• Aucun résultat trouvé

P REMIÈRE PARTIE

I NTRODUCTION DE LA PREMIÈRE PARTIE

2. L’autonomisation de la rationalité ensembliste-identitaire

2.1. Une surdétermination ensembliste-identitaire du sens

La logique-ontologie ensembliste-identitaire est une rationalisation au second degré d’une dimension inéliminable de toute société : le « legein », dimension ensembliste-identitaire de la pratique humaine sans laquelle aucune vie sociale ne serait possible. La logique ensembliste-identitaire est aussi immanente à l’être, ce qui lui confère un domaine de validité ; elle est une création humaine à laquelle une certaine partie de l’être, la « première strate naturelle », correspond, « se prête ». Il n’y a, sur ce point, aucune critique à l’égard de la logique ensembliste-identitaire. Ce qui est critiqué, en revanche, c’est le devenir historique de cette logique-ontologie, la place qu’elle a prise relativement à la totalité de la pratique humaine. La critique de Castoriadis porte donc sur la contingence de ce devenir historique, plus précisément sur la réduction de la raison en général à la rationalité ensembliste-identitaire.

À cette nécessité, transhistorique [celle de création de l’ensembliste-identitaire par chaque société], s’ajoute, pour nous, un développement historique particulier, et que l’on peut

penser dépassable : le tour spécifique qu’a pris la philosophie depuis Parménide et surtout

Platon comme ontologie de la déterminité, soit comme dilatation exorbitante de

l’ensembliste-identitaire, recouvrant presque tout le domaine de la pensée, constituant

aussi d’autres apports – au règne de la pseudo-« rationalité » que nous connaissons dans le monde moderne1.

La manière dont est pensée la modalité concrète de cette « dilatation exorbitante » est celle, nous y reviendrons, marxienne (plus largement feuerbachienne), du « retournement » : il y a autonomisation d’une partie restreinte de la pratique qui vient ensuite déterminer selon ses normes internes toutes les autres sphères de la pratique. La logique ensembliste-identitaire, pour des raisons qu’il s’agira d’élucider, s’est instituée comme la norme de la raison, la partie devenant le tout : « Cette évolution, portée par les exigences d’une dimension du dire et équivalant à la domination ou à l’autonomisation de cette dimension, n’a été ni accidentelle ni inéluctable : elle a été l’institution par l’Occident de la pensée comme Raison2. »

Dans un passage suggestif de « Science moderne et interrogation philosophique » (1970), Castoriadis désigne ce processus d’autonomisation comme passage du « legein » au « logos », lui assignant dès lors une première origine dans la pensée grecque. Après avoir rappelé que l’institution de la société est nécessairement institution du legein comme part ensembliste- identitaire de la pratique, il écrit qu’un devenir possible du legein est le logos comme « discours qui ne connaît aucune limite que celle qui résulte de sa propre nature et de ses propres possibilités3 ». Écrasant dans ce passage les diverses significations grecques de la notion de

logos, Castoriadis retient seulement le rapport qu’elle institue au réel, qui est celui d’une

soumission et d’un appauvrissement de l’expérience : le logos est un discours qui ne retient des faits que ce qui conforte et valide ses propres critères de rationalité. Celui-ci ne porte pas tant sur les faits que « sur le logos des faits, où donc aussi ne vaut aucun critère autre que celui que le discours trouve dans sa cohérence avec lui-même4 ». Aussi n’existe-t-il pas, pour le

logos, d’êtres qui ne puissent pas être conformes à sa propre vérité : l’extériorité du logos est

son intériorité objectivée. Cette définition du logos, certes critique et orientée par la perspective philosophie personnelle de Castoriadis, trouve un écho chez les historiens de la Grèce ancienne. Jean-Pierre Vernant, par exemple, en a proposé une définition voisine dans le

1 Cornelius Castoriadis, « La logique des magmas et la question de l’autonomie », op. cit., p. 508. Nous

soulignons.

