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P REMIÈRE PARTIE

I NTRODUCTION DE LA PREMIÈRE PARTIE

1. Le refus d’une définition dialectique de la raison

1.1. Position : dialectique et différence

Dans « L’existentialisme chez Hegel », Merleau-Ponty pouvait écrire que « Hegel est à l’origine de tout ce qui s’est fait de grand en philosophie depuis un siècle […], il inaugure la tentative pour explorer l’irrationnel et l’intégrer à une raison élargie qui reste la tâche de notre siècle1 ». Merleau-Ponty précise dans ce même texte que la « raison élargie » hégélienne, dont

la méthode est bien entendu la dialectique, est une « raison plus compréhensive que l’entendement », une forme de rationalité capable « de respecter la variété et la singularité des psychismes, des civilisations, des méthodes de pensée, et la contingence de l’histoire ». Contrairement à l’entendement issu du rationalisme des Lumières qui serait prompt à écraser les singularités de l’expérience et des choses par la lourdeur et la rigidité de ses créations conceptuelles, la philosophie idéaliste et historique de Hegel parviendrait à faire vivre pleinement le particulier dans l’universel, à lui donner une véritable dignité tout en le « condui[sant] à [sa] propre vérité ». Or, une trentaine d’années après que Merleau-Ponty eut écrit ces lignes, ce sera précisément, comme le souligne pertinemment Vincent Descombes2,

contre la philosophie hégélienne et ses différents héritages que les nouvelles philosophies, notamment en France, entendront se construire. À partir des années 1960, Hegel et ses héritiers ont été accusés par les nouvelles philosophies françaises – lesquelles ont d’ailleurs pu puiser leurs inspirations dans diverses critiques antérieures de Hegel – d’avoir élaboré une philosophie qui, loin de parvenir à articuler singularités ontologiques et universalité conceptuelle, aurait bien plutôt poussé dans ses ultimes retranchements la négation de la singularité par l’affirmation du concept. Pour ces nouvelles philosophies essayant « d’échapper à Hegel3 », l’élargissement de la raison à laquelle aurait procédé Hegel n’aurait pas eu pour

conséquence une meilleure intelligence des singularités et des diversités, mais, au contraire, leur plus grande soumission à des déterminations conceptuelles qui leur seraient étrangères et qui leur feraient violence. Plus encore, il existerait un rapport loin d’être fortuit entre les pires formes de domination politique moderne et la rationalité dialectique : si ces critiques peuvent à la rigueur accepter la thèse hégélienne selon laquelle l’État est une figure objective du

1 Maurice Merleau-Ponty, « L’existentialisme chez Hegel », in Sens et non-sens, Paris, Nagel, 1948, [p. 125‑126]. 2 Vincent Descombes, Le même et l’autre : quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), Paris,

Éditions de Minuit, 1979.

3 L’expression, devenue proverbiale est, on le sait, de Foucault. Elle se trouve dans L’ordre du discours, p. 74-

Concept, c’est aussitôt pour souligner que la réalisation de la philosophie par et dans l’État hégélien est abolition des singularités composant la société civile par leur absorption dans la rationalité étatique. Ainsi, si le diagnostic merleau-pontien selon lequel « la tâche de notre siècle » est l’élaboration d’une nouvelle forme de rationalité « plus compréhensive » que l’entendement classique, ce n’est plus, d’après ces nouvelles philosophies, à la dialectique de fournir les réponses, mais à une philosophie de la différence qui, du point de vue du système dialectique de Hegel, serait affirmation du moment dialectique (la négation) jusqu’à l’explosion du système (ou, plutôt, libération de la négation de la contradiction). Similairement, ce n’est plus du côté de la totalisation de la société d’après les normes de la raison qu’il faudrait chercher l’émancipation collective, mais du côté de l’autodétermination universelle des différences, des singularités et des multiplicités. La politique des philosophies de la différence doit être une politique universaliste d’un type particulier : affirmation identitaire et constitution d’une universalité différentielle, c’est-à-dire la constitution d’un

pluriversum plutôt qu’un universel du subsomption1. Aussi Deleuze posait-il cette question à

