I. Les approches compétences :
3. À la recherche d’un compromis:
3.2. Vers un espace sémantique des compétences… et un parti pris
3.2.3. Situation & entours
L’organisation du travail s’intéresse à la définition, au suivi et au contrôle des résultats à atteindre dans une organisation (une entité, une institution, une entre-‐ prise, un dispositif, un atelier, etc.), à l’allocation de moyens et à la mobilisation de ressources externes, à la répartition du travail à réaliser (tâches, activités, pro-‐ cessus), et à la coordination des différentes unités de travail entre lesquelles le travail est réparti. Ce travail d’organisation influence les situations et les ma-‐ nières de faire, en fixent les entours et contours
3.2.3. Situation & entours
Ainsi, si les compétences sont relatives à un contexte, elles sont également relatives à des situations dans lesquelles elles s’exercent et qui permettent d’en rendre compte. Elles sont « situées ».
Parce qu’elles sont situées (mais aussi contextualisées), nous défendons l’idée selon laquelle une compétence ne peut être transportable, en l’état, d’un lieu à l’autre, et qu’elle est chaque fois à reconstruire. Ce que l’on transporte, ce sont des éléments de compétences (schèmes, savoir faire, outil, procédure, etc.) qu’il faut recombiner, ré-‐articuler, en fonction des situations que l’on va rencontrer et des contextes d’intervention (Fernagu Oudet, 2012, 2014, 2006). Elles sont uniques, voire « biodégradables » (Fernagu Oudet, 2016a), « non reproductibles » (Jonnaert,
2012). Ce point de vue sur les compétences conduit à mesurer, combien il peut être
difficile de les décrire, à la fois comme état et comme processus. Il montre égale-‐ ment combien il est nécessaire de s’intéresser tout particulièrement à la manière dont les combinaisons et structurations de ressources opèrent au moment d’agir et comment il est possible de faciliter ces mouvements. En ce sens, on ne peut développer des compétences en tant que telles, mais plutôt développer les moyens de mobiliser des compétences adéquates aux situations et aux contextes dans lesquels elles sont mises en œuvre. La focale organisation du travail et travail d’organisation, propres aux contextes d’intervention et d’apprentissage, devient incontournable pour analyser ce qui permet ou non aux compétences d’être mobilisées en situation, ou d’agir avec compétence.
Ainsi les situations donnent aux compétences, leur couleur, leur tonalité, leur forme et leur orientation (Fernagu Oudet, 2006). Dire qu’une compétence est située n’est ni anodin, ni sans incidence sur la manière de la décrire, ou d’en penser le développement ; les caractéristiques de la situation venant directement influencer la nature et la forme des compétences mobilisées. Nous avions pour cela travaillé à l’occasion de nos travaux de thèse l’idée de « situations potentielles
d’apprentissage », montrant par là que la nature des situations configuraient
les possibilités d’apprentissages et la nature même de ces apprentissages.
Mais que dit-‐on de plus lorsque l’on dit que les compétences sont situées par rapport au fait qu’elles soient contextualisées ? Comme nous l’avons fait pour la notion de contexte, un détour par la définition de la notion de situation nous semble indispensable pour le comprendre. Cette notion n’est pas facile à stabiliser car elle renvoie, dans le domaine des sciences humaines, à des significations diffé-‐ rentes, selon qu’on tente de la définir en mobilisant la linguistique, l’ergonomie,
l’ethnométhodologie, la philosophie pragmatiste, la sociologie interactionniste, le
management ou encore la pédagogie. Certains points de convergences peuvent être néanmoins repérés – comme par exemple le fait que les situations émergent des connexions (ou selon auteurs : des transactions, interactions ou codéterminations) entre individus, événements et entours.
