I. Les approches compétences :
2. Développer l’agir avec compétence
2.3. Ce que l’organisation "fait" aux compétences
Nous concernant, nous n’entrons pas par l’apprentissage dans le travail ou le travail dans l’apprentissage mais plutôt par ce qui l’entoure, cherchant à comprendre comment le milieu, les contextes organisationnels ou l’organisation du travail peuvent influencer, faciliter ou contraindre les processus d’apprentissages ; considérant par là, que l’apprentissage résulte de l’interaction du sujet avec son environnement de travail. Cela ne veut pas dire que nous perdons de vue que ce sont les individus qui apprennent, et qui mobilisent leurs dispositions à apprendre (Lefeuvre, Garcia & Namolovan, 2009 ; Bandura, 1999 ; Carré, 2005, 2016) mais partons du postulat que ces dispositions peuvent être soutenues et poten-‐ tialisées par l’environnement, et en particulier l’organisation du travail. Des théories comme celle du Work Place Learning que nous venons de présenter, et celle de l’apprentissage sociocognitif (Bandura, 1976, 1986) ont chacune contribué – et sans doute largement – à asseoir ce postulat. Celle des capabilités (Sen, 2001) apporte, nous le verrons, un regard complémentaire au travers de l’étude de la « mise en capacité à/d’/apprendre » (Fernagu Oudet, 2012, 2016, 2017) en milieu organisationnel.
2.3. Ce que l’organisation
"fait" aux compétences et aux apprentissages
S’il est possible de se saisir des conditions du développement de l’agir avec compétences du côté de l’autoformation et de l’analyse de l’activité de travail, une troisième voie s’ouvre à leur analyse au travers d’organisations embléma-‐ tiques telles que les organisations apprenantes, qualifiantes, formatrices, développantes, capacitantes (Fernagu, 2018d)… – mais aussi celles de sites qualifiants ou d’établissements formateurs – dont on fait l’hypothèse qu’elles seraient « plus nourricières » (Carré & Charbonnier, 2003) que d’autres, « plus
façonnantes » ou « plus facilitantes » (Fernagu Oudet, 2006) parce qu’elles engendreraient plus qu’ailleurs des pratiques professionnelles particulières, spécifiques, qui vont être porteuses d’apprentissages (Fernagu Oudet, 2006) par l’action sur l’organisation.
Par exemple, une organisation qui limite les marges de manœuvre de ses opérateurs ne leur offre que très peu d’opportunités d’apprendre autre chose que ce qui est lié directement à l’exécution des tâches qui leur sont confiées. Par contre, si elle laisse, à ces mêmes opérateurs, la possibilité d’agir sur les événements qu’ils rencontrent, alors ils peuvent trouver de nombreuses opportunités d’apprentissage. On peut analy-‐ ser cette situation de trois manières différentes, du point de vue :
-‐ de l’opérateur et de ses comportements d’apprentissages,
-‐ des contenus du travail et de la manière dont ils permettent d’apprendre, -‐ de l’organisation et des prescriptions qu’elle met en place
et qui vont ou non permettre aux individus d’apprendre, a minima, de leur offrir des opportunités d’apprentissages.
Le dernier point de vue a été mis en évidence dès nos travaux de thèse (Fernagu Oudet, 2006), en appréhendant la diversité des combinaisons possibles entre éléments humains et organisationnels pouvant ou non contribuer à donner aux situations de travail un potentiel formatif plus ou moins grand et à structurer en grande partie les possibilités d’apprentissages. Il est certain que les choix organisationnels, les modalités de division et de coordination du travail (qui renvoient à l’organisation du travail) limitent les possibilités d’agir et d’apprendre des individus, en leur laissant par exemple des marges de liberté et d’autonomie dans la manière dont ils organise et gère leurs activités de travail (cf. Vignette 5).
• On peut évoquer le cas de ce technicien de Diverplastic qui passe beaucoup de temps au bureau d’études pour régler des problèmes de dossiers de production et qui en profite pour s’intéresser aux activités périphériques nécessaires à la consti-‐ tution de ces dossiers, il n’aspire qu’à une chose : l’industrialisation des produits, ce qui ne fait pas partie de sa mission. Les relations qu’autorise l’organisation du travail entre l’atelier et le bureau d’étude lui permettent d’être au contact des savoirs dont il a besoin pour évoluer vers un bureau d’étude (Fernagu Oudet, 2006). • Chez Visenplastic, pour fluidifier la production et régler un certain nombre de
problème qualité, les opérateurs sont autorisés à « donner des coups de mains » aux régleurs, à le regarder faire, etc. les régleurs en poste, puis d’intervenir ou de faire ensemble. Une partie d’entre eux a pu grâce à ces apprentissages sur le tas, devenir régleur (Fernagu Oudet, 2006).