Hyppolite, qui peut se comprendre en un sens comme le programme philosophique de toute une génération de penseur : « On pourrait se demander ceci : ne peut-on faire une ontologie de la différence qui n’aurait pas à aller jusqu’à la contradiction, parce que la contradiction serait moins que la différence et non plus2 ? »

Dans les tâches que Castoriadis assigne à la philosophie aujourd’hui, aucune place positive n’est réservée à la dialectique hégélienne. Assignant à la pensée la tâche de s’autodépasser au contact de l’idée et du fait de la création comme création ex nihilo, il est exclu de facto pour lui de reproduire le geste hégélien consistant à dépasser la « pensée d’entendement » à partir de la dialectique. De ce point de vue, Castoriadis reproduit les stratégies critiques des philosophies de la différence et est au plus près de leurs préoccupations. Il s’agissait pour Castoriadis de montrer sur le plan philosophique que la rationalité dialectique est une forme développée de la pensée « ensembliste-identitaire », et donc de montrer qu’elle est, ce qu’un Deleuze, un Foucault ou un Derrida ne contrediraient aucunement, inattentive à l’émergence de l’altérité, ainsi qu’à son statut ontologique propre. De manière tout à fait

1 Nous reviendrons sur ces questions dans la conclusion de notre seconde partie.

2 Gilles Deleuze, « Jean Hyppolite, Logique et existence », in L’île déserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002,

similaire, Castoriadis s’est également toujours efforcé dans le cadre de sa critique de la rationalité dialectique d’appuyer la thèse de sa compromission avec la domination politique, voire ses formes totalitaires. Or, l’affirmation d’une origine de la domination politique dans les fondements de la rationalité occidentale, dont la pensée dialectique serait un des points d’orgue, est une des thèses les plus significatives des « philosophies de la différence1 », et, en

ce sens, Castoriadis pourrait être désigné comme un de ceux qu’il a toujours fustigés.

La rationalité dialectique a été un des premiers objets philosophiques auquel s’est intéressé Castoriadis, mais aussi un des derniers. Le corpus castoriadien est traversé de références critiques à la dialectique, dans des contextes et selon des objectifs variés. Dans les ébauches qui ont été conservées de sa thèse de doctorat sous la direction de René Poirier, professeur de logique et d’épistémologie à la Sorbonne à partir de 1937, Castoriadis s’intéressait déjà à la dialectique hégélienne dans le cadre ambitieux de la résolution de la contradiction entre logique pure (la logique développée prenant une forme axiomatique et prescrivant au langage les normes de son usage scientifique) et logique historique (la logique telle qu’elle se développe dans l’histoire et dans la pratique des savants2). Cette référence à la

dialectique hégélienne dans le projet de doctorat de Castoriadis (n’ayant jamais été achevé) mérite d’être soulignée, car de nombreuses thèses qu’il développera à cette occasion seront reprises jusque dans les années 1980. À la fin des années 1940 comme à la fin des années 1980, Castoriadis s’interroge presque dans les mêmes termes sur la manière dont il convient d’approcher le système de Hegel et sur sa signification pour les philosophes venant après lui (nous laissant penser qu’il a certainement dû reprendre son projet de thèse pour préparer ses séminaires à l’EHESS sur Hegel) : faut-il procéder à une critique immanente ou externe de Hegel ? Et faut-il considérer la philosophie hégélienne d’après ce qu’elle a prétendu être, à savoir une synthèse de l’histoire de la philosophie et une totalisation absolue du savoir, au

1 Cf. Christian Ruby, Les archipels de la différence : Foucault, Derrida, Deleuze, Lyotard, Paris, Éditions du

Félin, 1989.