2 Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 326.

3 Cornelius Castoriadis, « Science moderne et interrogation philosophique », op. cit., p. 271. 4 Ibidem.

dernier essai de Mythe et pensée chez les Grecs1. Il écrivait que l’essor de la philosophie en

Grèce s’est fait en une double étape, la première étant celle de la première critique de l’interprétation mythique du monde par les physiciens milésiens, la seconde étant celle de l’autodépassement critique de la perspective milésienne par une nouvelle orientation logico- déductive de la pensée, dont une des manifestations les plus connues est l’identification par Parménide de l’être à l’un. Il ajoutait, sans pour autant reproduire à l’identitque la thèse castoriadienne d’une occultation du réel par le logos, que la pensée, dans ce processus d’identification de ses critères de validité à ceux prévalant dans la logique et la mathématique, « n’a pas d’autre objet que ce qui lui appartient en propre, le logos, l’intelligible2 ».

Ainsi, la « pensée héritée » constitue non seulement l’objectivité selon les schèmes et opérateurs de la logique ensembliste-identitaire, mais le fait en écartant et en occultant ce qui pourrait menacer ses propres assises. De même qu’elle est incapable de penser la spécificité ontologique de domaines de l’être différents des entités logiques3, de même, elle est incapable

de penser la création et l’imagination selon un autre registre que celui de la déficience ontologique4. C’est une pensée « à l’envers », car elle surdétermine un réel qui, sans pour

autant pouvoir se donner de lui-même à un observateur neutre de toute détermination catégoriale, demeure une extériorité de la pensée dotée d’un ensemble de qualités et de formes organisationnelles irréductibles à la seule logique.

Par la saturation du sens qu’il produit, le logos est analogue au mythos. Dans le seul texte que Castoriadis ait entièrement consacré à la question religieuse, il définit la religion selon sa fonction, qui est de protéger contre la dimension chaotique de l’être en lui attribuant une signification univoque :

L’institution hétéronome de la société et la religion sont d’essence identique. Elles visent, toutes les deux, le même et par les mêmes moyens. Elles ne visent pas simplement

1 Jean-Pierre Vernant, « Les origines de la philosophie », in Mythe et pensée chez les grecs: études de psychologie

historique, Paris, La Découverte, 1996, p. 403‑410.

2 Ibidem, p. 409.

3 C’est notamment le cas du social-historique. Par exemple : Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de

la société, op. cit., p. 251‑254.

4 « Cette position [celle de la pensée héritée] a, de tout temps, entraîné le recouvrement de l’altérité et de sa

source, de la rupture positive des déterminations déjà données, de la création comme non pas simplement indéterminée mais déterminante, soit position de nouvelles déterminations. Autrement dit, elle a de tout temps entraîné l’occultation de l’imaginaire radical et, corrélativement, celle du temps comme temps de création et non de répétition. » Cornelius Castoriadis, « La découverte de l’imagination », in Les carrefours du labyrinthe. 2, Domaines de l’homme, Paris, Seuil, 1999, p. 409‑454, [p. 410].

l’organisation de la société. Elles visent à donner une signification à l’être, au monde et à la société, et la même signification. Elles doivent masquer le Chaos, et le particulier le Chaos qu’est la société elle-même. Elles le masquent en le reconnaissant à faux, par sa présentation/occultation, en en fournissant une Image, une Figure, un Simulacre.1

Or, c’est précisément ce processus d’attribution d’une signification unique et générale que produit, tout comme la pensée religieuse, le « logos » : à l’instar de la pensée religieuse qui impose une signification à l’être, le logos lui impose ses propres critères, occultant ce que l’être pourrait être en dehors d’eux. Aussi le logos assume-t-il la même fonction que le mythos, à savoir la clôture du sens. Le logos se donne d’avance les réponses aux questions qu’il s’est posées.

