberté » (cf. fig.25) (Fernagu Oudet, 2016b ; Fernagu Oudet, 2018c).
Figure 25 : Processus opportunité & liberté (Fernagu Oudet, 2016a)
Nous entendons ici le terme de processus comme un ensemble d’activités corrélées ou interactives, qui transforme des éléments d’entrée en éléments de sortie et peu-‐ vent dépendre d’éléments de sortie d’autres processus (Afnor, norme ISO 9000): • le « processus opportunités » s’intéresse à la manière dont les ressources mises à
disposition pour agir/apprendre sont converties en « capacités d’action » (ou d’apprentissage) et aux facteurs facilitant ou entravant cette conversion (Sen, 2009 ;
Fernagu Oudet, 2012, 2016c). Il porte sur l’analyse des moyens, conditions et con-‐ traintes de l’action. Interrogeant l’étendue de la qualité des possibles accessibles à une personne dans une situation donnée parle de liberté opportunité (Sen, 2002,
p18).
• le « processus liberté » permet d’identifier ce qui contraint ou libère les disposi-‐
tions à apprendre ou à agir (Fernagu Oudet, 2016a). Le regard se porte sur la ma-‐
nière dont les conversions se traduisent en réalisations (ou accomplissements) et sur les facteurs de choix pesant sur l’orientation de ces dernières. L’attention se fo-‐ calise sur la « capacité de choisir », sur ce qui permet aux personnes de se détermi-‐ ner. Il porte ainsi sur l’analyse des moyens, conditions et contraintes de l’activité. In-‐ terrogeant les divers mécanismes qui conditionnent l’exercice d’un libre choix dans l’action, Sen parle de liberté processus (Sen, 2002, p18). Ce processus interroge les préférences adaptatives, « à savoir qu’une personne adapte ses préférences aux pos-‐
sibilités qui s’offrent à elles » (Vero & Zimermann, 2018, p139).
Comme nous l’avons mentionné, peu de travaux portent aujourd’hui sur l’identification des facteurs de conversion ou celle des facteurs de choix. Ils entrai-‐ nent pourtant des variations importantes dans la mobilisation et la conversion des
ressources, et donc des configurations différentes selon les individus en termes d’accomplissements – qu’ils soient réels, potentiels ou attendus. Ils entraînent éga-‐ lement des variations importantes dans l’expression et la construction des choix. Question de dispositions personnelles ou de caractéristiques individuelles mais aussi organisationnelles…
La combinaison de ces deux processus permet d’entrevoir comment les individus développent leur pouvoir d’agir. Le pouvoir d’agir relevant alors de l’articu-‐
lation de la capacité d’agir et de la capacité de choisir (ou des processus oppor-‐
tunité et liberté dont elles résultent) au travers le processus capabilité (cf. fig.25).
Le « pouvoir d’agir » au sens sénien, permet d’apprécier l’espace des possibles. Il peut se définir comme le rayon d’action effectif d’une personne (Clot, 2008, Corteel
& Zimmermann, 2007) et relève de l’articulation de la capacité d’agir (ou d’apprendre) et de la capacité de choisir (Fernagu Oudet, 2016c). Ce processus permet d’appréhender la manière dont les individus sont mis en capacité d’accomplir et de se développer. Il permet de s’interroger sur la qualité des envi-‐ ronnements de travail qui sont proposés et in fine sur la manière dont ils se mon-‐ trent capacitants.
Ainsi, la dimension « processus opportunité » consiste à analyser la manière dont
les ressources sont converties en capacités d’action, et la dimension « proces-‐
sus liberté » consiste, elle, à analyser la manière dont l’individu construit ses choix
(ses alternatives, ses préférences) et s’autodétermine. Enfin la dimension « processus
capabilité » donne à voir comment les deux premiers processus s’interfacent. Les ca-‐
pabilités sont, en ce sens, à l’interface des capacités d’action et de choix (cf. fig. 26).
Figure 26 : Les capabilités
D’un point de vue opérationnel, il est un moyen de gouvernance puisque ce dernier permet d’interroger les propriétés et qualités des ressources, la nature des conversions et des choix. En ce sens, la grille d’analyse issue de l’approche par les capabilités fonc-‐ tionne comme un outil d’évaluation et de mesure de la mise du pouvoir d’agir.
L’adoption d’une telle perspective conduit à un questionnement pluridimensionnel (Fernagu Oudet, 2016) : de quelles ressources disposent les individus pour agir ou pour se former ? Quelles sont les opportunités dont ils disposent pour les utiliser ? A quoi conduit leur utilisation? Quels sont les buts qu’ils poursuivent ? Comment
construisent-‐ils leurs choix ? Quels moyens se donnent-‐ils de les atteindre ? Ce qui en retour permet de renseigner de manière itérative la pertinence des ressources proposées, les contraintes qui pèsent sur les individus lorsqu’ils agissent (facteurs de conversion, facteurs de choix) et les chemins qu’ils adoptent au regard des moyens à leur disposition (accomplissements). Non pour inventer de nouvelles ingénieries qui viendraient s’additionner à d’autres mais pour stimuler des envi-‐ ronnements dans lesquels il est possible de se développer, de s’engager dans le tra-‐ vail, de s’y accomplir, d’accomplir et de s’accomplir. La question des interactions
entre individus et organisation est centrale car si les opportunités relèvent de la responsabilité de l’environnement, le fait de s’en saisir questionne celle des individus.