2 On trouve une excellente synthèse critique du projet de thèse de Castoriadis dans son rapport à sa philosophie

ultérieure dans la première partie de la monographie de Nicolas Poirier, L’ontologie politique de Castoriadis : création et institution, op. cit. Nicolas Poirier fait très bien ressortir le fait que, dès les années 1940, Castoriadis voulait reprendre les problèmes fondamentaux de la philosophie à partir de la notion de création, même si celle- ci n’était pas encore suffisamment conceptualisée, de même qu’il n’avait pas encore acquis et développé les thèses qui la caractériseront ensuite. Les textes sur Hegel et la dialectique hégélienne datant de ces années précoces ont été édités par Nicolas Poirier. Cf. Cornelius Castoriadis, Histoire et création : textes philosophiques inédits, 1945-1967, op. cit., p. 51‑79.

risque de refuser toute légitimité aux philosophies posthégéliennes ? Dans les mêmes années, c’est-à-dire vers la fin des années 1940, il fit aussi un usage critique de la rationalité dialectique dans un tout autre registre, notamment dans un texte destiné à Ria Stone1 en 1948, où il

entendait démontrer le développement de la conscience de classe prolétarienne à partir de la dialectique objective du capitalisme bureaucratique. Elle redevient un objet important de préoccupation et de critique dans « Marxisme et théorie révolutionnaire », ensemble de textes rédigé dans le milieu des années 1960. Il ne s’agit plus cette fois de critiquer la dialectique hégélienne à proprement parler, mais ses usages chez Marx, Engels, Lukács et « les marxistes » en général (avec tout ce qu’a de questionnable l’idée d’un « marxisme en général »). Castoriadis voyait alors dans la rationalité dialectique une forme de rationalisme stérile qui empêche la pratique révolutionnaire de s’autodéterminer. Il retourna finalement à la dialectique hégélienne dans les années 1980 en lui consacrant deux séances de son séminaire (une et demie, pour être plus précis2) en 1987. Entre ces moments importants, Castoriadis

revint régulièrement sur la dialectique, mais toujours pour s’en distancier, comme par exemple dans un entretien donné en 1983 pour Lutter où il reprend en substance ses analyses des années 19603. Mais si l’on se situe à un niveau général et que l’on compare cet ensemble relativement

hétérogène de textes, on peut néanmoins remarquer qu’ils convergent tous vers un même point, à savoir l’identification de la dialectique à un rationalisme intégral occultant la nature de la pratique et de la création, et qu’ils reposent tous sur une identification globalisante des différentes formes de la dialectique dans l’histoire de la pensée posthégélienne. Pour cette raison, nous commenterons tout d’abord la critique que propose Castoriadis de la dialectique hégélienne dans son séminaire de 1987 pour ensuite retourner aux critiques du matérialisme dialectique marxien telles que présentées dans ses textes plus anciens et réunis dans

1 Pour plus de détails sur Ria Stone (pseudonyme de Grace Lee-Boggs), se référer au chapitre IV de la seconde

partie, sous-section 2.1. Le texte dont il est question ici est le suivant, dont le titre est à lui seul tout un programme… : Cornelius Castoriadis, « Phénoménologie de la conscience prolétarienne », in La Société bureaucratique. 1, Les rapports de production en Russie, Paris, Union générale d’éditions, 1977, p. 115‑129. Il s’agit d’un inédit que Castoriadis a finalement décidé de publier dans les années 1970 à l’occasion de la réédition de ses textes écrits pour Socialisme ou Barbarie dans la collection 10/18 de l’Union générale d’édition. Il est aussi reproduit dans la réédition récente des textes de Castoriadis aux Éditions du Sandre.

2 Cornelius Castoriadis, La création humaine I. Sujet et vérité dans le monde social-historique. Séminaires 1986-

1987, Paris, Seuil, 2002, p. 373‑417.

3 Cornelius Castoriadis, « Marx aujourd’hui », in Les carrefours du labyrinthe. 2, Domaines de l’homme, Paris,

L’Institution imaginaire de la société et les Carrefours du labyrinthe. En procédant ainsi, nous

pourrons faire ressortir le présupposé interprétatif de Castoriadis sur les rapports entre dialectiques hégélienne et marxiste, à savoir qu’elles ont les mêmes assises et conséquences logico-ontologiques, de même que nous aurons l’occasion de souligner le problème que représente l’identification castoriadienne des dialectiques marxiennes à la dialectique hégélienne.