• Au sein de la Police Nationale, aucune formation continue de formation de forma-‐ teurs n’est proposée aux formateurs. Ils associent la majorité de leurs possibilités d’apprentissage au fait que l’organisation du travail leur permet de travailler en binôme sur les formations en techniques de sécurité et d’intervention et lors des activités de simulation dans lesquelles ils interviennent. Les apprentissages même s’ils sont principalement vicariants sont considérés comme rendus possibles par la co-‐intervention sur les groupes en formation (Fernagu Oudet, 2017).
Vignette 5 : L’apprentissage, un lien entre organisation et individu
Mais les contextes de travail et les décisions organisationnelles aident-‐elles toujours à donner sens aux situations et aux apprentissages, qu’ils soient en lien ou non avec les situations ? Donner du sens aux situations et aux apprentissages à réali-‐ ser est pourtant un enjeu de taille, l’individu ne peut apprendre que s’il donne du sens à ces derniers. Les formateurs de la Police Nationale, par exemple, n’éprouvent pas le besoin d’investir le champ des compétences pédagogiques puisque ces dernières ne sont pas reconnues par l’institution (cf. vignette 6)
• Par exemple, les formateurs techniques de la Police Nationale orientent le dévelop-‐ pement de leurs apprentissages vers les compétences de police et non les compé-‐ tences pédagogiques car ils sont contraints par le retour en service actif au bout de 4 ans. Ils investissent donc les compétences de police pour faciliter leur réintégra-‐ tion future dans les services de police. Leur rapport aux compétences de police s’explique aussi pour partie par le fait de vouloir apparaître légitimes aux yeux des élèves policiers et experts auprès des collègues qu’ils forment. Les écoles ou les centres de formation dans lesquels ils interviennent ont des attentes techniques et non pédagogiques. Difficile dans ce contexte de donner du sens à des apprentis-‐ sages pédagogiques (Fernagu Oudet, 2017).
Vignette 6 : L’apprentissage, un lien entre organisation et individu
A contrario, l’organisation du travail peut réunir toutes les conditions favorables aux
apprentissages et donner sens à ces apprentissages, mais peut ne pas être apprenante si l’individu ne souhaite pas apprendre. La motivation est aussi un élément détermi-‐ nant pour comprendre ce qui fait sens ou non pour les individus. Par exemple, le manque de reconnaissance des apprentissages ou des efforts réalisés pour apprendre, l’absence de mobilité au sein de l’entreprise, un management contrôlant, la répétitivité du travail sont quelques uns des freins à l’entrée dans l’apprendre (Fernagu Oudet, 2006, cf. vignette 10). A l’opposé, l’individu peut avoir envie d’apprendre, mais l’organisation du travail ne lui offrir aucune opportunité en ce sens. C’est le cas des formateurs de la Police Nationale (Fernagu Oudet, 2017, cf. vignette 7).
• Une opératrice d’Uplastic explique qu’elle suit une formation d’opératrice qualifiée mais que de retour dans l’atelier entre deux sessions de formation, on ne lui confie aucune tâche spécifique. Elle aimerait faire un vrai démarrage de production ou ré-‐ gler un moule, même partiellement… Faire ce qu’elle apprend en formation, mais ni son chef d’équipe, ni ses collègues ne lui aménangent des espaces de travail pour aller dans ce sens. Rien n’est organisé dans ce sens malgré la lourdeur et le coût du dispositif de formation (Fernagu Oudet, 2006).
• Les formateurs généralistes de la Police Nationale qui souhaiteraient orienter le dé-‐ veloppement de leurs apprentissages vers les compétences plus pédagogiques ne trouvent que très peu d’occasions d’échanges et de réflexion avec leurs collègues pour les réaliser, et aucune possibilité de suivre des formations spécifiques au sein de leur institution (Fernagu Oudet, 2017).