On pourrait discuter, ici, des idées de Marx qui pensait que l’individu n’avait aucune prise sur les situations et qu’il les subissait, mais ce serait alors nier plu-‐ sieurs décennies de recherches issues de la psychologie du travail, de la psycholo-‐ gie ergonomique ou de l’ergonomie de langue française pour qui la situation résulte du rapport dynamique entre le sujet et les conditions de son action ; mais aussi les travaux de la didactique professionnelle pour lesquels la situation est « donnée de
l’extérieur en même temps qu’elle est crée par le sujet » (Pastré, 2002), voire les
enseignements de Dewey (1963) pour qui la situation était un « monde environnant
expériencié ». La situation est, en ce sens, une configuration, elle émerge quand
du sujet à ses entours. Le climat, la charge de travail, la présence ou l’absence du matériel adéquat, la disponibilité des collègues, etc. sont autant d’éléments qui influencent la nature des situations – ses (im)possibles -‐ et avec lesquels l’individu a à composer quand il agit. Par réciprocité, son action va agir sur ces entours qui en retour agiront sur lui. Toute situation est ainsi dynamique et évolutive, implique une action réciproque qui va déterminer le contenu de l’action, et donc les compé-‐ tences mobilisées. En ce sens, la situation organise l’expérience et ne peut exister que parce qu’elle est éprouvée, ressentie, pensée, etc. L’engouement actuel pour les théories de l’action située, de la cognition distribuée ou située en témoigne. Et parce qu’elle est éprouvée, ressentie et pensée, elle ne peut avoir la même signi-‐ fication d’une personne à l’autre. Elle singularise les compétences.
À l’occasion de nos travaux de thèse (2005), nous avions montré qu’à contexte iden-‐ tique, les situations peuvent être différentes ou, qu’au sein d’un même contexte, les situations peuvent aussi, être variables. Nous avions pu ainsi observer dans deux usines du secteur de la plasturgie produisant des pièces pour l’industrie automobile et disposant des mêmes technologies que dans l’une, les opérateurs n’étaient pas autori-‐ sés à « toucher aux machines » tandis que dans l’autre, ils pouvaient le faire. Dans cette seconde usine, tous les régleurs étaient d’anciens opérateurs. Nous avons là, des variables de contextes. Ce qui fait situation, c’est la manière dont les individus vont se saisir de ces variables au regard des objectifs qu’ils ont à atteindre ou qu’ils se fixent, et des moyens qu’ils ont de les atteindre. Un opérateur qui n’a pas pour ambition de devenir régleur stoppera sa machine chaque fois que nécessaire et mobilisera un ré-‐ gleur pour redémarrer sa machine. Un autre cherchera à « bidouiller » avant d’appeler un régleur, quand un autre attendra le régleur et assistera à la réparation « pour voir
comment il s’y prend et le refaire si l’occasion se présente », etc. Le tout entrant en réson-‐
nance avec les objectifs de production de la journée, les problèmes d’approvi-‐ sionnement matière, l’absence du chef d’équipe, la naissance du petit dernier du collègue, etc. (Fernagu Oudet, 2006)
On peut parler de singularité, d’éphémérité et d’individualité des situations car une situation est « singulière par essence (elle est lʼétat du système à un moment
donné), elle peut receler des éléments de reproduction et de régularité. Ephémère par nature (elle est liée à un instant et à un moment donné), elle peut durer (…). Individuelle car subjective (…) » (Journé & Raulet-‐Crozet, 2008). Elle dispose en ce
sens d’une temporalité (Quéré, 1997), toute situation ayant un début, un milieu et une fin. C’est pour ces raisons qu’elles peuvent fonctionner comme des unités de sens en analyse de l’activité ou du travail, et qu’elles sont utilisées, en formation, comme « un moyen, une finalité, ou une origine » (Mayen, Métral & Tourmen, 2010). Néanmoins ce n’est pas parce qu’elles sont éphémères ou temporellement situées, qu’elles ne comportent pas d’éléments stables, réguliers, ou permanents qui contri-‐ buent directement à maîtriser « le cours de la situation » (Journé & Raulet-‐Crozet,
2008), ni ne permettent d’identifier des « classes de situations » (Vergnaud, 1990 ; Mayen, 2010) ou des combinaisons d’« invariances et de perspectives » (Olry, 2012).