3.2. Du lien entre organisation et individus
C’est donc dans son environnement et en référence à ce dernier que la per-‐
sonne est appréhendée car « L’approche par les capacités [capabilités] prend en
compte aussi bien ce qu’une personne est capable de faire – ses compétences – que les possibilités réelles de développer et mettre en œuvre ces compétences – à savoir les opportunités et les moyens d’agir. C’est là une différence essentielle par rapport à la logique compétences. Elle est d’autant plus importante que dans l’entreprise, les op-‐ portunités et les moyens d’agir sont fortement tributaires de l’organisation du travail, du management et échappent au contrôle du salarié. Si la compétence désigne l’exercice de la responsabilité en situation de travail, la capacité [pour nous capabili-‐
té] désigne les moyens d’exercer cette responsabilité » (Caillaud & Zimmermann,
2011, p41). Ainsi « Fortement tributaire de l’environnement, elle [la capabilité] ne peut être rabattue sur le seul individu et déplace l’attention vers les différents facteurs qui impactent le pouvoir effectif d’agir dans une situation donnée » (Zimmermann, 2016, p368).
L’approche de Sen appliquée aux domaines de la formation et du travail invite, de ce fait, à se questionner sur la qualité des environnements de travail, sur les pos-‐ sibilités d’apprentissage au sein des organisations ou de leurs interstices, que celles-‐ci soient formelles ou informelles.
La force de ce cadre théorique tient donc à l’intérêt qu’il porte
• aux capacités d’action et de choix des individus inscrites dans des environnements, au prisme des ressources, contraintes et opportunités dont ils disposent pour agir (ou pour apprendre) (cf. fig.27)
• aux processus qui conduisent à la mobilisation de ces capacités (opportunité, liberté, capabilités) (cf. fig.25)
• aux interactions entre organisation et dispositions individuelles et à la manière dont elles influencent (voire colorent) ces capacités (cf. fig26).
Figure 27 : La fabrication des capabilités
Il permet de revisiter les conditions du développement en termes de moyens, d’opportunités et d’engagement.
3.3. Une responsabilité partagée
On attend d’un environnement porteur de capabilités que les individus y soient mis en situation d’apprendre et de se développer. Mais peut-‐on les y obli-‐ ger ? Non, bien sûr. Sans doute est-‐il, néanmoins, possible de proposer des environ-‐ nements susceptibles de leur donner envie de le faire.
Nous avons ainsi souligné, à plusieurs reprises, que le développement des capacités d’action et de choix relevait d’une responsabilité partagée, d’un engagement réci-‐ proque. Cette précision est importante pour qui penserait qu’il est possible de con-‐ cevoir des environnements porteurs de capabilités (des environnements capaci-‐ tants) de manière exogène, de les naturaliser. S’il est en effet possible, de dynami-‐ ser les environnements en ce sens, il est impossible de contraindre les individus à se développer. Pour sourire avec Davezies (2008), nous pourrions dire qu’il n’y a pas que les organisations qui ont des défauts, certains individus peuvent en effet, ne pas avoir envie de se développer, ou ne pas trouver de raisons de le faire. On aura beau développer des trésors d’ingéniosité pour permettre ce développement, ils n’apprendront que s’ils ont envie de le faire. Le développement repose ainsi sur des relations d’interdépendance entre les individus et les organisations dans lesquelles ils œuvrent. A partir de là, on comprend que quelles que soient les théories, le déve-‐ loppement professionnel, comme objet d’analyse, concerne les relations entre un sujet, la configuration de ses modalités d’action et son environnement profession-‐ nel (avec ses différents niveaux de contextes : social, culturel, temporel, spatial, etc.). Ces trois éléments (le sujet, ses actions et l’environnement) sont interdépen-‐ dants et participent à décrire, à comprendre l’agir et à expliquer le développement professionnel (Lefeuvre & al., 2009 ; Bandura, 1999 ; Carré, 2004).
Soutenir tout processus de développement professionnel conduit, dès lors, à étu-‐ dier les interactions entre ces trois éléments, et renvoie entre autres à la théorie sociocognitive de la réciprocité causale triadique (Bandura, 1999) ou à au modèle de la double régulation en ergonomie (Dassa & al., 1974) visant à expliquer les dif-‐ férents déterminants de l’activité de travail et leurs interactions.
3.4. Autour de la question du développement
S’intéressant aux pauvres et aux exclus, Sen montre qu’il s’agit de leur per-‐ mettre de passer d’un statut de patient à celui d’agent, de leur donner les moyens de se prendre en main, de faire leurs choix, de mener eux-‐mêmes leurs plans d’action. Pour Sen, développer, c’est donc rendre les gens libres et capables d’agir. Ramenés aux questions de formation et de travail, deux concepts importants appa-‐ raissent dans ce discours, sous la houlette du désir et de la capacité d’apprendre (ou d’agir) : autodétermination et autodirection. Ce qui permet d’apprécier à sa
juste valeur une citation de Véro et Zimmermann (2018, p134) : « comme l’ont sou-‐
ligné en leur temps G. Simmel (1989 [1892-‐1893], p. 280) et J. Dewey (1891, p. 162), il n’y a pas de responsabilité sans liberté – être responsable suppose la liberté de se dé-‐ terminer, de pouvoir choisir entre différentes options – et inversement pas de liberté sans responsabilité – être libre et le rester implique d’assumer ses choix ». Nous y re-‐
viendrons au moment de présenter les apports de nos différentes recherches.
Nous faisons l’hypothèse, à la suite de nos travaux (Fernagu Oudet, 2018b, Fernagu
Oudet & Carré, 2017), que des environnements susceptibles de favoriser et soutenir la capacité à s’autodéterminer et à s’autodiriger pourraient être considérés comme particulièrement capacitants. Ceci demandera sans aucun doute des explorations ultérieures.
Tentons maintenant, avant de revenir sur la question du développement professionnel, une définition des environnements capacitants.