Cette critique du logos comme reproduisant des aspects « religieux » recoupe la critique heideggérienne de la métaphysique comme ontothéologie2. Heidegger, dans le cadre de la

Destruktion de la métaphysique soutenait en effet que la question de l’être depuis les Grecs se

caractérise par l’entrelacs de la recherche sur la nature de l’être avec celle, selon le modèle de la rationalité mathématique, du premier principe et des règles à partir desquelles la totalité ontologique se génère. Sans néanmoins se référer à Heidegger3, Castoriadis reproduit

explicitement cette critique de la philosophie comme ontothéologie :

Lorsque la tradition et/ou la religion ont cessé de fournir une source indiscutable et une formulation catégorique de la loi et de la signification du monde, la philosophie est venue occuper leur place. Cette opération exigeait la position d’un fundamentum inconcussum, fondement inébranlable qui devait être la Raison4.

À l’instar des critiques radicales de la métaphysique telles que celles de Nietzsche et/ou de Heidegger, la critique de la raison prend donc chez Castoriadis une forme antifondationnaliste : la sécularisation de la pensée n’est pas transfert d’un fondement à un autre, mais abandon de l’idée selon laquelle il existe un principe de l’être et des lois éternelles qui déterminent son

1 Cornelius Castoriadis, « Institution de la société et religion », in Les carrefours du labyrinthe. 2, Domaines de

l’homme, Paris, Seuil, 1999, p. 455‑480, [p. 466].

2 « Précisément parce qu’elle porte à la représentation l’étant en tant qu’étant, la métaphysique est en soi, de cette

façon double et une, la vérité de l’étant dans sa généralité et son plus haut sommet. Elle est, selon son essence, à la fois ontologie au sens restreint et théologie. » Martin Heidegger, « Qu’est-ce que la métaphysique ? », in Questions I et II, Paris, Gallimard, 1968, [p. 40].

3 Dans ses dernières années, Castoriadis dira, sans d’ailleurs que l’on trouve une véritable analyse critique

permettant d’étayer sa thèse, qu’Heidegger reproduit et prolonge la tendance ontothéologique de l’histoire de la philosophie. Cf. Cornelius Castoriadis, La création humaine, II. Ce qui fait la Grèce, 1 : D’Homère à Héraclite. Séminaires 1982-1983, op. cit., p. 252‑253.

4 Cornelius Castoriadis, « Imagination, imaginaire, réflexion », in Les carrefours du labyrinthe. 5, Fait et à faire,

devenir. Dans le même mouvement, la sécularisation de la pensée est dénaturalisation et historicisation de son axiomatique : il s’agit, comme nous le verrons plus en détail dans le chapitre III, de renouveler la théorie de la connaissance à partir de l’idée selon laquelle le sujet connaissant crée les propres principes de sa pensée, et ce, au contact d’une objectivité elle- même créatrice de ses propres normes. L’abandon d’une perspective fondationnaliste est, en d’autres termes, une des conditions nécessaires afin de permettre au sujet connaissant de pluraliser les sources de la connaissance et de s’ouvrir à la création et à la multiplicité du sens. Il demeure que l’analogie que Castoriadis établit entre le logos et le mythos, entre philosophie et religion, n’est pas une identification sans reste. La critique qu’il fait du logos ne l’empêche pas de reconnaître sa différence profonde avec le mythos. Le logos présente en effet deux caractéristiques étrangères à la pensée mythique : l’illimitation et la publicité de l’activité réflexive. Le logos, même sous sa forme la plus aliénée, a une dynamique différente du mythe, qui repose sur l’appropriation privée du sens et la limitation de la pratique réflexive1.

On constate de nouveau ici que le problème de Castoriadis n’est pas tant de critiquer la raison pour elle-même que ce qu’elle est devenue : il s’agit de redonner au logos son impulsion initiale, contre un pseudo-logos devenu mythos, contre « le mythe de la “pure rationalité2” ».

2.2. L’autonomisation de la logique ensembliste-identitaire : une création de l’imaginaire