En définitive, à bien y regarder, les situations sont très proches de l’idée de « problème » avec un nœud à défaire ou une intrigue à résoudre; ou d’« opportunité », avec une occasion d’apprendre, une expérience qui se cons-‐ truit au fil des nœuds défaits et des intrigues résolues. Entre « problèmes » et « opportunités », des possibilités sans doute de développer ses compétences.
Se pose alors la question de la place des situations régulières et/ou collectives dont on trouve peu de choses dans la littérature et que nous n’aborderons pas ou si peu. Nos travaux n’ont que peu exploré ces questions et il est pour nous difficile d’interagir en connaissance de cause avec les écrits académiques sur cette question. Ainsi, la compétence n’est pas une substance mais la relation dynamique d’une personne avec des situations (Mayen, Métral & Tourmen, 2010), qui elles, sont inscrites dans des contextes. Le vécu des situations est singulier (imprégné
de son expérience, de son passé, de son présent voire de son futur et de son devenir),
même s’il se fait écho des moyens, des opportunités mais aussi des con-‐ traintes dans lequel il prend forme, de ses entours… et de ses contours… Nous considérons ainsi la situation comme la résultante de la rencontre entre un sujet et son environnement. Par exemple, chez Visenplastic
(Fernagu Oudet,
2006),
le responsable d’atelier est issu du terrain. Le directeur de production qui a été recruté use de méthodes modernes de management dans l’atelier. L’observation des effets positifs de ces nouvelles méthodes de management incite le responsable d’atelier à l’imiter parce qu’il est convaincu que son employabilité tient en partie à l’acquisition de compétences visant à favoriser l’expression des salariés, leur coo-‐ pération et leur autonomie.
En ce sens on peut dire que la situation est mouve-‐ ment, et que c’est ce mouvement (en termes d’entraves et de facilitations) qui en rend l’analyse intéressante pour penser le développement des compétences. Ce dernier, nous le verrons, interviendra, selon le niveau d’analyse avec lequel il seraattrapé, dans la succession des situations (par accumulation, extension, confronta-‐
tion, réflexion, etc.). L’analyse des contextes d’intervention restera incontour-‐ nable pour apprécier les contraintes qui pèsent sur ces situations et qui per-‐ mettent d’en appréhender le mouvement. Ainsi, lorsque l’opérateur de plastur-‐ gie approvisionne sa machine, la situation ne prend forme que lorsqu’elle se trouble, devient problématique (en raison de son manque de connaissances des procédures ou des manuels d’utilisation, de l’absence d’une clé, de la machine qui se met à bourrer ou tressauter, des pièces expulsées qui ne sont pas conformes, etc.) et si ce même opérateur a l’intention de faire évoluer ou non la situation et donc d’agir pour que le trouble s’atténue ou disparaisse. Il le fera en fonction des moyens et des contraintes de la situation (un collègue qui vient à la rescousse, un régleur débordé, une machine fiable ou capricieuse, etc.) et du contexte (un manuel de procédures ou de modes opératoires, un écran digital d’aide à la décision, une gestion de production en flux 0, un client qui attend sa commande, des procédures qualité, des marges de manœuvre, etc.) (Fernagu Oudet, 2006).
Les situations ne sont donc pas « à négliger » (Goffman, 1964), mais bien « à dé-‐
finir » (Thomas, 2006), et ce, suivant notre raisonnement, en fonction des contextes
qui contribuent à les fabriquer. Si au final dans nos travaux, nous avons cherché à comprendre comment les situations participent au développement des compétences, c’est en contexte que nous l’avons fait, au regard d’organisations du travail déterminées. Nous aborderons cette problématique dans la partie 2 de ce document, notamment au travers l’analyse des effets d’apprentissage des situations de collaboration, d’entraide, d’échange, etc. ou de divers agencements organisationnels à visée d’apprentissage (réseau, polyva-‐ lence, remplacement temporaires, etc.).