I. Les approches compétences :
1.2. Origines d’une naissance
1.1. Enjeux d’une naissance
Au milieu des années 90, le mot n’est pas encore à la mode même s’il com-‐ mence à être travaillé depuis quelques années déjà par certaines disciplines comme la sociologie du travail ou l’ergonomie (Stroobants, 2007; Ropé & Tanguy, 1994 ;
De Montmollin, 1984). Sa vulgarisation reste néanmoins limitée au microcosme
scientifique et à ceux qui sont alors en mesure d’entrer dans une littérature quelque peu spécialisée et souvent dédiée aux spécialistes du travail. Du côté de la forma-‐ tion des adultes, peu, voire pas, d’ouvrages traitent des compétences en dehors de celui, éponyme, de Guy Le Boterf : « La compétence, essai sur un attracteur étrange » (1994) qui va constituer, de notre point de vue, une première tentative de vulgari-‐ sation et de diffusion du terme dans les milieux de la formation. Il sera suivi quatre ans plus tard par un tout aussi incontournable ouvrage : « L’ingénierie des compé-‐
tences » (1998) dont la sortie coïncidera avec les non moins célèbres entretiens
de Deauville (Medef, 1998). Ces derniers vont marquer, dans le champ des pra-‐ tiques, l’avènement de nouvelles pratiques de gestion, de formation, de reconnais-‐ sance ou d’évaluation des acquis de l’expérience du travail, plus à même (dit-‐on) de reconnaître et de valoriser le réel du travail ou les nouvelles manières de travail-‐ ler. On parlera alors, du côté du travail, de gestion ou de management des compé-‐ tences, de logique ou de démarches compétences, etc., et du côté de la formation, d’approche par compétences mais aussi de formations en situation de travail (avec
toutes ses déclinaisons : alternance, simulation, formation action, etc.).
A partir des années 2000, le terme deviendra incontournable et bouleversera les pratiques de formation, d’éducation et de travail tel en témoigne la parution des ouvrages sur la question (459 entre 2001 et 2010) 7 et la déferlante d’outils censés en soutenir le repérage, le développement ou l’évaluation. On produira à cette occasion un ensemble de cartographies, de portefolios, de portefeuilles, de référentiels, de cibles compétences, etc.
1.2. Origines d’une naissance
Un rapide tour d’horizon de la littérature montre que l’origine des compé-‐ tences s’enracine dans de multiples histoires. Elles reflètent chacune les postures épistémologiques de ceux qui ont pris la plume, leurs interrogations, inflexions et paradigmes respectifs. Différents ancrages historiques peuvent être mis en
évidence (juridique, psychologique, linguistique, socio-‐ergonomique).
736 ouvrages recensés entre 1980 et 1990, 118 entre 1991 et 2000, 459 entre 2001 et 2010 et 341 entre 2011 et 2018 (Electre, décembre 2018)
1.2.1. Le point de vue juridique
Le point de vue juridique entend signifier la légitimité d’un tribunal à s’emparer d’une affaire. Dans l’encyclopédie Universalis, la compétence est donc « aptitude
pour un tribunal à juger une affaire » (2017). Il existe deux type de compétences
en droit : la compétence d’attribution déterminée, entre des tribunaux d’ordre différent, par la nature de l’affaire à juger ; et la compétence territoriale, détermi-‐ née entre les tribunaux de même ordre, par le domicile d’une des parties, par la situation de la chose litigieuse ou par l’accomplissement d’un acte juridique (Larousse en ligne, 2017). Par extension, on considèrera la compétence comme une connaissance approfondie, un savoir-‐faire reconnu qui confère le droit de juger, d'intervenir dans tel ou tel domaine.
1.2.2. Le point de vue psychologique
Les travaux de Maclelland (1973) sur les high achievers sont souvent convoqués pour expliquer l’essor de la notion de compétence. Enseignant en psychologie à l’université d’Harvard et spécialisé dans l’étude de la motivation et du développe-‐ ment personnel, McClelland établit que les tests d’aptitudes et de connaissances ainsi que les diplômes ne sont pas de bons prédicteurs de la performance en emploi, défi que pourrait relever les compétences. Il montre dans cette continuité que deux individus ayant le même diplôme et les mêmes capacités n’obtiennent pas les mêmes résultats sur le terrain (Aubret & Gilbert, 2003 ; Bouteiller & Gilbert,
2005). On croise ici les travaux de l’ergonomie et de la sociologie autour de
l’intelligence située. Pour beaucoup, McClelland aurait posé "les premiers jalons
conceptuels et méthodologiques et lancé les premières expérimentations d’envergure dans le domaine" (Bouteiller & Gilbert, 2005).
