I. Les approches compétences :
2. L’approche par les capabilités, théorie proposée et concepts
2.5. Les facteurs de choix
2.5. Les facteurs de choix
Sen appartient au champ de l’économie normative : il accorde, dans sa théorie, des préférences à la satisfaction. Pour lui, développer les capabilités revient à déve-‐ lopper la capacité de choisir entre différentes manières d’accomplir. La théorie qu’il développe est une théorie du bien-‐être, et distingue pour cela, la liberté néga-‐ tive et la liberté positive (Sen, 1988). La première désignant l’espace à l’intérieur duquel un homme peut agir sans que d’autres l’en empêchent (évaluation du degré de contrainte), tandis que la seconde examine la possibilité d’être son propre maître (évaluation du contrôle de l’action). Autrement dit, pour évaluer le bien-‐être d’une personne (et donc ses capabilités), on détermine dans quelle mesure ses pré-‐ férences sont satisfaites. On considère ainsi que plus les personnes seront en capa-‐
cité de choisir, plus elles tendront vers leur épanouissement, réalisant ce qui a de la valeur à leurs yeux.
Pour notre part, ce qui nous intéresse, est de comprendre, et de pouvoir appré-‐ cier les éléments qui influent sur ces choix, qu’ils soient ou non contraints. Les in-‐ fluences sociales, par exemple, peuvent conduire une personne à ne pas choisir la manière dont elle aimerait vraiment faire quelque chose (Sen, 2002). Ce que docu-‐ mente très bien la sociologie des socialisations. C’est pourquoi Sen a développé l’idée de « préférence adaptative » qu’il a emprunté à Elster (1983) et qui corres-‐ pond à la pression exercée par autrui, le contexte ou le cours des événements. L’idée de préférence adaptative témoigne du fait que l’inhibition du choix restreint la liberté de choisir, et par là même les capabilités. Sen met ainsi en lumière le fait que « l’accessibilité ne peut se résumer à une question de moyens et d’opportunités à
disposition des personnes mais comprend également le rapport que ces personnes en-‐ tretiennent avec ces opportunités, leur marge de manoeuvre, et plus généralement leur liberté de choix » (Zaffran, 2015, p30).
Autrement dit, dans les espaces d’accomplissements, on s’intéresse à ce qui in-‐ fluence la décision des individus de mobiliser tel ou tel accomplissement (ou de choisir de ne pas « accomplir »), à leurs espaces de choix (et donc de liberté). Ré-‐ troactivement cela permet, lorsque la démarche est appliquée aux processus de formation et/ou de travail et d’organisation, pour en comprendre les effets, de s’interroger sur la pertinence et la qualité des ressources proposées, mais égale-‐ ment sur leur accessibilité et leur utilisabilité, leur traduction en capacités d’action. Et, au final, sur ce qui leur permet de s’autodéterminer (se fixer des buts) et de s’autoréguler (se donner les moyens), autrement dit : leurs capacités de choix. Sen n’a pas travaillé sur les processus conduisant à réaliser les choix qui sont posés par les individus. Ballet & Mahieu (2009, p303) évoque à ce titre « un individu sans vi-‐
sage, un individu parmi d’autres, anonyme dont les propriétés sociales se résument à quelques variables sociodémographiques (sexe, âge, lieu de résidence) ». C’est pour-‐
quoi nous avons posé le processus liberté comme visant à rendre compte de la manière dont se construisent les choix, de ce qui les contraints, les influencent, et les orientent. Dans le cas de nos formateurs de la Police Nationale, il apparaît très nettement, que c’est l’obligation de retour en service actif et le projet de rejoindre un service particulier, qui amènent les formateurs à investir prioritairement le champ des compétences de Police dans leur développement professionnel. Quelques formateurs évoquent parfois l’obligation de développer leurs compé-‐ tences pédagogiques, car ils devront en rendre compte lors de leur entretien annuel d’évaluation (Fernagu Oudet, 2016b). Les travaux que nous avons conduits nous ont permis de distinguer différents types de facteurs de choix, fonction de l’origine des policiers: le système de valeur du sujet, ses enjeux individuels, ses logiques, son rôle, son style et son genre, mais aussi la culture ou les normes professionnelles, etc. Ainsi, le projet professionnel ou la pression de conformité chez nos formateurs témoigne de l’importance de ces derniers, dans l’orientation qu’ils donnent au dé-‐ veloppement de leurs compétences (Fernagu Oudet, 2016b). Lors de notre travail de recherche dans le cabinet de conseil X, sur la difficulté à constituer un collectif de travail, nous avions pu mettre en évidence que le regard porté sur le management
du travail, le collectif de travail et le manque de sécurité psychologique expliquaient, pour partie, la difficulté à s’investir dans un agir collectif (Fernagu Oudet, 2014).