Vignette 7 : L’apprentissage, un acte singulier
Pourtant, l’ensemble des travaux de Deci & Ryan (2002, 2006, 2012) invitent, au travers la théorie de l’autodétermination, à nous rendre attentifs au fait que les individus préfèrent des environnements stimulants qui répondent à leurs besoins en compétences, à des environnements pauvres. Ceux de Deming (Deming
in Mailis, 2011) mettent en évidence que tout individu au sein des organisations
tend à préférer les conduites autodéterminées aux comportements extorqués. Ses travaux montrent que les facteurs motivationnels nécessaires à l’apprentissage ne sont pas indépendants des caractéristiques de l’organisation et que ces der-‐ nières influencent l’apprentissage, ce qui converge vers nos propres travaux (Fernagu Oudet, 2006).
Enfin, on a noté que deux individus face à une tâche identique, se déroulant dans les mêmes conditions matérielles, techniques et organisationnelles peuvent apprendre ou non, peuvent même lorsqu’ils apprennent, ne pas apprendre les mêmes choses selon la manière dont ils se projettent dans les situations et du sens qu’ils leur donnent. Les personnes dans leur manière de travailler et d’envisager l’avenir, au travers du regard qu’elles portent sur elles ou le collectif de travail, orientent ainsi le potentiel d’apprentissage de toute situation professionnelle en fonction de ce qu’elles pensent avoir besoin (Fernagu Oudet, 2006, cf. Vignette 8).
Cela est flagrant, à l’égard de leur responsabilité de management, pour l’ensemble des chefs d’équipe que nous avons rencontrés durant nos travaux de doctorat. Chez Diver-‐ plastic par exemple, l’un d’entre eux aspire à devenir technicien, un autre à devenir responsable d’atelier. Le premier maintient discipline et contrôle et se concentre sur ses compétences techniques qu’il considère essentielles pour devenir technicien ; l’autre cherche à construire une équipe de travail responsable et solidaire, il s’attache à beau-‐ coup communiquer et à être présent, il se concentre sur les apprentissages qu’il a à réa-‐ liser en terme de management et d’accompagnement d’équipe, et qu’il pense néces-‐ saires pour devenir responsable d’atelier.
Vignette 8 : Du lien entre organisation et individu (Fernagu Oudet, 2006)
Il ne s’agit pas de perdre de vue que toute situation n’est pas apprenante en soi, elle doit répondre à quelques caractéristiques que nous aborderons dans les para-‐ graphes qui suivent (Fernagu Oudet, 2006).
Il est donc possible d’apprendre par et dans l’organisation du travail à cer-‐ taines conditions, et ce sont ces conditions que nous cherchons à mettre en lumière, qu’elles soient formelles ou informelles.
Au milieu des années 1990, la notion d’« organisation apprenante » va être popularisée par un certain nombre de sociologues, au nom de la compétitivité et de la survie des entreprises. Dans les discours, une organisation qui ne serait pas apprenante serait condamnée à mourir (Riboud, 1987 ; Senge, 1990 ; Zarifian, 1992 ; Argyris & Schön,
2001)… Nous allons voir que ces organisations peuvent revêtir différentes formes en
fonction des mobiles qui les animent et de la manière dont elles cherchent à atteindre leurs objectifs. Nous avons choisi d’utiliser le terme d’organisation pour faire ap-‐ prendre, les organisations apprenante n’étant que l’une de leur déclinaison (Fernagu Oudet, 2012).
3. Des organisations pour faire apprendre
L’émergence de l’idée d’organisation pour faire apprendre est liée à la critique des formes traditionnelles de l’organisation du travail (issues en particulier du taylorisme) qui ne seraient plus en mesure de faire face aux mutations du travail et des process de production. Trop rigides, trop standardisées, trop ritualisées (Pelletier & Solar, 1999), trop bureaucratisées (Crozier, 1963), elles sont appelées, en particulier du coté de la sociologie et des sciences de gestion, à se repenser pour devenir plus flexibles, plus à même de prendre du recul sur leurs pratiques et, à entrer dans des processus d’apprentissage permanent pour être en mesure de s’adapter de manière continue, et plutôt proactive que réactive, aux nouvelles conditions de la production (flexibilisation, mondialisation, servicalisation, externalisation, technologisation, digitalisation, etc.). Avec l’idée d’organisation pour faire apprendre, il s’agirait d’inventer des organisa-‐ tions plus modernes dans lesquelles les individus trouvent des possibilités d’apprentissage grâce aux transformations des organisations du travail, et à un travail d’organisation qui favorise cette dynamique. Transformations qui conduiraient les opérateurs vers plus d’autonomie, de responsabilité, de polyvalence, de collabora-‐ tion, de réflexivité, etc.