1.2.3. Le point de vue linguistique
Le point de vue linguistique est porté par Noam Chomsky (1965). A partir de ses travaux sur la linguistique générative, il va distinguer performance et compétence. « La compétence désigne la connaissance du système d'une langue que
possède tout sujet parlant cette langue, et qui concerne spécifiquement la capacité de produire et de reconnaître l'infinité des phrases grammaticalement bien formées, d'interpréter l'infinité des phrases sémantiquement bien formées (c'est-‐à-‐dire qui ont un sens), d'identifier les phrases ambiguës (c'est-‐à-‐dire qui ont plusieurs sens), de re-‐ connaître les phrases grammaticalement apparentées ainsi que les paraphrases (c'est-‐à-‐dire les phrases ayant le même sens). […] La performance, qui renvoie aux productions et aux interprétations effectives de phrases par des sujets particuliers, dans des contextes spécifiques » (Encyclopédie Universalis, 2016). Autrement dit, il
distingue la capacité langagière (la compétence) de l’acte de parole (la perfor-‐ mance) et l’on comprend que la compétence est pour lui un « savoir linguistique
implicite », une « connaissance intuitive de la langue », une « langue interne », qui
permet à des sujets parlants d’émettre une infinité de phrases différentes. Il sou-‐ ligne par là le caractère innéiste et interne des compétences et montre que le con-‐ texte est ce qui va contraindre l’expression de la compétence, donc la performance.
1.2.4. Le point de vue socio-‐ergonomique
Pour les sociologues, après des années de (néo)taylorisme, les compétences per-‐ mettent un « retour de l’homme dans le travail » (Zarifian, 1999), « une reconnais-‐
sance des individus et plus seulement des travailleurs » (Neyrat, 2008) et désignent
« sans ambiguïté une caractérisation du salarié et non du poste » (Lichtenberger,
1999). Elles deviennent emblématiques d’organisations qui se mondialisent,
se technologisent, se servicalisent, etc. et le reflet d’un certain nombre d’évolutions du travail et notamment de ce qu’il requiert désormais : plus de soi (du cognitif, de
l’engagement…) et plus d’autrui (du social, de la coordination, de la coopération…)
dans des contextes particuliers (Fernagu Oudet, 2006, 2005, 2003). Le travail serait ainsi, bien plus complexe que ce qu’il donne à voir… mais nous verrons plus loin qu’à trop chercher à l’apprivoiser, nous nous en sommes éloignés (Fernagu Oudet, 2016). Pour l’ergonomie, l’introduction d’une telle notion est nécessaire, en com-‐ plément de concepts plus classiques comme ceux de tâche ou d’activité, pour expliquer et décrire les conduites professionnelles (De Montmollin, 1984).
L’intérêt porté aux compétences par les sociologues mais aussi les ergonomes va permettre:
-‐ de faire référence à l’invisibilité du travail, à ce qui sépare le travail réel du tra-‐ vail prescrit, à ce qui se fait réellement lorsque l’on travaille (Lichtenberger,
1999 ; Neyrat, 2008 ; Leplat & De Montmollin, 2001 ; De Terssac, 1996), à mettre
à jour « ces stratégies insoupçonnées, ces formes de créativité et d’initiatives » auparavant largement négligées (Stroobants, 2007).
-‐ de mettre des mots sur les nouvelles exigences du monde de la production (in-‐ tellectualisation, technologisation, servicalisation, mondialisation, etc.) appelant de nouvelles formes de savoir-‐faire (réactivité, adaptation, flexibilité, autonomie, responsabilisation, coopération, etc.) et de nouvelles organisations du travail (plus plates, plus matricielles, en réseaux, en mode projet, etc.) dont les qualifi-‐ cations ne seraient plus en mesure de rendre compte (Zarifian, 1999, 2000,
2001 ; Lichtenberger, 1999). Ainsi, « un salarié compétent devient pour l'em-‐ ployeur celui qui se révèle performant dans les nouvelles conditions d'exigences productives nécessitant des capacités d'appréciation, de décision et d'intervention autonome et non plus seulement une obéissance aux directives fixées » (Lichten-‐ berger, 1999).