Il y a donc dans les facteurs de choix tout à la fois des composantes identi-‐ taires et des composantes organisationnelles, qui laissent à penser que ces fac-‐ teurs pourraient être, comme les facteurs de conversion, sociaux, environnemen-‐ taux et individuels, voire positifs et négatifs selon la nature du choix (contraint, libre). Cette piste reste à explorer dans des travaux ultérieurs (cf. fig. 22). Nos tra-‐ vaux nous conduisent à en faire l’hypothèse mais ne nous ont pas, pour le moment, conduits, à la valider.
Figure 22 : les facteurs de choix,
une gémellité avec les facteurs de conversion : une piste à explorer
L’évaluation de l’étendue de la liberté prend, donc, à la fois en compte les choix réels et les choix contraints, qu’ils soient ou non rationnels, subjectifs ou non. Au regard de nos travaux, nous sommes tentés ici d’introduire l’idée selon laquelle les individus agissent souvent selon des « calculs coûts-‐bénéfices » ou « calcul coûts avantages », ce qui nous renvoie au champ paradigmatique de l’individualisme mé-‐ thodologique, qu’il soit conséquentialiste, instrumentaliste, égoïste ou encore utili-‐ tariste. Il s’agit au final de mettre à jour les croyances, les représentations, les moti-‐ vations, etc. des individus mais aussi les paramètres plus contextuels et plus con-‐ tingents de leurs choix (climat organisationnel, pression institutionnelle, politique de
recrutement ou de mobilité, système de reconnaissance, etc.). Ce calcul coûts-‐
bénéfices est prégnant dans nos recherches, a minima dans la manière de sélec-‐ tionner les ressources que l’on va mobiliser pour résoudre un problème, qu’il donne lieu ou non à apprentissage. C’est ainsi que nous avons pu repéré combien les ressources humaines (ou sociales) étaient les plus sollicitées parce que considé-‐ rées comme les plus, efficientes et les plus efficaces (Fernagu Oudet, 2016a ; Ferna-‐ gu Oudet & Carré, 2017, Fernagu, 2018b). La mobilisation de ce type de ressource a d’ailleurs une incidence sur les facteurs de choix au moment de fonctionner, tels que la perception de soutien, l’intérêt situationnel, la ruse, l’enjeu de socialisation ou de différenciation, la pression de conformité, etc. (Fernagu Oudet, 2018b). Il y aurait alors une circularité dans le modèle de Sen avec des interdépendances rela-‐ tivement fortes.
En ce sens, la liberté n’est pas au fond, dans ce qu’on fait, mais réside dans la ma-‐ nière dont il est possible de faire ce que l’on fait. Et la question devient : comment permettre aux individus de devenir acteur de leur propre mouvement, d’être res-‐ ponsables de leurs choix ? Voire d’assumer une autonomie-‐capacité et non plus une autonomie-‐devoir au sens de Génard & Cantelli (2018). On peut tout à fait dire de quelqu’un, qu’il agit de manière autonome lorsqu’il s’ajuste aux exigences normatives qu’on attend de lui (autonomie-‐devoir) ou au contraire lorsqu’il s’en dégage pour se sortir des situations dans lesquelles il se trouve plongé, et qui né-‐ cessite de s’éloigner de ces normes (autonomie capacité). Dans les deux cas, il est agent de son propre mouvement.
Cette mise en mouvement qui nous a conduit à nous demander si la capacité d’autodétermination n’était pas constitutive des capabilités (Fernagu Oudet, 2018b). « Être responsable suppose la liberté de se déterminer, de pouvoir choisir
entre différentes options » (Vero & Zimmermann, 2018, p134). Nous avons fait
l’hypothèse que cette capacité à s’autodéterminer pouvait faciliter le développe-‐ ment de l’autonomie, in fine la capacité de choix et donc d’épanouissement. Toutefois, n’oublions pas que cette capacité d’autodétermination a besoin d’être soutenue pour se déployer (Fernagu Oudet, 2018b) car « la manière dont liberté
et responsabilité s’articulent en pratique fait l’objet de variations importantes, notamment selon le poids respectif attribué à la responsabilité individuelle et collec-‐ tive et les moyens accessibles aux personnes en vue d’exercer leur responsabilité et leur liberté » (Vero & Zimmermann, 2018, p134). Si nous pointons l’importance
de la capacité à s’autodéterminer comme constitutive des capabilités, d’autres travaux évoquent la capacité à aspirer (Lambert, Vero et Zimmermann, 2012) définie comme « l’aptitude à lire la carte d’un voyage dans l’avenir » (Appadurai,
2004, p76), ou la capacité à délibérer définie comme « la possibilité de participer aux processus de décisions qui nous concerne » (Salais, 2009, p13). Chacune de ces
capacités pourraient être interdépendante ou propre aux environnements dans lesquels elles se construisent (Fernagu, 2018b). D’autres travaux que ceux réalisés jusqu’à aujourd’hui sont à mobiliser pour explorer ces hypothèses.
Retenons que la singularisation des capabilités relève à la fois de la mobilisa-‐ tion de facteurs de conversion et de facteurs de choix qui interagissent entre eux, et conduit à s’interroger sur la façon dont il est possible d’étayer et soutenir ce pro-‐ cessus, dont la dynamique autorise (ou non) le développement des capabilités.