Mais qu’en est-‐il aujourd’hui ? On peut en effet s’interroger sur les bouleverse-‐ ments qui continuent à toucher certaines organisations, notamment sur cette fameuse révolution digitale et ses énigmatiques compétences en littéracie numé-‐ rique, sur ces organisations que l’on veut désormais agiles, liquides, en réseau, connectées… peuplées semble-‐t-‐il d'Homonuméricus (Doueihi, 2008)… truffées de nouvelles manières de travailler (fablabs, design thinking, lean startup, hackers-‐
paces, crowdsourcing, tech shops, corpoworking, etc.)… et posant plus que jamais
la question de la reconfiguration des activités de travail et de leurs conditions de réalisation (Vallejo & al., 2014 ; Enlart & Charbonnier, 2013; Amadieu & Tricot, 2014;
Bobillier-‐Chaumon, 2013)… Comment repérer et mesurer dans ces organisations
des compétences dont on peine à tracer et caractériser les contours et leur donner les moyens de se développer (Prost & Fernagu Oudet, 2016), quand dans le même
temps, il est difficile de le faire dans des organisations plus classiques, plus tradi-‐ tionnelles voire pré-‐innovantes (pré 2.0 voire 3.0) ? (Fernagu Oudet & Batal, 2016).
Cette rapide exploration historique permet d’apprécier que quelque soit l’ancrage historique des compétences, l’apparition du terme et son considérable essor va permettre de signifier un changement de paradigme à la fois organisation-‐ nel (évolution des modes de production), économique (évolution des marchés) et social (évolution des manières de travailler et des attendus du travail). Les logiques compétences n’auront alors de cesse de s’implanter dans les organisations et tous les secteurs d’activités.
Tout le monde s’y intéressera, personne n’y échappera. L’engouement pour les compé-‐ tences va devenir un « vrai phénomène » (Bouteiller & Gilbert, 2005) et conduire la sociologie, l’économie, le management, les sciences de gestion, la psychologie cognitive, la psychologie du travail, l’ergonomie, les sciences de l’éducation, ou encore la linguis-‐ tique, etc. à se pencher sur ce qu’elles sont, voire ce qu’elles font (aux individus, aux organisations !). Aucune discipline n’y échappera et toutes chercheront à explorer les domaines d’activités (enseignement, formation, travail, apprentissage, manage-‐ ment, gestion, etc.) qu’elles souhaitent éclairer, chacune à leur manière et en fonction de leurs perspectives. Toutes vont tenter d’expliquer ce que sont les compétences (ou ce qu’elles ne sont pas) jusqu’à élaborer des conceptions très contrastées de ces dernières, des définitions d’une foisonnante diversité (Fernagu Oudet & Batal, 2016 ; Ayotte Baudet & al., 2013 ; Montchatre, 2007 ; Coulet, 2011).
L’élasticité (voire l’amplitude) du terme se traduit dans des pratiques de gestion ou des expérimentations très variables (Fernagu Oudet & Batal, 2013 ; Aubret & al., 2002 ; Lichtenberger & Ughetto, 2016 ; Bouteiller & Morin, 2012) fonction des défini-‐
tions qui ont été choisies (ou des partis pris, voire des paradigmes) pour asseoir et justifier les pratiques mises en œuvre. En définitive, les usages des compé-‐ tences varient alors en fonction de la position, des attentes et des objectifs des acteurs concernés par l’usage des compétences (Oiry, 2016 ; Ughetto &
Lichtenberger, 2016), ce qui en fait une notion polysémique et, propice aux dérives
idéologiques (Montchatre, 2010, De Ketele, 2009 ; Coulet, 2011), très loin de pouvoir prétendre au statut d’« objet frontière » (Star & Griesemer, 1989).
Lorsque nous avons commencé à chercher à donner sens et contenu à la notion de compétences, c’est un périple sinueux, chaotique, … passionnant, que nous avons entrepris, un « voyage au cœur des compétences » (Fernagu Oudet, 2001). Nous étions alors loin d’imaginer que ce voyage nous mènerait non seulement d’histoire en histoire, mais aussi de monde en monde, celui des entreprises, de la formation, des pratiques et des conceptualisations.